Lorsque questionner ne suffit plus

Poser les bonnes questions ne suffit pas ; encore faut-il savoir que faire des réponses obtenues.

Dans cette période d’incertitude ou le nombre de questions posées à des milliers de spécialistes a explosé, qu’avons-nous fait des réponses obtenues ?

Internet et les librairies regorgent d’ouvrages sur l’art de questionner. On associe les bons scientifiques à la faculté de savoir formuler les bonnes questions ; il en va de même pour les bonnes philosophes ; questionner habilement est considéré comme une compétence clé pour réussir une négociation. Bref, nous déployons beaucoup d’énergie dans l’art du questionnement.

Au regard de cela, nous portons beaucoup moins attention à la façon dont nous utilisons la multitude de réponses obtenues. Qu’en faisons-nous ? Savons-nous les traiter pour en déduire des actions ? Savons-nous les organiser, les combiner, les comparer, les mettre en perspective de manière consciente ? Que faisons-nous lorsque plusieurs réponses semblent se contredire ?

Savons-nous encore naviguer dans cette zone grise et passionnante qui se situe entre les certitudes et les remises en question systématiques ? Comment concilier la science qui questionne et la science qui répond ?

Je vous propose de nous intéresser aux façons dont nous traitons les réponses à nos questions en trois phases, ou en trois paysages.

Les pyramides du savoir

Pyramides de Gizeh (Pixabay)

Enfant, à l’école, ou encore dans la manière dont nous avons appris nos métiers, nous considérons en général les savoirs et les réponses à nos questions comme devant être cohérents. Pierre par pierre, nous contribuons à un édifice monumental de « la vérité », dans lequel chaque réponse ou nouvelle réponse doit être tournée comme une pièce de puzzle ou de Tetris jusqu’à trouver sa place. Nous visualisons le savoir comme une pyramide virtuelle dont nous cherchons les composantes, avec parfois des zones à explorer en profondeur et des souterrains pas toujours accessibles. A chaque fois que nous faisons une nouvelle découverte, les pièces s’imbriquent. Et lorsque nous découvrons une pièce qui ne correspond pas, nous adaptons alors les plans de notre pyramide pour les faire coïncider avec la nouvelle réalité. Ainsi, nos pyramides du savoir deviennent de plus en plus monumentales, et leurs intérieurs à la fois de mieux en mieux connus et de plus en plus complexes.

Le problème est que nos pyramides nous cachent de plus en plus l’horizon, et que nous travaillons toutes et tous à des pyramides légèrement différentes. Plus notre pyramide grandit, plus nous faisons confiance à sa vérité, et plus nous avons tendance à ne plus considérer les pièces qui n’entrent pas dans le moule, voire à nous en débarrasser. A force, le risque est grand que nos pyramides transforment nos savoirs en convictions (j’en ai déjà parlé un peu ici). Et nous commençons à limer les réponses pour les faire entrer de force, nous faisons des réparations de fortune, nous renvoyons les réponses qui ne correspondent pas à nos besoins à leur expéditeur.

Les pyramides et les chapelles sont nombreuses, et se chevauchent parfois de manière inconfortable. On pourrait citer en vrac : le libéralisme, le socialisme, les patriotismes et la plupart des -ismes. Les croyances et interprétations du monde diverses telles que Big pharma et la politique sanitaire, la technologie qui nous permettrait de toujours trouver une solution, notre corps qui – sain et naturel – serait plus fort que tout, le droit de consommer qui serait une preuve de liberté et de réussite, l’état providence, les entreprises privées sans éthique, la nature qui devrait et pourrait être domptée, le couple et la famille qui seraient le fondement de notre société, nous qui serions toutes et tous libres, les mathématiques, l’histoire suisse, etc…

Nous essayons de rendre notre pyramide plus imposante ou plus belle que les autres, nous entrons en guerre contre les cathédrales voisines car elles ne correspondent pas à l’esthétique de notre monde, et nous méprisons les constructions plus simples, petites et moins solides.

