La Suisse des cigales et celle des fourmis

Si le Bernois Albert Rösti était élu, il n’y aurait plus de conseiller fédéral provenant d’un canton contributeur net à la péréquation financière, un tel manque de représentation serait inacceptable.

A la longue liste des critères à prendre en compte au moment de renouveler le Conseil fédéral, il faudrait en ajouter un: la péréquation nationale. Elle se base sur le principe que les cantons économiquement forts aident les cantons qui sont plus faibles financièrement. A l’heure actuelle, seulement six cantons (Zurich, Schwytz, Nidwald, Obwald, Zoug, Bâle-Ville et Genève) paient, les autres reçoivent. Derrière ce mécanisme se cache une opposition moins thématisée que les traditionnels clivages entre la Suisse «des villes» et celle «des campagnes» ou le «Röstigraben»: celle de la Suisse des «cigales» et celle des «fourmis». Or la tendance se renforce, en faveur des «cigales». La prochaine élection au Conseil fédéral risque d’illustrer cette orientation de façon paroxystique.

Si le favori Albert Rösti venait à être élu, l’ironie de l’histoire voudrait qu’un représentant du canton le plus subventionné (1 milliard par an) vienne remplacer le dernier membre du Conseil fédéral issu d’un canton qui contribue à la péréquation financière, en l’occurrence le Zurichois Ueli Maurer. Celui-ci représentait même le canton qui contribue le plus à la péréquation financière. Comptant deux représentants issus du canton de Berne (Albert Rösti et Simonetta Sommaruga), un de Fribourg (Alain Berset) et une du Valais (Viola Amherd), une majorité du nouveau Conseil fédéral serait originaire du top trois des cantons qui reçoivent le plus des autres. Avec sa nouvelle composition, le pays serait ainsi gouverné par un collège issu uniquement de cantons qui dépendent des autres pour leur survie financière. La Suisse des «cigales» aurait 7 représentants, la Suisse des «fourmis», 0. Une forme moderne de «tyrannie de la majorité».

Eviter un affrontement

Quel étrange signal. Celui d’une Suisse qui admet que ceux qui ont un bilan négatif régentent la vie de ceux qui s’en sortent bien. Sans même un droit de participer pour ces derniers. Jusqu’à présent, au moment de choisir un nouvel élu au Conseil fédéral, le parlement disait prendre en compte des critères comme la région, la langue, le profil politique et le genre des candidats déclarés. Pour diriger un pays, davantage que la région au sens géographique, il faudrait également prendre en compte le bilan de leur canton d’origine et sa contribution stratégique à la richesse du pays, qui permet notamment aux autres de vivre au-dessus de leurs moyens. Si le parlement venait à choisir un exécutif sans représentant des cantons «donateurs», il devrait par cohérence renoncer à leurs moyens pour financer les autres cantons. Car si leur expertise en termes de gestion – qui a fait ses preuves – ne semble pas convaincante, pourquoi en récolter tout de même les fruits? Une autre piste pour renforcer leur poids politique serait de baisser le nombre de cantons nécessaires pour demander un référendum facultatif, en passant de huit à six. Soit le nombre de cantons donateurs.

Si nous voulons éviter un affrontement entre «ceux qui ne veulent plus donner» et «ceux qui veulent continuer à recevoir», il serait temps que le deuxième camp réapprenne à considérer le premier, notamment en lui donnant une place méritée au sein du collège gouvernemental. Une autre piste serait d’éviter les commentaires réjouis en réaction à la publication des futures sommes que les cantons vont toucher via la péréquation. On peut chaque année lire des remarques comme «Le ministre des Finances neuchâtelois n’est pas le seul Romand à pouvoir afficher le sourire» quand il s’avère que le nouveau calcul octroie davantage de subventions à un canton. Oubliant un peu vite que si un canton touche une plus grande part de la péréquation, c’est en réalité que sa situation se dégrade. Ce que d’autres doivent compenser, alors qu’ils n’y sont pour rien. Si nous continuons à tirer sur la corde qui unit encore les cantons qui donnent et ceux qui reçoivent, il se pourrait bien qu’un jour, comme dans la fable de La Fontaine, les cantons fourmis finissent par dire aux cigales: «Vous chantiez? J’en suis fort aise. Eh bien! Dansez maintenant.» Rendez-vous le 7 décembre!


Texte publié initialement par Le Temps, le 19 octobre 2022

Remarque

Dans mes articles, je partage des informations issues de mes lectures, sur des thèmes qui m’intéressent. Si vous avez d’autres livres à proposer qui traitent de la thématique et qui complètent le propos, n’hésitez pas à le faire savoir dans les commentaires.

Nicolas Jutzet

Nicolas Jutzet est cofondateur de la chaîne Youtube Liber-thé qui propose des entretiens en lien avec la liberté et responsable de projet à l'Institut Libéral. Retraité politique depuis juillet 2021, il a dirigé plusieurs ouvrages sur la liberté («Les défis de l'après-covid», «Passeport pour la liberté, partez à la découverte des alternatives aux États modernes» et «Faut-il tolérer l'intolérance ?»).

4 réponses à “La Suisse des cigales et celle des fourmis

  1. On verra les cantons économiquements “forts” lorsqu’il y aura les premières pénuries, électriques, alimentaires… ils seront bien contents des cantons économiquement “faibles” qui ont agriculture, centrales nucléaires et barrages.

    Nous sommes uns, et indivisibles !

    1. Le texte de ce blog donne un éclairage original, plaisant à lire, mais purement financier. Votre commentaire est bien venu pour rappeler que la comptabilité est utile, mais largement pas suffisante. Une société a d’autres valeurs et d’autres ressources pour assurer sa cohésion.

  2. Au demeurant, pour vous, l’élection d’Eva Herzog, conseillère aux Etats de Bâle-Ville, demi-canton contributeur, serait perdue d’avance!

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