Generator - Rinny Gremaud

«Generator», virevoltant récit atomique d’une vie atypique

Comme d’autres, en début d’année je prends des résolutions que je ne respecte pas toujours ensuite. Lecteur compulsif, j’ai décidé début 2023 de lire principalement des livres d’auteurs suisses durant l’année à venir. À force d’aller à Paris flâner dans des librairies, on se découvre un amour insoupçonné de la Suisse. Un besoin de mieux connaître ses racines… Après avoir lu les classiques, Ramuz, Chessex, je me suis tourné vers des livres contemporains. De qualité hétérogène, la littérature suisse moderne cache quelques plumes d’un caractère supérieur. J’en nommerai deux pour l’instant. Elisa Shua Dusapin, découverte en 2017 dans le Regard Libre, avec «Hiver à Sokcho,» ou «Les billes du Pachinko». Et une trouvaille récente, «Generator», de Rinny Gremaud. Elles ont en commun – contrairement à Ramuz (par ex. «Farinet ou la fausse monnaie») et Chessex (par ex. «Un Juif pour l’exemple»), deux talentueux raconteurs d’histoires qui s’inscrivent dans des paysages que nous reconnaissons d’instinct – de nous faire sortir de nos frontières avec leurs ouvrages.

C’est de «Generator» (Rinny Gremaud), publié par la maison d’édition Sabine Wespieser, que je souhaite vous parler dans les lignes qui suivent.

20 avril 2023, librairie Delamain, mon regard s’arrête par hasard sur la couverture du livre. À la lecture du quatrième de couverture «(…) Installée en Suisse depuis son plus jeune âge, Rinny Gremaud ne s’était jamais préoccupée de son père biologique, un ingénieur britannique avec qui sa mère (coréenne) avait eu une liaison alors qu’elle-même travaillait sur un chantier (…) elle décide d’en savoir plus sur son géniteur (…) la lettre qu’elle lui écrit restant sans réponse, elle s’autorise à inventer une vie à cet homme qu’elle ne connaît pas et qui ne l’a jamais reconnue.» mon premier réflexe est de ressentir un intérêt certain mêlé à un brin de gêne. Une sorte de curiosité malsaine. J’éprouve habituellement une réticence face aux auteurs qui règlent leurs comptes au vu et au su du monde. C’est sans doute ma culture protestante qui se manifeste, je n’aime pas les dégâts que font ces livres, si bien intentionnés soient-ils. Mais en parcourant plus en détail la description de l’ouvrage, un autre thème attire ma curiosité : en partant sur les traces d’un père, Rinny Gremaud va trouver des centrales atomiques. Le chantier évoqué plus haut était le chantier de construction d’une centrale nucléaire en Corée du Sud. Le nucléaire civil, cette paradoxale source majeure de production d’électricité bas carbone, qui suscite autant d’espoirs que de déceptions. On la croyait morte… et pourtant. La lecture du rapport saisissant de Marco Baroni sur la géopolitique du nucléaire civil et son avenir, publié en février 2021 par la Fondapol m’a (définitivement ?) fait basculer dans le camp de ceux qui accordent davantage d’importance à l’espérance qu’aux craintes, en la matière. C’est décidé, je cède, j’emmène «Generator» avec moi.

238 pages plus tard, lues d’un trait, me voilà rassuré. Rinny Gremaud réussit un émouvant numéro d’équilibrisme. Nous faire découvrir son histoire intime sans étalement obscène de la vie privée d’autrui. Tout commence, durant l’été 2017. Le président sud-coréen Moon Jae-in annonce que son pays va sortir du nucléaire. La sortie commencera par la mise à l’arrêt, la mort, du réacteur le plus ancien, Kori 1. Qui est aussi le lieu de naissance de Gremaud. L’annonce déclenche un tsunami intérieur :

«Il m’est apparu que l’arrêt du réacteur de Kori 1 était mon affaire personnelle. Dans les secrets de ma conscience, la dépêche sud-coréenne avait soulevé une vase profonde, un sédiment si ancien que je le croyais pétrifié. Avec cette centrale en fin de vie, les lignes se sont mises à bouger dans les zones d’ombre de mon histoire, comme la réplique d’un séisme lointain déplace imperceptiblement le couvercle d’un sarcophage scellé par les siècles.»

Pour renouer le fil de son histoire, elle décide d’écrire à ce père qu’elle a perdu. La lettre restera sans réponse. À défaut de le retrouver, elle décide alors de l’inventer, d’imaginer sa vie. 