Lorsque nous utilisons les réponses à nos questions comme des briques d’une pyramide qui nous est propre, notre vision du monde se rigidifie, nous tombons dans les querelles entre camps opposés, les jugements de valeur et les incompréhensions.

Comment concilier les pyramides de la “liberté de disposer de son corps”, celle de la “défiance envers les entreprises pharmaceutiques”, celle de la “solidarité avec les plus faibles”, et celle de la “confiance en la science” dans le monde actuel ? Trop essaient de le faire en consolidant la leur de bric et de broc, et en essayant de fissurer celles des autres; le choc des pyramides est alors sans merci, tout en étant voué à l’échec.

Étant donné leur rigidité, le risque est grand que s’ils sont trop abîmés, nos monuments s’effondrent. Nous en reconstruisons alors en toute hâte un autre, ou nous nous réfugions dans une cathédrale voisine (les religions et sectes maîtrisent bien cet accueil d’urgence).

Il est aussi possible que nous ne trouvions plus de construction qui nous paraisse assez belle et solide, et nous nous mettons alors à errer, plus ou moins longtemps, dans notre champ de ruines.

 

Le champ de ruines

Pompeï (Pixabay)

A force de ne travailler qu’à sa seule pyramide, de la réparer constamment sans la remettre en question, il est des cas où une pyramide s’est trop fissurée, et qu’elle finit par s’effondrer. C’est le cas si trop d’éléments qui étaient érigés en vérité se sont avérés faux (un vaccin nous sortira de la pandémie, se désinfecter les mains est plus utile que porter un masque), ou que les pierres ont été empilées de manière trop instable dans la durée (par exemple en niant la réalité de la crise climatique).

Tant que les pierres tombées n’ont pas pu être réutilisées pour construire un nouveau monument de système de savoirs, ou que nous n’avons pas trouvé refuge dans un autre système, on se trouve alors face à un champ de bataille en ruines.

Dans ce paysage sombre errent les spectres de nos savoirs qui ont perdu leur sens. Nous y achevons douloureusement nos certitudes gémissantes. Certains n’arrivent alors plus à quitter ce Waterloo moral. La désillusion fait place au cynisme et la rancœur. A peine quelqu’un commence-t-il à reconstruire quelque chose, que nous le détruisons à coup de sarcasmes, ou alors nous fuyons son hospitalité. Nous allons parfois jusqu’à ériger ce doute destructeur en étendard « anticonformiste » dont nous simulons la fierté.

Si comme le disais Socrate, le doute est le commencement de la sagesse, il n’en est néanmoins pas l’aboutissement. Car sur les ruines des pierres effondrées de nos convictions, il faut réussir à recréer quelque chose de neuf sur les réponses qu’il nous reste, et en chercher de nouvelles.

 

Le jardin extraordinaire

A Garden in October, Aldworth, Hellen Allingham (Pixabay)

La grande erreur que nous faisons en raisonnant en termes de briques, de pyramides et de monuments, c’est que nous gérons nos réponses et nos savoirs comme s’ils étaient gravés dans le marbre. Alors que les réponses varient dans le temps, sont partielles, se combinent avec d’autres, et ne sont pertinentes qu’en certains lieux et moments.

Plutôt qu’un savoir pyramidal, il faut penser nos réponses comme les éléments plus ou moins fugaces d’un jardin merveilleux. Certaines sont bien ancrés et robustes comme des arbres centenaires, d’autres sont des fleurs annuelles fragiles et délicates, certaines sont des vignes grimpantes vigoureuses, d’autres des fougères anciennes qui cachent d’autres plantes sous leurs feuilles.

Nous devons apprendre à gérer avec fluidité les réponses que nous obtenons, trouver leur place dans l’écosystème mouvant de nos connaissances. Nous devons accepter les réponses qui ont un sens momentané, comme certaines fleurs sont présentes au printemps et absentes en hiver, sans être moins réelles pour autant.

