La criminalisation de la démocratie ?

Une intéressante étude sur le système politique suisse ayant été publiée il y a environ 2 ans de cela indiquait que notre démocratie avait besoin d'environ 110'000 personnes pour la faire "fonctionner". Cela incluait notamment l'ensemble des élus, depuis les communes jusqu'à Berne. Pour un petit pays comme la Suisse, cela est considérable si on prends en compte les restrictions légales quant à la charge élective. On prends peu en compte pas la charge de travail, parfois très importante dans des hémicycles de milice, les soirées voire les nuits passées dans des travaux de commission, les week-end et les vacances. Les familles en souffrent, parfois son travail en souffre aussi. ce n'est pas pour rien que les charges électives attirent des professions libérales et des gens qui ont le temps: enseignants, retraités, rentiers, etc. Cela ne prends pas en compte non plus l'engagement personnel lors des campagnes d'élections ou de votations, les réunions de Comités, d'Associations, etc. etc. Le travail d'élu est une très lourde charge. En plus, en s'exposant, on s'attire les coups, les critiques, la visible admiration ou vindicte publique.

Enfin, plus récemment, les directives de la FINMA sur le blanchiment d'argent qui exigent une attention particulière aux Personnes Politique Exposées (ou PEP en anglais) crèent toutes sortes de tracasseries administratives et personnelles aux élus ou aux anciens élus. On a vu durant l'année écolée deux personnes, l'un parlementaire vaudois, l'autre ex-parlementaire genevois, se voir refuser l'ouverture de comptes bancaires pour la raison qu'ils étaient classifiés comme "PEP". La Suisse doit être le seul pays au monde à appliquer avec autant de zèle, on pourrait dire presque avec autant de stupidité, les directives fédérales et internationales contre le blanchiment d'argent sur ses propres élus.

La chasse aux sorcières aux élus est pourtant planétaire. Elle contribue à rendre encore moins attractive et plus criminogène la fonction publique de représentant élu, notamment dans nos démocraties. les élections coûtent cher, les carcans sont nombreux, les coups et les critiques, souvent gratuites, pleuvent sur la tête des candidats et des élus. Les privilèges associés à ces fonctions se referment donc sur elles mêmes par un simple réflexe de protection et les avantages de fonctions dérapent vite en corruption et enrichissements illicites. Même si cela choquera, ce n'est pas étonnant. On ne peut pas demander à quelqu'un qu'il soit d'un côté moralement irréprochable et dans le même temps écrasé d'une charge de travail trop lourde et indistinctement conspué. De plus, la différence matérielle entre les "élus" de pays peu démocratiques et ceux des pays dits "démocratiques" qui est parfois flagrante donne des idées et des justifications pour des actes répréhensibles même aux plus honnêtes d'entre eux.

Il faut ajouter à cela les dépenses de campagne "sponsorisées" par des tiers qui s'envolent vers des sommets d'absurdités. Même dans des pays où le financement des partis et des candidats sont sinon contrôlés, du moins réglementés, les possibilités légales de contournement de ces réglementations sont rapidement trouvées. Personne n'est vraiment dupe en ce qu'il ne s'agisse pas d'un don mais bien d'un investissement. Cela prend donc une certaine tournure lorsque l'on analyse les motivations et le retour sur investissement politique d'une modeste cotisation de 10 francs ou que l'on sponsorise à coups de millions tel candidat ou telle votation. Quel est le retour attendu ? Est-ce une bonne opération économique ? Certainement puisque les sommes augmentent ce qui montre, selon la théorie économique, que l'offre limitée est fort recherchée.

De fait, à l'approche des élections communales, beaucoup de partis peinent à recruter des candidats. Aucun ne le confirmera, naturellement. Mais les citoyennes et citoyens que nous sommes continuent à assimiler de plus en plus les élus, cette étrange élite démocratique à des profiteurs, des corrompus ou des égocentriques démesurés. Les timides tentatives de remise en question, au travers de concepts comme l'autogestion ou la démocratie participative semblent n'avoir qu'un seul but: concilier la charge de travail toujours plus inhumaine exigée par la direction politique et la notion de protection et de développement du bien public. Le citoyen exige non seulement une gestion la plus objective possible mais également des leaders, des icônes, des modèles, bien humains et bien réels. Ils exigent des faits et des chiffres mais n'est pas prêt à laisser son destin entre les mains (trop) visibles de machines. Nous voulons des suhommes humains. Nous voulons de la gouvernance sans conflit. Tout cela est difficilement conciliable et pour paraphraser Winston Churchill, "la démocratie est certainement le moins mauvais système que nous ayons trouvé pour gérer les populations humaines".

Toute gestion humaine des affaires humaines implique la création d'une forme d'élite. Ce mot, particulièrement tabou notamment dans certains régimes démocratiques qui ont fait de l'égalité un principe de base, suffit à déclencher des tempêtes de débats. Reconnaître l'existence inévitable d'élites est déjà un premier pas vers la revalorisation de la fonction d'élu. Une élite parlementaire ne veut pas forcément dire une noblesse absolutiste. L'important n'est pas qu'il existe une élite, mais que le renouvellement de cette élite puisse se faire de la manière la plus ouverte, transparente et inclusive possible. Il a été clairement démontré dans l'ouvrage de J. Robinson et D. Acemoglu "Why Nation Fails" que le principe de la boucle inclusive rétroactive est essentielle dans un exercice démocratique vivant et positif. Du moment où ce processus se bloque par fossilisation des élites et des processus, tant les nations que les civilisations ainsi gérées dégénèrent et meurent, remplacée par d'autres, plus inclusives. Malheureusement, cela se fait encore trop souvent par des processus violents tels que des guerres civiles ou civilisationnelles. Le modèle inclusif, comprenant également la possibilité de pouvoir bénéficier d'ascenseurs sociaux est indispensable à une démocratie saine.

