Il y a quelques semaines le monde littéraire de la Suisse Romande se trouvait dans un rare état d’agitation. On attendait l’arrivée de Giuliano da Empoli, dont le roman « Le Mage du Kremlin », paru chez Gallimard en avril 2022, venait de recevoir le Prix de l’Académie française et figurait sur la short list du Prix Goncourt. Un succès fulgurant pour l’auteur franco-italo-suisse qui, après plusieurs textes documentaires, s’est lancé, pour la première fois, dans la fiction. Un succès qui serait trop facilement expliqué par la situation géopolitique, l’attention mondiale fixée sur l’Ukraine et les tentatives de l’armée des politologues, analystes et journalistes de prédire le prochain pas du président russe. A mes yeux, l’intérêt majeur que représente « Le Mage du Kremlin », ce portrait psychologique de Vladimir Poutine et de son entourage, provient du fait que, justement, il ne s’agit pas d’un roman d’un auteur de fiction « habituel », mais d’un juriste de formation, professeur à Science Po, observateur intelligent, fin, éveillé et bien informé et lui-même un spin doctor chevronné, tout comme son personnage, autrement dit quelqu’un privé d’illusions et doté d’une saine dose du cynisme. Cette impression a été confirmée après que j’ai assisté à la conférence de Giuliano da Empoli organisée par la Société de lecture.
Il fallait absolument que je lui parle ! Je suis ravie donc que, malgré l’accueil royal qui lui avait été réservé et la présence quasi permanente d’une équipe de la RTS, il m’a accordé un entretien. L’interview publiée le lendemain, le 2 novembre, garde depuis sa position en haut de la liste les articles le plus appréciés par les lecteurs de Nasha Gazeta ce mois.
Pour commencer, Monsieur da Empoli a mis du baume sur mon cœur de Moscovite en avouant qu’il a toujours préféré Moscou à Saint-Pétersbourg : je vous ai dit qu’il est intelligent ! 😊
Nous avons vite établi que « Le Mage du Kremlin » peut être considéré comme un spin off, pour utiliser le jargon des séries télévisées, de « Les ingénieurs du chaos » (Lattès, 2019), un excellent essai sur tous ces spécialistes de communication nationaux-populistes qui influencent l’opinion publique. Ceci fait, il a fallu établir une hiérarchie entre les deux principaux personnages : Vadim Baranov, une éminence grise de Vladimir Poutine, inspiré de Vladislav Sourkov, qui est le narrateur de l’histoire, et Vladimir Poutine lui-même. « Qui est donc l’ingénieur en chef ? », demandai-je. « C’est tout de même Poutine », me répond Giuliano da Empoli, en retenant un sourire. Et m’explique que Baranov, qui brille parmi les médiocrités qui entourent Poutine (et chez qui je soupçonne quelques traits propres à l’auteur), parle au nom de tous ceux qui ont sous-estimé l’agent de KGB devenu président et ont réalisé trop tard que la trajectoire qui lui est propre est basée sur la violence, sur la « même logique que la cour d’école où les brutes imposent leur loi et où la seule façon de se faire respecter est le coup de genou ». Difficile pour ceux qui ne sont pas d’accord de se distancier – la proximité au pouvoir les détient, les paralyse. Cette proximité au pouvoir est leur plus grand désir, leur plus important privilège, mais, comme l’écrit si justement Giuliano da Empoli, ce « privilège est le contraire de la liberté, une forme d’esclavage plutôt ».
Peut-on utiliser ceci comme explication plausible d’inaction de la plus grande partie des oligarques russes depuis le début de la guerre malgré toutes les « inconvenances » que cette dernière leur a causé ? Oui. Vladimir Poutine s’est déjà débarrassé de ceux qui essayaient de contester les règles du jeu qu’il avait imposées – les « cas » de Khodorkhovsky, Beresovsky etc. sont expliqués dans le roman d’une manière très claire. Les autres les ont acceptées et se sont mis au service du président soit par conviction, soit par peur des représailles. Et répondre aux peurs des gens, nous apprend Giuliano da Empoli, est le but ultime de tout pouvoir.