Si nous savons qu’une vie saine renforce le système immunitaire, cela ne veut pas dire qu’elle nous mette à l’abri de toutes les maladies, de la même manière que les civilisations autochtones d’Amérique du Sud n’ont pas résisté aux virus amenés par les conquistadors lors de la colonisation. Si l’industrie pharmaceutique a de clairs objectifs de rentabilité, cela ne signifie pas pour autant que la recherche liée est mauvaise. Si l’effet d’un vaccin s’est avéré excellent sur un variant donné, cela ne signifie pas qu’il le sera pour tous. Si une solution s’est avérée adéquate dans un pays donné, cela ne veut pas dire qu’elle soit adaptée aux autres. Si une étude contredit les résultats d’une autre, cela ne signifie pas que la première a été mal faite. Si un acteur s’est trompé une fois, cela ne veut pas dire qu’il se trompera à chaque fois, et inversement pour un acteur qui aurait trouvé une fois une solution adéquate. Si certaines personnes acceptent de se faire vacciner, cela ne veut pas dire qu’elles le font toutes pour la même raison, ni que cette raison est valable pour toutes.

Nous devons agir en jardiniers, associer les bonnes espèces, entretenir le sol, arroser, parfois débroussailler et apporter un peu de lumière. Nous devons oser laisser certaines surfaces partir librement en friches et observer ce qui y pousse, tout comme nous pouvons prendre le temps de tailler avec soin un magnifique massif floral. Parfois le vent nous amène des graines inconnues, et plutôt qu’immédiatement les arracher comme de la mauvaise herbe, nous pouvons les laisser prendre leur place et participer à la biodiversité du jardin. Certaines plantes ont besoin d’un tuteur pour mieux livrer leurs fruits, d’autres doivent doit être taillées pour garder leur vigueur d’année en année. Et ce qui a bien fonctionné une année ne fonctionnera pas l’année d’après. Nous pouvons apprendre en observant, et avoir confiance dans le cycle des saisons.

Bref, nous devons réussir à appréhender le monde d’aujourd’hui dans toute sa complexité, parfois trouver des réponses à des questions que nous ne nous étions pas encore posées, et chercher comment les différentes plantes peuvent cohabiter pour donner une image globale plus riche, plutôt que de traiter au désherbant tout ce qui dépasse et donner de l’engrais uniquement à ce que nous considérons comme beau.

Ce travail parfois fastidieux, parfois démoralisant, mais le plus souvent si passionnant, nous permettra de trouver notre place dans le jardin extraordinaire que nous offre le monde, et nous aussi être part de ce cycle dont nous ne maîtrisons pas les paramètres. Pour cela, nous avons besoin de curiosité, de patience, de soins et d’ouverture. Les plantes ne poussent pas sur les joints lisses d’un monument de marbre. Parfois il faut oser laisser s’effondrer nos certitudes, pour mieux replanter ensuite, tout en laissant le temps nécessaire.

Nous devons apprendre à faire autant confiance au sourire et aux mains calleuses du jardinier, qu’aux plans visionnaires de l’architecte et de l’ingénieur. Nous devons apprendre à questionner, et surtout à faire quelque chose de l’ensemble des réponses recueillies. En espérant que la météo sera clémente.

Puisse 2022 faire de nous des jardinières, qui sauront utiliser les ruines de nos certitudes passées pour mieux faire pousser les graines de nos idées futures.

XR

Climat : j’ai un problème avec la désobéissance civile

J’ai un problème avec la désobéissance civile : en Suisse, en 2019, lorsqu’elle est le fait d’adultes socialement établis, et d’autant plus sur la thématique du changement climatique.

