Ukraine: des élections à haut risque pour les valeurs Européennes

Et si l'avenir de l'Ukraine passait par la Suisse? En lançant cette petite question lors de la présentation à l'ONU de notre rapport intermédiaire sur la corruption politique et la criminalité organisée, j'étais loin de saisir toute l'ampleur qu'elle prendrait aujourd'hui. Les constats que nous avions déjà effectués l'année passée concernant les longues, douloureuses et profitables liaisons entre la Suisse et l'Ukraine prennent aujourd'hui un relief particulier, tant sur le plan politique que sur le plan judiciaire et criminel.

Sur le plan politique, l'Ukraine s'apprête à vivre des élections présidentielles qui seront certainement les plus tourmentées et incertaines de sa courte histoire. Entre l'est et l'ouest, le fossé, déjà bien marqué, s'approfondit chaque jour et en est à un stade abyssal. J'avais introduit en mars déjà, dans un petit mémorandum aux nouvelles autorités ukrainiennes, que la difficulté majeure, dans un pays marqué par la rupture et la violence dues à la radicalisation du mouvement de la place Maïdan et à la présence d'éléments néo-nazis d'un côté, et la propagande et aux manigances russes pour reprendre "leur" Crimée, de l'autre, à se réinventer un destin commun, était notamment l'instauration d'un dialogue national pour faire en sorte que les parties puissent se parler à nouveau, éventuellement s'écouter, pour pouvoir se réinventer.

Peu de "spécialistes" ont identifié un des principaux mal dont l'Ukraine souffrait et qui a peut-être causé sa perte: une construction institutionnelle inadaptée à la réalité d'un pays. Ce qui pouvait être possible il y a quinze ans ne l'est plus aujourd'hui. L'unique porte de sortie semble alors être une décentralisation sur le modèle fédéraliste, ce dont les autorités transitoires de Kiev, considérée comme illégitime par les partisans de plus d'autonomie dans l'est du pays, refusent catégoriquement. Pourtant, c'est cette centralisation, encore accentuée sous la présidence de Viktor Yanoukovitch, qui a encore renforcé et verticalisé les arrangements corruptifs en "institutionalisant" la corruption depuis la Rada (Parlement) et le Gouvernement jusqu'aux administrations et aux administrés. La verticalisation était elle-même une tentative de contrôle pour éventuellement pouvoir mettre fin à certaines pratiques, mais elle a malheureusement largement échoué car l'Ukraine n'est pas un pays que l'on peut verticaliserLes divergences sont profondes et l'impact des intérêts oligarchiques est tellement puissant qu'il empêche toute structuration verticale du pouvoir. La verticalisation était un mauvais calcul. Cela est facile de le mentionner après coup, mais certains candidats à la prochaine élection présidentielle, notamment Yulia Tymochenko, semble vouloir remettre l'ouvrage sur le métier, avec des intentions on ne peut plus troubles et corporatistes.

De Kuchma à Yanoukovitch, l'histoire de l'Ukraine et de ses présidents et surtout de ses premiers ministres a malheureusement trop souvent été une suite ininterrompue de pratiques kleptocrates et autoritaires au détriment de la population. On pourra dire que je fais du deux poids deux mesures, mais étant donné que son némésis Yanoukovitch ne reviendra certainement pas au pouvoir dans les dix prochaines années en tout cas, elle reste ce résidu d'Ukraine corrompue, au su et au vu de tous, qui doit agir comme repoussoir ultime alors qu'elle se présente pour diriger le pays. Ne jetons pas la pierre aux ukrainiens, nous avons également en Europe occidentale, notre lot de dirigeants corrompus et kleptocrates se présentant aux élections pour échapper à un triste destin judiciaire. Mais la dangerosité pour l'Europe et ses valeurs est aujourd'hui réelle. Il est parfois difficile de reconnaître ses erreurs et d'accepter d'en payer le prix. C'est a ce prix que l'Europe, tout comme chaque individu, peut garantir sa dignité. L'adage dit que l'on peut mentir à quelques uns quelques temps, mais pas à tout le monde tout le temps. Peut-être est-il faux après tout?