Un autre détail important : pour la première fois dans une œuvre de fiction (au moins, à ma connaissance) le lecteur rencontre Evgueni Prigojine. Ce personnage obscur condamné à un sursis pour vol en 1979, puis en 1981, à douze ans de prison pour « brigandage, escroquerie et incitation de mineurs à la prostitution », fait partie du cercle intime du président russe. Surnommé son « chef cuisinier » à cause d’une chaîne de fast-foods grâce à laquelle il a commencé sa fortune, il a pris de la visibilité ces derniers temps en tant que l’homme derrière le groupe de mercenaires Wagner qui se bat en Ukraine.
L’introduction dans le narratif du roman « Nous » d’Evgueni Zamiatine, un auteur de génie et précurseur d’Orwell, qui est mort de misère dans une chambre meublée à Paris en 1937, n’est pas une déviation du sujet mais un moyen de le renforcer. Car pour Giuliano da Empoli, c’est aujourd’hui que l’ampleur magistrale du roman clairvoyant de Zamiatine, perçu en son temps comme une simple critique du nouveau régime soviétique, peut être apprécié à sa juste valeur. Et prédire la suite des événements.
Le Tsar actuel russe (le Bienfaiteur chez Zamiatine) et sa clique, unis par le complexe d’infériorité indéracinable, tous ces « sharikovs » (immortalisés par Mikhaïl Boulgakov dans son « Cœur de chien », un autre chef-d’œuvre de tous les temps) arrivés au pouvoir de nulle part avec leurs « appétits ingouvernables », ne mèneront jamais la Russie vers cet avenir glorieux pour lequel tant des générations de Russes se sont déjà sacrifiées et continuent à le faire.
Mais comment raisonner avec une personne qui ne suit que sa propre logique ? Quels arguments utiliser contre un homme qui n’écoute personne, ne fait confiance à personne, n’aime personne ?
« Dans chaque révolution, il y a un moment décisif : l’instant où la troupe se rebelle contre le régime et refuse de tirer. C’est le cauchemar de Poutine, comme de tous les tsars qui l’ont précédé. Le risque que la troupe, au lieu de tirer sur la foule, se solidarise avec elle est l’éternelle menace qui pèse sur tout pouvoir », martèle Giuliano da Empoli dans son « Mage du Kremlin ».
« Que Dieu nous préserve de voir une révolte russe, dénuée de sens et sans pitié », écrivit Alexandre Pouchkine dans « La Fille du capitaine » en 1836, onze ans après le sacrifice des Décembristes. Une révolte sanglante versus le silence des agneaux-serfs – est-ce ceci le choix éternel russe ? Le seul?
Je remercie Brigitte Makhzani pour la relecture de mes textes.
Pourquoi precher en permanenece un “coup d’état” pour Poutin? Ca n’arrivera jamais. En plus cela serait tres dangereux pour la guerre que pour l’instant ne vise pas l’Occident. Le peuple (la masse) est derriere lui a 101%, et les quelques milliers d'”intellectuels” qui sont restés, n’ont que le poids de l’aboiement. Giuliano connait sans doute la Russie, mais il n’est pas russe. Il a pas grandi dans ce pays. Il le juge a nouveau avec les valeurs occidentales. C’est un beau roman. Mais pas plus.
Vous avez du mal lire. Personne ne “prêche” le coup d’état – ni Monsieur da Empoli, ni moi.
Je me suis mal exprimé. Bien-sur que vous ne préchez pas cette éventualité. Mais en lisant votre interview je revois le “leit-motiv” du coup d’état. …..La possibilité des “troupes qui se rallient au peuple rebelle” est une possibilitée tellement lointaine, qui me provoque le sourire. Ayant passé plus de vingt ans dans les ministères l’administration russe, je me demande toujours comment les “experts” peuvent en parler. Wishful thinking……..
Chacun lit ce qu’il veut et interprété comme il veut.
Je dois avoir mal interpreté l’avant-dernier paragraphe de votre texte de votre interview a M. da Empoli.
“On peut dire des Russes, grands ou petits, qu’ils sont ivres d’esclavage” constatait le marquis de Custine en 1839.