Les actions récentes d’ Extinction Rebellion XR en Suisse, et en particulier la publication récente d’une déclaration de soutien par quelques membres de l’establishment scientifique et politique dans les pages du journal le Temps me font particulièrement réagir sur le sujet (notamment parce que j’en connais plusieurs dont je respecte les travaux scientifiques ou l’engagement).

Et ceci essentiellement pour trois raisons :

  • Une conviction personnelle intime ne suffit pas à rendre une cause juste
  • La désobéissance civile pour accélérer ou s’opposer à une politique gouvernementale n’a pas de légitimité dans la démocratie Suisse
  • En matière de climat en particulier, les effets de la désobéissance civile sont contreproductifs à long terme.

Permettez-moi d’avance d’anticiper une première critique : je partage totalement le constat sur l’importance des problèmes écologiques et environnementaux auxquels notre civilisation est confrontée aujourd’hui (nous consommons davantage de ressources que la terre n’en produit – nous avons modifié le climat à des degrés et une vitesse comme nous ne les avons jamais connus – la biodiversité est en chute libre). J’en ai régulièrement fait part sur ce blog, et pour ceux que cela intéresse, vous trouverez quelques pistes sur mon approche personnelle ici : « Transition écologique : Don’t panic – be happy ».

Une conviction personnelle intime ne suffit pas à rendre une cause juste

En matière de désobéissance civile, il est des exemples historiques et classiquement évoqués dont la pertinence et la légitimité paraissent aujourd’hui évidentes, comme par exemple la lutte anti-esclavagistes, anti-raciste ou anticoloniale (pensons à Henry-David Thoreau, Gandhi, …).

Les formules philosophiques inspirées de Thoreau comme « être homme avant que d’être sujet », « il n’est pas souhaitable de cultiver le même respect pour la loi que pour le bien », ou encore « la seule obligation qui nous incombe est de faire bien » raisonnent dans notre société libérale avec une très haute moralité ; elles mettent l’individu au cœur de l’action, à qui il incombe de définir lui-même sa notion du bien. La désobéissance civile est, à la base, un acte profondément libéral.

Or qu’en est-il de mouvements de désobéissance qui auraient pour objets une notion du « bien » que l’on ne partage pas. Par exemple, s’il s’agit de lutter contre l’avortement, ou encore comme dans le cas du mouvement de désobéissance lié à la « Manif pour tous » en France, dont la notion de bien ne s’accommode pas du mariage homosexuel. Un médecin refusant un avortement par conviction, une maire refusant un mariage entre individus de même sexe, pratiquent aussi la désobéissance civile.

Pour aller encore plus loin, est-ce que le groupement d’extrême droite qui a récemment fait scandale lors du carnaval de Schwyz en se déguisant en membres du Klu Klux Klan, pourrait se reconnaître sous l’étiquette de désobéissance civile ? Ses membres se réfèrent pour l’instant plutôt à la liberté d’expression (ou de bêtise). Mais à partir du moment où son action est mue par des convictions intimes (aussi méprisables soient-elles), qu’elle a été non violente, et où il accepte la sanction qui pourrait lui être administrée, on ne pourrait le contester.

Il faut également prendre conscience que l’on ne peut pas non plus comparer la Suisse actuelle avec l’Amérique des années 50 ou l’Inde de la première moitié du XXième siècle : aujourd’hui, la désobéissance civile est à la portée de tous, et le filtre du risque de sanction encouru est quasi inexistant.

Bref, la désobéissance civile est une méthode qui a fait ses preuves dans des contextes bien précis, mais que l’on ne peut reconnaître comme étant « bonne » intrinsèquement. Si on la reconnaît dans le cadre de la lutte contre le changement climatique, on ne peut plus s’y opposer dans d’autres contextes. S’il suffit d’avoir une conviction intime pour avoir le droit de se réclamer de la désobéissance civile, la porte est ouverte à toutes les dérives.

