Les revendications contemporaines des activistes ont pour trait commun de vouloir transférer la responsabilité de leur cause, de l’individu vers le collectif. Pour eux, tout est politique, tout est systémique, plus rien ne relève de la responsabilité individuelle. Par exemple, les grévistes pour le climat n’en appellent pas aux individus, mais clament que «les autorités politiques doivent décréter l’état d’urgence climatique» ou réclament «une vraie action politique». La volonté d’abandon de la responsabilité individuelle cache une croyance en la toute-puissance du système politique. Cette illusion ne fait que renforcer la pulsion du tout politique, car elle est impossible à rassasier. Or, l’État est incapable de gérer le flux d’informations nécessaires pour prendre en compte la diversité des préférences individuelles, ce qui rend ses actions régulièrement inadaptées et en décalage avec la réalité. Ces échecs répétés de l’intervention étatique s’expliquent par cette «prétention à la connaissance», ou autrement dit: l’ignorance de notre propre ignorance. Il y a quelques années, le gouvernement suisse décidait qu’il faudrait sortir du nucléaire, car c’était selon lui la solution du futur pour combiner sécurité et production énergétique. Or, le consensus, en particulier scientifique, affirme aujourd’hui qu’on ne pourra pas combattre le changement climatique tout en assurant l’approvisionnement énergétique sans le nucléaire… Le gouvernement ignorait qu’il ignorait!
Le fait que la classe politique soit inapte à résoudre des problèmes complexes a également une explication plus générale, qui a trait à la façon dont apparaissent les nouvelles idées. Le monde politique n’intervient qu’en fin de processus et est en réalité préoccupé avant tout par l’actualité et le court terme. Un parti politique ne réfléchit, en règle générale, qu’à brève échéance, en fonction de l’état d’esprit du moment et des prochaines élections. Avoir raison trop tôt en politique, c’est avoir tort tout seul et perdre des sièges. C’est une stratégie qui va à l’encontre de ses intérêts. Il est donc par essence irréaliste de croire que c’est le lieu du débat d’idées de fond. La politique se concentre sur le court-terme et cherche à flatter la majorité de l’instant. C’est ce qui fait dire à la philosophe Simone Weil qu’«un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective»1.
Une société, c’est d’abord une culture
De fait, pour faire évoluer la position des élus et donc les politiques publiques, deux autres facteurs sont plus prometteurs que le militantisme politique: influencer la culture dominante et changer les institutions. Une société, c’est d’abord une culture, au sens d’une pensée dominante et de codes communs. Cette culture évolue au gré des découvertes et des débats d’idées. En bref, dans un premier temps, un changement culturel a lieu, en raison d’une évolution de la pensée dominante, suite à un processus évolutif ou un choc externe (par exemple Fukushima). Ensuite, cette évolution culturelle influence les institutions, qui régissent la vie politique. En conséquence, la conquête du pouvoir politique présuppose celle de l’opinion publique.
Ainsi, en demandant aux politiques de régler nos problèmes, on se trompe d’échelon. Non seulement il leur est impossible d’agréger les informations nécessaires pour faire des choix pertinents pour l’ensemble de la population, mais en plus, ils ne sont pas les personnes qui enclenchent des changements, vu qu’ils subissent la pression de la prochaine élection et se rattachent dans ce but à l’opinion majoritaire du moment.
Malheureusement, cette croyance contemporaine en la toute-puissance du politique a des conséquences néfastes pour les démocraties. En radicalisant les demandes et les attentes envers les politiques, ces dérives font naître des attentes irréalistes au sein de la population et déchargent les individus de toute responsabilité personnelle de régler les problèmes qu’ils identifient. Car si l’État «peut s’en charger», pourquoi s’en inquiéter à titre individuel? Ainsi, paradoxalement, en politisant tout, on dépolitise la société civile, qui abandonne ses engagements au fur et à mesure que la collectivité prend plus de poids dans la vie des gens. Cette tendance engendre une apathie collective vis-à-vis de la vie en société. Symbolisée par la crise désormais claire du système de milice suisse. Avec des difficultés à trouver des bénévoles dans les associations locales, ou des personnes qui s’engagent pour leur commune. Comme le prédisait déjà Tocqueville, les démocraties risquent de mourir de l’absence d’engagement dans la vie civile des citoyens. La passivité de la majorité ne donne que plus de place et d’audience à une minorité active. Sans la responsabilité de chaque individu de contribuer à la société, à son échelle – par son engagement dans un club de sport ou une association locale, ou encore comme simple citoyen – aucune démocratie n’a d’avenir. Cela parce que l’apathie démocratique entraîne un désir de soumission volontaire lorsqu’on délègue toute la responsabilité collective au système politique.
Face à ces dérives, valorisons l’importance de l’engagement de chacun dans la vie de la cité pour sortir de cette léthargie collective. Ce faisant, nous redonnerons de la place à la nuance, car l’engagement personnel rend modeste, vu qu’il confronte chacun à la complexité d’une société.
1«Note sur la suppression générale des partis politiques», 1950
Une première version, plus courte, de ce texte a été publiée initialement par L’Agefi
Remarque
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