Le risque est grand que l'Ukraine, au lendemain du 25 mai prochain, ne s'enfonce encore plus dans la crise et dans la guerre civile en constituant un ventre mou criminel terrible pour l'Union Européenne et les Etats-Unis qui, les uns manipulés, les autres sans idées, et certains aveuglés par leur positions anti-russes, ne manqueraient pas une telle occasion historique de contaminer les démocraties occidentales par des pratiques criminelles sans foi ni loi. La proposition suisse et l'agenda du président de l'OSCE Burkhalter vont dans le sens d'un apaisement, mais les deux parties se détestent et se craignent tellement que les soit-disant "séparatistes" n'ont même pas étés invités au premier round de négociations. L'échec est donc programmé dans ces conditions. Le mal ukrainien est de vouloir faire d'un pays divers, complexe, riche et fier de ses différences un Etat unique et vertical, favorisant du même coup la corruption à tous les échelons. Comment voulez vous faire fonctionner une administration territoriale par régions ou les gouverneurs sont nommés par le pouvoir central et les parlements régionaux élus par les populations locales sans pouvoirs?

L'impunité et le nepotisme ont depuis longtemps ouvert la porte à toutes les dérives. Le débat national qu'avait lancé Maïdan était également biaisé depuis le départ en transformant une réelle volonté populaire de lutter contre une corruption endémique et normalisée en une lutte de pouvoir à plusieurs niveaux et entre de multiples acteurs. On est bien loin de la bagarre entre le bien et le mal que l'on a voulu nous faire croire en Europe pour servir des intérêts stratégiques au travers de manipulations qui ont commencé alors même que le premier accord de libre échange entre l'Ukraine et l'Union Européenne était à peine sous forme d'ébauche. Le mal est plus lointain, plus profond, et les ukrainiens et ukrainiennes n'ont jamais pu s'accomoder à une profonde expérience démocratique et un pouvoir corrompu et dirigiste. Maïdan a été volé à ses initiateurs comme la "révolution orange" l'avait été dix ans auparavant. Aujourd'hui le pays est mis en coupes réglées par des bandes criminelles qui avec leurs épaulettes officielles, rackettent et imposent leur loi aux citoyens. Ce sont les mêmes qui étaient utilisés par les intérêts privés de tous bords pour réaliser les "raids", ces prises de pouvoirs de sociétés par la contrainte dont l'Ukraine s'était fait une spécialité. Tous ces gens qui ont souvent été considérés comme les marginaux et la lie de l'Urkraine se retrouve aujourd'hui avec un pouvoir entre leurs mains, un pouvoir totalement arbitraire. Le même phénomène avait été constaté lors des tous premiers jours de la guerre dans les Balkans. Ce ne sont pas les productifs qui prennent les armes en premier lieu, mais les criminels, les individus avides de pouvoirs et aux idéaux extrémistes. Ils surfent sur des vagues de haine pour en nourrir leurs capacités et leur pouvoir. Il faut casser ces alliances ou du moins, en tant qu'acteurs extérieurs, ne jamais leur donner aucun crédit ni ne "jouer" avec eux. Lorsqu'on joue avec le diable, il faut savoir que c'est lui qui mêne la danse. Les américains en ont fait de trop amères expériences.

Sur le plan économique, les élites ukrainiennes ont prospéré grâce à un sens des affaire aigu couplé à un sens politique incroyablement affuté. Balaçant entre son puissant voisin de l'est et les promesses de sécurité démocratique, judiciaires et économiques de l'Europe, l'Ukraine n'a jamais pu "choisir" entre les deux, s'inventant une troisième voie où le seul véritable contre-pouvoir aux instances politiques était le pouvoir corporatiste des oligarques…ou l'inverse. Ce fragile, complexe et mouvant équilibre n'a pourtant pas empêché, même après l'assassinat du journaliste ukrainien Gongadzé, de se développer encore et encore, jouant sur ces rivalités et nourries de l'intérieur comme des puissances éxtérieures. Cette troisième voie aura fonctionné au détriment de la population qui se trouve aujourd'hui poussée dans la misère et la violence par la confrontation de ces mêmes pouvoirs sur un plan physique, territorial et militaire.