Il m'étonne toujours que l'organisation démocratique représentative soit encore basée sur des conceptions de l'organisation humaine basée non seulement sur ces conceptions remontant aux philosophes grecs remis au goût du jour de "lumières" telles que Montesquieu, Locke, Pareto ou encore Marx. Sans vouloir leur ôter un quelconque mérite, dans une époque de globalisation impliquant connectivité, rapidité, compréhension et innovations technologiques, à l'heure où tout le monde n'a que le mot "gouvernance" à la bouche, personne ne semble vouloir proposer de nouvelles idées en terme d'organisation de la représentativité citoyenne par une population et pour une population. On oublie rapidement les fondements mêmes de la culture démocratique qui est d'offrir une boucle rétroactive inclusive pour permettre une adaptation pacifique des innovations, des cultures et des visions. On oublie souvent aussi que la démocratie n'est pas une dictature de la majorité, surtout à l'heure ou ces majorités deviennent toujours plus restreintes.

Dans tous les pays démocratiques occidentaux, y compris la Suisse, on trouve malheureusement les signes d'une fossilisation. Tant par l'ostracisme dont la fonction d'élu fait l'objet que par les innombrables barrières techniques et humaines qui empêchent les processus d'intégration de se réaliser correctement. Les communautés deviennent trop grandes, trop complexes et trop multiples pour être gérées par une ou deux forces, ce qui n'est pas le cas d'autres pays moins ouverts et moins multiculturels. En France, on parle de fief, de "dynastie", on voit depuis 25 ans les mêmes têtes et les mêmes personnages. C'est un peu pareil aux Etats-Unis, en Suisse, en Allemagne, en Italie, en Pologne ou encore en Espagne. L'Angleterre fait un peu exception. Mais si l'on descend au niveau local, des régions, cantons, communes et autres counties, la "fossilisation" est encore plus marquée. Si l'allongement de la durée de la vie y porte une certaine responsabilité, elle n'est certes pas la seule. La fonction élective ou gouvernementale nécessite des connaissances pointues qui sont de plus en plus difficilement accessibles alors que comme le Droit, elles devraient être un produit social et donc accessible à n'importe quel citoyenne ou citoyen digne de ce nom.

La solution de cette quadrature devrait justement repartir de la fonction même de citoyenne ou de citoyen. Cette affirmation d'être partie d'une communauté de manière pleine et entière offre certes des droits, mais encore trop peux de devoirs. L'infantilisation de la fonction du citoyen participe également à la fossilisation de la démocratie représentative. Pourquoi ne pas donc essayer d'autres modèles qui ont étés testés à petite échelle ailleurs. Les instruments de démocratie directe sont extrêmement précieux mais certains résultats de votation contraire aux "chiffres" et à "l'objectivité" ont fait que certains élus se sont trouvés en train de critiquer la démocratie directe au lieu de remettre en cause la capacité d'éducation et de compréhension des situations par leurs propres citoyens. "Quand le sage montre la lune, l'imbécile regarde le doigt" dit le proverbe chinois. C'est encore une manière de fossiliser d'avantage une élite dans son propre hermétisme. Etre citoyenne ou citoyen signifie être partie à part entière d'une communauté. mais encore faut il pouvoir donner aux citoyennes et citoyens la capacité de comprendre les enjeux: cela passe par l'éducation. Tout comme la transparence ne sert à rien sans une certaine éducation, la démocratie meurt sans une population capable de la comprendre et de la faire fonctionner. C'est une question de responsabilité collective plutôt qu'une question "d'homme providentiel", souvent utilisée pour pallier un manque de volonté inclusive, un manque d'imagination ou pour répéter à l'envi le bourrage de cervelle que les serfs innombrables ont subit pendant 1000 ans de domination sous l'ancien régime.

Si nous partons de l'idée que chaque citoyen ou citoyenne peut être apte à exercer les fonctions électives, alors nous pouvons remettre la notion du citoyen au centre du débat. Cela signifie aussi que les modes de représentation peuvent se modifier, par tirage au sort sur des périodes plus courtes par exemple plutôt que par élections (choix) et cela pousse à des responsabilisation plus grandes d'une population qu'il faut éduquer à tout prix pour éviter des désastres.

Faute de quoi, nous resterons avec des élites composées de martyres, de profiteurs ou de grandes gueules égocentriques qui ne nous mèneront nul part ailleurs qu'à de nouvelles servitudes plus violentes et plus durables encore.

 

Nicolas Giannakopoulos

Nicolas Giannakopoulos est un des spécialistes reconnu internationalement dans le domaine des organisations et autres structures criminelles. Au travers des recherches qu’il mène depuis 1991, il a apporté le soin de concilier recherche et pratique, développant ainsi des compétences scientifiques dont l’utilité pratique est quasi immédiate.