«J’aurais pu interroger ma mère, mais je préfère tout inventer. (…) Une fiction, me dis-je, ménagera à chacun d’entre nous, dans le triangle familial que nous formons depuis quarante ans, ses espaces de repli, ses refuges et ses zones d’ombre. Elle préserva les silences qui, dans notre histoire à tous les trois, ont été plus constitutifs que les récits. Et puis, inventer, broder, tamiser la lumière, flouter les contours, fermer les yeux, rêver ses origines, n’est-ce pas aussi la stratégie de tous les enfants pour échapper à leurs parents ?»

Elle part à la découverte, retrace son parcours, intimement lié à celui de l’expansion de l’industrie nucléaire dans les années 1970. Au travers de l’histoire de son père, qui accompagne la mise en place de centrales au Pays de Galles, à Taïwan puis en Corée du Sud, on suit aussi celle d’une industrie qui fait entrer plusieurs pays dans une ère d’abondance et de croissance. En parallèle, le parcours d’une mère qui «voulait apprendre, elle voulait progresser, parce que ce progrès la rendrait libre». Elle maîtrise de l’anglais, ce qui permet leur rencontre sur le fameux chantier de Kori 1. Quelques temps après la naissance de sa fille, ce futur père absent finira par fuir, laissant sa famille coréenne à son sort. Plus tard, un jeune Suisse, temporairement expatrié en Corée du Sud, tombe amoureux de la mère, promet de l’épouser et de reconnaître l’enfant. Direction la Suisse. Hye-rin Jennifer Ball devient «Rinny Gremaud». La Corée du Sud ne tolérant pas la double-nationalité, mère et fille sont désormais suissesses, officiellement originaires de Vuippens, dans le district de la Gruyère.

Le livre nous rappelle par ailleurs une évolution profonde. Celle du passage d’un monde où «le silence était encore possible» et dans lequel l’humanité était bien plus joyeuse et confiante en l’avenir : «Ton monde, ton époque, étaient ceux de l’optimisme, de la confiance dans l’avenir, on faisait des enfants comme on construisait des centrales nucléaires, en se persuadant que, le meilleur étant à venir, les solutions finiraient bien par être trouvées aux problèmes que l’on choisissait de ne pas voir.» On passe désormais davantage de temps à nous inquiéter des problèmes que d’esquisser des solutions… L’optimisme était alors une obligation, l’abondance, en nous éloignant de la réalité, a rendu une partie d’entre-nous pessimistes, c’est notre paradoxe.

Grâce à son ton qui mélange reportage journalistique, journal de bord, petites joies et saillies déchirantes («Peut-être parce que l’amour est le nom que l’on donne aussi à l’accord de fortune entre deux êtres fatigués d’être réalistes.» ; «Dans une autre vie, éventuellement, nous aurions pu en rire ensemble.» ; «Au Jugement dernier, tu te présenteras chargé de ce que tu as fait, et aussi de tout ce que tu n’as pas fait.»), on se passionne pour une histoire qui a priori devait nous échapper. Quand elle se pose des questions qui paraissent anodines «quel lecteur étais-tu ?», on se surprend à s’imaginer des réponses. Mais aussi à remarquer que l’on ignore quel lecteur est son propre père, pourtant bien présent. À la fin du livre, après avoir suivi les traces de son père biologique en Asie, elle se rend aux États-Unis, «j’entre dans la dernière phase de mon errance exploratoire, celle qui pourrait m’amener à sonner ex abrupto à la porte d’un inconnu pour lui dire que je suis sa fille.». Confronter l’être et la création imaginaire qu’il est devenu, par son absence. Sonnera-t-elle à la porte, ou s’y refusera-t-elle ? Peu importe, à ce stade, le lecteur a compris que le chemin était plus important que la fin.


Remarque

Dans mes articles, je partage des informations issues de mes lectures, sur des thèmes qui m’intéressent. Si vous avez d’autres livres à proposer qui traitent de la thématique et qui complètent le propos, n’hésitez pas à le faire savoir dans les commentaires.

Nicolas Jutzet

Nicolas Jutzet est cofondateur de la chaîne Youtube Liber-thé qui propose des entretiens en lien avec la liberté et responsable de projet à l'Institut Libéral. Retraité politique depuis juillet 2021, il a dirigé plusieurs ouvrages sur la liberté («Les défis de l'après-covid», «Passeport pour la liberté, partez à la découverte des alternatives aux États modernes» et «Faut-il tolérer l'intolérance ?»).