L’âme russe de Goya

Photo (c) N. Sikorsky

L’exposition que la Fondation Beyeler à Bâle consacre, dès aujourdhui, à Francisco Goya à l’occasion du 275e anniversaire de sa naissance est remarquable avant tout de par le côté rarissime de l’événement. Les Suisses n’ont eu que deux fois durant le siècle dernier l’occasion d’admirer les créations de ce natif de Fuendetodos, près de Saragosse. La première, pendant la Guerre civile en Espagne, quand, avec d’autres chefs-d’œuvre du Museo national del Prado, elles ont été exposées au Musée d’Art et d’Histoire de Genève, en 1939. La deuxième, c’était en 1953, au Kunsthaus de Zurich.  Rien d’étonnant donc que l’intérêt suscité par cette nouvelle exposition, retardée d’une année à cause du Covid, soit immense. L’équipe de la Fondation Beyeler a de quoi être fière – c’est son plus grand projet, selon le directeur Sam Keller, le résultat de dix ans de travail dont la partie non-négligeable consistait à convaincre les collectionneurs privés de se séparer, pour plusieurs mois, de leurs trésors.

Rien de russe dans cette exposition – les trois tableaux de Goya que la Russie possède n’y sont pas. Et pourtant j’ai décidé de vous en parler car, premièrement, c’est un de mes peintres préférés et puis, c’est en russe que ma première vraie rencontre avec lui a eu lieu : les quelques images vues dans les livres d’art m’ont laissée indifférente, mais le monde magique de Goya s’est ouvert devant moi quand, étudiante, j’ai lu Le Roman de Goya de Lion Feuchtwanger, traduit en russe. Cet auteur allemand, d’origine juive, dont les livres ont été brulés par les nazis, était très populaire en Union Soviétique à l’époque – pratiquement chaque famille de l’intelligentsia possédait les six volumes de ses œuvres dans sa bibliothèque. Y compris la mienne. Ces six volumes m’ont suivie de Moscou à Paris, de Paris à Genève… J’ai donc lu ce roman qui ne couvre que 13 ans de la longue vie de l’artiste, mais alors quels 13 ans ! Je l’ai lu une fois. Deux fois. Trois fois. Il y a des livres comme ça – à peine arrivé au bout vous avez envie de tout recommencer. J’étais comme hypnotisée par toutes ces majas et brujas, tous ces Reyos et toros, si étrangers à la réalité soviétique. Mais lui, en revanche, Francisco, le peintre de la cour, obligé de jouer le jeu pour vivre et en rébellion contre tous les dogmes imposés par cette même cour, lui alors, je le comprenais parfaitement et faisais aisément les parallèles entre l’Inquisition et le KGB. Son âme sensible et torturée, hantée par les images de cauchemars nocturnes, me paraissait tellement russe, à en croire que Goya était un personnage de Dostoïevski. Capturer un rêve, même un rêve cauchemardesque, et le rendre matériel à travers la musique, les paroles, l’image – c’est un talent rare.

Rêver de voir ses tableau « live » était aussi naïf à l’époque que de rêver d’aller sur la Lune. Mais les temps ont changé, le rideau de fer est tombé, je suis partie pour Paris, et un beau jour un ami espagnol m’invita à Madrid. Nous sommes allés au Prado, évidemment. Et ils étaient tous là, ils m’attendaient. Pepita me regardait droit dans les yeux, Caetana m’envoyait un sourire complice, et Maria Luisa, la femme de Charles IV, m’attristait – elle était vraiment moche, la pauvre, et Goya ne lui avait guère fait de cadeau…

C’est avec ce souvenir ému que je suis allée au preview de l’exposition de Goya à Bâle, bien qu’il ait fallu se lever à 5.30. Croyez-moi je ne l’ai pas regretté. Je vous incite à y aller aussi, mais suivez mon conseil, lisez d’abord Feuchtwanger et votre expérience en sera d’autant enrichie. D’autant plus que vous avez le temps – l’exposition sera ouverte jusqu’en janvier prochain. Bonne visite !

PS Comme d’habitude, je remercie Mme Marina Troyanov pour la relecture de mes textes.

 

 

Nadia Sikorsky

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’université Lomonossov. Après avoir passé 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

2 réponses à “L’âme russe de Goya

  1. Merci pour votre texte, qui donne envie de lire Feutchtwanger et de voir l’exposition de Bâle. Tel que vous le décrivez on croirait en effet que Goya sort tout droit d’un roman de Dostoïevski. Ne pourrait-on en dire autant de bien d’autres artistes – peintres, musiciens et écrivains – étrangers s’identifiant à des auteurs russes? Quand j’étais étudiant et journaliste stagiaire aux Etats-Unis, au milieu des années soixante – sans doute la décennie la plus révolutionnaire du siècle dernier -, j’étais frappé de constater combien les écrivains et artistes russes avaient imprégné l’esprit de plusieurs de mes camarades et professeurs à l’université. On était alors au faîte de la contre-culture, qui avait mis les Etats-Unis sens dessus-dessous d’une côte à l’autre, et certaines de ses figures les plus marquantes dont le trio Kerouac-Ginsberg-Burroughs, pour ne citer que ces locomotives de la génération Beat, se revendiquaient de la littérature et de l’art russes. Je vivais en Californie quand le danseur-étoile Rudolph Noureev est venu à San Francisco. Arrêté avec Margot Fonteyn par la police pour avoir passé une soirée entre amis et consommé de la drogue, mené au poste et interrogé sur son domicile et son identité, il a jeté la clé de sa chambre d’hôtel sur le comptoir et répondu, l’air absent: “Rudolph”. L’âme russe ne se distingue parfois guère de ses placebo hallucinogènes.