Le 11 novembre dernier, l’institut non-gouvernemental et indépendant Levada, peu suspect de complaisances pro-Kremlin (qui l’a classé sur la liste des “agents de l’étranger” en 2016) relevait
qu’en octobre, l’ambiance commençait à se remettre progressivement du stress provoqué par l’annonce de la mobilisation partielle. Les hommes, les partisans des autorités, ainsi que les répondants les plus jeunes et les plus riches sont plus susceptibles de parler d’une humeur positive. (In October, the mood began to gradually recover from the stress caused by the announcement of partial mobilization. Men, supporters of the authorities, as well as the youngest and wealthiest respondents are more likely to speak about a positive mood.)
Le 1er novembre, le même institut indiquait que les cotes de confiance envers Vladimir Poutine et Mikhail Michoustine ont augmenté de plusieurs pour cent, revenant au niveau d’août (The ratings of confidence in Vladimir Putin and Mikhail Mishustin increased by several percent, returning to August level).
Comment expliquer ce soutien, non seulement de la population russe dans sa grande majorité, mais en particulier celle des institutions et des élites économiques, financières, industrielles et commerciales à la politique de Poutine? Celui qu’ont apporté dans leur quasi unanimité en mars dernier les recteurs des universités russes, sans parler du récent ralliement du directeur du musée de l’Ermitage, à l’intervention guerrière en Ukraine ne rappelle-t-il pas la démission lâche de leurs homologues allemands face à la montée du nazisme? Si la propagande mensongère du Kremlin, qui persiste à faire croire à la menace OTAN-UE, peut à la rigueur expliquer l’assujettissement de la population dans les régions les plus reculées du pays, comment justifier celle des élites urbaines qui ont l’accès le plus large à l’information – même malgré la censure?
Depuis ses récents revers militaires, le tsar de carnaval Poutine, engoncé dans son sempiternel petit complet-veston à la distinction de garçon de café, n’affiche plus aujourd’hui sur les écrans que ce qu’Henri Bergson appelait “le triste et stupide visage de Mars”. Pas de quoi galvaniser les foules. Pourtant, elles le suivent. Custine avait-il raison?
et sa clique de maffieux auraient-ils accaparé le contrôle de tous les rouages de la société russe?
Malheureusement, votre analyse est inexact. Le peuple russe est a 101% derrière Putin car les faits historiques lui donnent raison dans son discours a la population. (En 1839, l’esclavagisme en Russie était encore légal, la citation est donc inutile). En 1917 la Russie s’était retirée de la première guerre mondiale car les allemands avaient financé Lenine et la Revolution d’Octobre. Cela leur a été inutile, mais ils ont créé par ce fait une des catastrophes humanitaires les plus graves de l’histoire. dans les années ’20, l’Entente entre France, Angleterre et autres ont financé les russes “blancs” contre les Bolshevics. Ca aussi a été inutile, mais la haine des vainqueurs est restée contre les occidentaux. Je passe les temps de la “guerre froide” mais depuis 1991, l’OTAN qui a promis, via les différents presidents des USA, ne pas incorporer les pays du Pacte de Varsovie dans l’OTAN (document signé par Gorbachev en 1985 et rectifié par Eltzine) n’a non seulement été non respecté et trahis (sans l’avoir dénoncé), mais ils ont mème étés incorporés dans l’EU (désastre économique pour l’EU mais ceci est un autre argument). La propagande de Hollywood, qui justifie des bombardements de l’autre coté de la Terre qui peut-etre, eventuellement pourraient menacer les USA, et qui paniquent quand des pays acceptent des aides militaires non-us, n’acceptent pas l’idéé qu’une zone “buffer” soit creé aux frontières d’un autre pays. Israel l’a fait, La Coréé l’a fait, USA-Mexique, Pologne-Bielorussie, etc. Il y a tellement d’exemples actuels sur notre planète, mais tous avec la benediction de l’OTAN. Pourquoi, la frontière Russo-Ukrainienne a été portée a la guerre (jusqu’au dernier ukrainien) et non pas avoir créé une zone demilitarisée? de 10 km de large? Pourquoi ne pas avoir invité Poutin a s’assoir a Bruxelles pour parler? Alors, si on ne regarde que les faits, et pas la retorique de propagande de l’Occident ou de la Russie, on constate que la Russie n’a aucune envie imperialiste depuis 1980, le monde occidental oui. La diplomatie de l’EU a porté a la guerre. Le désastre économique actuel aux USA et en Europe a besoin de plus de marchés et de guerre. C’est tres difficile de contrer la rétorique de Putin. Et sauf l’Occident, personne ne croit a la supériorité de la culture occidentale. Mème le document signé pendant le G20, parle de “concerns on war in Ukraina” pas de “condemning” comme la presse occidentale nous l’a soumis.