Sur le plan judiciaire, la bataille semble être à sens unique. Il y a quinze ans, les justices suisse et américaine s'étaient accomodées des va-et-viens du pouvoir ukrainien dans l'affaire Lazarenko. Les délits étaient tellement flagrants. Les preuves récoltées à l'étranger étaient accamblantes. Soutenues par des revirements de position du pouvoir ukrainien, les procédures judiciaires ont pu saisir d'exceptionnelles fenêtres d'ooportunité pour juger et condamner un ex-Premier Ministre, chose rarissime dans l'histoire judiciaire internationale. La justice est par contre totalement passée à côté de Madame Tymochenko qui, de co-conspiratrice dans l'acte d'accusation américain sur Pavlo Lazarenko, disparaît soudain des radars judiciaires: on comprendra pourquoi quelques mois après la condamnation de l'ex-Premier Ministre aux Etats Unis (de son "mentor" (dixit sa propre page Wikipedia)) lorsque Madame Tymochenko se retrouve avec tresses blondes et sourire angélique sur tous les écrans de télévision du monde en tant "qu'hégérie de la révolution orange" ce qui, avouons-le, est faire peu de cas des aptitudes démocratiques des ukrainennes et des ukrainens qu'ils ont pourtant démontré à maintes reprises. Droguée au pouvoir, revancharde, croulant sous des accusations de corruption et une longue carrière politique entachée de procès, de détournements de fonds et de crises internationales (sans mentionner la totale inefficacité politique), Madame Tymochenko n'aura échappé de la prison qu'au travers de son immunité parlementaire, de son flair politique inné, de sa communication machiavélique et de son sens impitoyable des affaires et du pouvoir. Nous laisserons chacun faire son idée sur la dame suite aux documents publiés récemment sur le site www.transparencyreport.org.

Le peu d'entrain des Etats comme la Suisse, les Etats Unis, l'Union Européenne ou d'autre pour récupérer cet argent qui, identifié et localisé, dort depuis quatorze ans sur des comptes étrangers, est à mettre en relation avec l'empressement parfois très revanchard de la nouvelle équipe dirigeante de Kiev d'imposer des listes d'individus criminels à rechercher. Si les enquêtes sur les fortunes de la "Famille" sont légitime, la différence de traitement et d'empressement de la justice montre à nouveau qu'elle est largement dépendante du politique et loin de l'indépendance dont on la qualifie certaines fois. Heureusement, certains magistrats qui n'hésitent pas à nager à contre-courant font un travail remarquable, s'affranchissant des pressions politiques pour tenter, envers et contre tout, de faire appliquer la loi. Il n'a pas fallu trois mois pour bloquer les avoirs des membres du "clan" Yanoukovitch, cassant au passage certains pots et certaines alliances. Tout le monde savait depuis longtemps où tout cela se trouvait.

S'il est de la responsabilité des ukrainennes et des ukrainiens de se trouver une avenir en évitant les erreurs du passé, il est de la responsabilité des Etats extérieurs, notamment de l'Union Europenne pour laquelle tant d'Ukrainens ont manifesté leur attachement à Maïdan, de les aider à recouvrer les avoirs qui leurs ont étés spoliés par quinze ans de kleptocratie d'une part, et, d'autre part, de leur donner l'espoir qu'ils peuvent compter sur des alliés fidèles, aux valeurs sûres, empêchant leurs criminels de se cacher à l'étranger afin d'échapper à leurs responsabilités.

L'Ukraine n'est pas un pays quelconque. C'est un pays immense, stratégique pour le monde comme pour l'Europe et la Russie. C'est un pays riche qui doit devenir prospère. C'est un pays massacré par la faute de ses propres élites et de certaines politiques étrangères. C'est un pays que nous, occidentaux et Suisses en particulier, pouvons largement aider à reconstruire, tant sur le plan moral que sur le plan économique. L'Ukraine est devenu notre miroir. A nous de savoir si nous serons capables d'affronter notre propre reflet.

Nicolas Giannakopoulos

Nicolas Giannakopoulos est un des spécialistes reconnu internationalement dans le domaine des organisations et autres structures criminelles. Au travers des recherches qu’il mène depuis 1991, il a apporté le soin de concilier recherche et pratique, développant ainsi des compétences scientifiques dont l’utilité pratique est quasi immédiate.