    Comme les voies du Seigneur, celles de cette âme russe dont ma mère, née comme vous à Moscou, en 1910, a légué l’héritage à ses enfants et à ses proches, sont souvent insondables. C’est ainsi que j’ai découvert non sans surprise, il y a peu, le texte suivant, écrit en 1901 par un homme politique italien de triste mémoire dont on n’imaginerais pas à priori la moindre affinité avec la culture russe (je le cite en entier mais s’il vous paraît trop long pour figurer dans un commentaire, n’hésitez pas à l’abréger):

    “Le roman russe – Qui peut définir ce roman qui transcende les frontières de la terre où il est né et qui s’identifie à l’universel? Si la multitude a une âme, cette âme vibre dans le roman russe; une multitude d’idées, un faisceau de problèmes: les pages frémissent sous les souffles odoriférants du Caucase ou sous les vents gelés du nord de la Sibérie, qu’elles réveillent des sentiments de pitié ou incitent à la vengeance, qu’elles émeuvent, aux larmes ou au rire, que – d’elles – germe la haine ou jaillisse l’amour – c’est l’âme de la Sainte Russie qui se libère et s’élève. – L’écrit qui paraîtrait fugace se fait éternel, parce
    qu’il a posé les termes d’un problème social: c’est pourquoi on a pu dire que de nombreux romans se lisent; pas les romans russes qui se méditent.
    ***
    En Italie les écrivains s’abandonnent – me semble-t-il – à un subjectivisme trop individuel; en France, le roman – surtout avec Mirbeau – s’attache à un milieu; en Pologne il se lève – avec Henryk Sienkiewicz – pour défendre la nationalité foulée aux pieds ; en Allemagne il se tourne – avec Nordau – vers la philosophie, peut-être vers la métaphysique. Le roman russe condense cette variété en un tout, harmonieusement homogène. Le roman russe prend un aspect corrompu de la société et dissèque la gangrène. Il étudie les vertus des mortels et en quelques traits les dépeint. L’écrivain est un homme qui vit humainement, il est à la fois homme et apôtre. Lui sont inconnus le beau geste et l’esthétisme artificieux. Il aime, il pense, il travaille. Sa production est presque sauvage. Son art a un but et il cherche douloureusement à l’atteindre. L’homme est devenu un soldat dans les affres suprêmes du penseur. Et le roman social – qui est né et a grandi en France, avec Eugène Sue et Victor Hugo – s’achemine en Russie vers des formes parfaites.
    ***
    Ce peuple traverse une période bien triste. L’absolutisme du tsar – monstrueuse chape de plomb – pèse sur les intelligences. Le cosaque espionne insidieusement depuis les casernes et la censure tente d’avoir le monopole de la pensée; mais les forces de la jeunesse précipitent par le travail et le sang l’heure de la rédemption. La terrible crise de transition qui bouleverse la Russie inspire et marque presque de son sceau l’œuvre d’art. Le roman reflète la réalité de la vie, il est tragiquement humain. L’analyse psycho-
    logique – dont on abuse tant en Italie et ailleurs – est guidée par de sages critères; de sorte que l’art tire sa valeur de la science. Elle est soignée, profonde, artistique. Son souffle léger vous entraîne et vous enchaîne au sort du protagoniste. Le mécanisme inconnu de l’existence se brise pour en montrer l’assemblage et révéler les sources de la haine et de l’amour. Vous vous y reconnaissez. En lisant, tantôt des hordes de souvenirs vous assaillent et une tristesse infinie vous émeut, tantôt c’est le sourire de la paix qui adoucit les tempêtes de votre âme: parfois, l’épisode vous fait monter l’imprécation féroce à la bouche; parfois le triomphe des nobles sentiments vous arrache des larmes. Et le roman qui émeut toutes les cordes les plus sensibles de l’esprit humain, qui élève l’être dans les régions de l’idéal sans
    le déraciner du réel, a atteint son but. L’art – cette enfant divine – cueille le laurier et sourit.”

    C’est signé “MUSSOLINI BENITO”.

    C’est son premier article imprimé, le 1er décembre 1901, dans la revue “Diritti della scuola”. Le futur dictateur vient d’atteindre l’âge de dix-huit ans. Ce texte est le troisième de ses oeuvres complètes (Opera Omnia), en 44 volumes. On a beau être tyran, n’est-on pas moins graphomane?

    1. Bonjour, je ne sais pas qui vous êtes mais je ne sais pas comment vous remercier pour ce magnifique commentaire, beaucoup plus intéressant que le texte qui l’avait provoqué!

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