Bonsoir Monsieur,
Une seule question pratique.
Les affaires restent-elles toujours aussi rentables avec la Russie ?
Il est à craindre que l’appétit de l’argent d’une palanquée d’oligarques combiné à la manière d’exercer le pouvoir ( et d’incarner une idéologie ) de Poutine ne soient rien moins qu’un danger pour le Droit International.
Merci une nouvelle fois à Madame Sikorsky pour ce partage fort intéressant !
Excellentissime chronique, chère Nadia. Vous faites bien d’insister sur ce qui fait de ce roman – servi par un styliste remarquable – une sorte d'”initiation” aux coulisses du Kremlin. Dans la foulée, à quiconque s’intéresse de près au petit cercle des fidèles gravitant autour de Vladimir Poutine – et à leurs formidables intérêts bien sentis –, permettez-moi de chaleureusement recommander la lecture de “Poutine, la guerre et le crime – Derrière l’idéologie néoimpériale russe”, un article paru dans la nouvelle livraison de la Revue du Crieur (soit le numéro 21). Le lecteur y fera plus ample connaissance avec la petite dizaine de proches de la “famille” dont Vladimir Poutine est le chef. Pas reluisant du tout, ce petit cercle ; du moins la lecture de ces pages permet-elle de se faire une bien meilleure idée des enjeux, ont ne saurait plus bassement concrets, liés à la succession au Kremlin – ceci sur fond d’une guerre prétendument idéologique déclenchée contre la malheureuse Ukraine.
Merci, cher Jil, pour cette recommandation -je suis sûre qu’elle intéressera plusieurs lecteurs!
Impressionné par cet article (Madame, quelle culture ! Quelles références !) Un éclairage sur (un de) ceux qui nous gouvernent.
Merci, cher Jacques!
Merci Nadia Sikorsky pour cette “critique” brillantissime du Mage du Kremlin! J’ai lu ce “roman” d’une traite et on peut en effet y voir ce que l’auteur lui-même a bien voulu en dire, mais même si l’on ne peut s’empêcher d’y trouver des parallèles troublants avec la situation actuelle en Russie, il faut pouvoir s’en détacher et profiter de ce polar politique!
A lire absolument et à offrir!
Merci chère Nadia pour vos articles hypra intéressants, et oui quelle culture. J’ai moi aussi dévoré le Mage du Kremlin et même si romancé, il donne une image de ce despote que je trouve encore trop belle. Au plaisir de vous lire comme toujours.
Brigitte
Toute cette bande malfaisante finira par s’entretuer et c’est tant mieux. La lourde propagande pro-Putin, prorusse et prosoviétique dans les pays occidentaux n’y changera rien. Nous continuons de soutenir le peuple ukrainien qui est aux avant-postes de l’occident.
L’histoire qui s’écrit sous nos yeux à l’est de l’Europe est extraordinairement intéressante. A première vue, l’homme Russe est paradoxalement le plus occidental des slaves de par son approche pragmatique, sa culture et son histoire. On peut ajouter à cela la complémentarité économique avec l’Europe de l’ouest, la continuité continentale, la religion, etc… La Russie qui craint l’encerclement formerait avec le reste de l’Europe un seul espace de Reykjavik à Vladivostok… de quoi encercler le monde. Mais politiquement la Russie est insoluble contrairement à l’Ukraine qui a fait un pas résolu vers l’occident avec bientôt autant de révolutions politique qu’il y a de couleurs dans un arc-en-ciel. Car hélas, l’esclave Russe ne rêve que la gloire de son maître. Voilà pourquoi notre alliance se porte sur l’Amérique dont nous sommes proches politiquement.