La désobéissance civile n’est pas adaptée à une démocratie qui fonctionne

Lorsqu’un gouvernement n’agit plus selon la Constitution ou qu’une administration étatique s’affranchit de son propre cadre légal, je peux concevoir l’outil de la désobéissance civile comme étant légitime, dès lors que les mécanismes démocratiques ne permettent plus d’agir sur le système. La désobéissance peut alors être un moyen pour se sentir en cohérence.

Or lorsque l’on lit le texte publié par Extinction Rebellion et ses soutiens, on y trouve:

« Quels que soient nos domaines d’expertise, nous faisons tous le même constat: le gouvernement suisse, au même titre que d’autres gouvernements, a été incapable de mettre en place des actions fortes et rapides, sans équivalent, pour faire face à la crise climatique et environnementale dont l’urgence est relevée tous les jours. »

Or en Suisse, si le système démocratique est lent, il ne dysfonctionne pas. Il est aujourd’hui en train de prendre la mesure du changement climatique de manière très rapide à l’aune des évolutions politiques classique, et de s’y adapter. Excepté l’UDC pour qui la lutte contre le changement tout court est la priorité, tous les partis qui comptent en Suisse ont pris acte des faits scientifiques. Il reste maintenant à mettre en œuvre une vraie politique climatique, et le prochain parlement sera très probablement mieux armé pour le faire.

Si l’on souhaite accélérer les choses davantage que le système ne le permet, on remet en question le modèle démocratique, qui veut qu’un changement soit intégré par la majorité des votants ou des membres d’un parlement avant qu’il ne soit décidé; ceci une fois fait, le changement est alors robuste et n’est plus remis en question à chaque nouvelle législature. La démocratie n’est pas un modèle de pionniers, mais de suiveurs, qui sont précisément en train de se mettre en route depuis quelques mois. Elle est lente, mais une fois une direction prise, elle la tient.

Le gouvernement, en Suisse, est exécutif. Et il reçoit son mandat du Parlement,  élu par le peuple. Si le gouvernement va plus vite, ou à l’encontre de la majorité démocratique, alors là, oui, le système dysfonctionne. Ce n’est pas le cas en Suisse, à moins de remettre en cause la démocratie.

Et c’est ici où le texte publié devient particulièrement malhabile, lorsqu’on y lit en conclusion : « Nous soutenons la demande de XR de déclarer un état d’urgence climatique et environnementale et d’établir une assemblée citoyenne pour travailler avec les scientifiques pour développer un plan crédible et juste pour une décarbonisation totale de nos sociétés et une préservation des écosystèmes. »

Il ne s’agit ni plus ni moins, de manière très probablement inconsciente, d’un appel à contourner les institutions démocratiques, en imaginant qu’une assemblée de citoyens (élue, désignée, tirée au sort ?) fera mieux et plus vite que le Parlement, qui devra alors simplement en mettre en œuvre les résultats.

Si l’on croit en la démocratie, qu’on en est un acteur, en tant que votant, en tant qu’élu, ou même dans le cadre de son travail, on ne peut en même temps jouer le jeu de la désobéissance civile dès qu’elle n’est pas (encore, ou plus) alignée sur nos propres convictions. Soit on joue selon les règles et on s’y tient, soit on ne joue pas du tout ; mais en aucun cas on joue, en se réservant le droit de ne pas respecter les règles si l’on perd.

S’il en est qui pourraient se réclamer de la désobéissance civile, ce sont les jeunes qui ne sont pas en âge de voter, voire les étrangers sans droit de vote.

Mais là aussi la pente est glissante. La désobéissance civile au sens de Thoreau ou d’autres, implique une haute maturité citoyenne et philosophique, afin de pouvoir garantir d’une part la non-violence et d’autre part l’acceptation des sanctions.
Des utilisateurs non avertis de désobéissance civile pourraient bien vite s’affranchir de ces garde-fous essentiels.

N’oublions pas non plus les utilisateurs avertis. Que se passera-t-il, lorsque les Blocher de demain se mettront à investir dans des mouvements de désobéissance civile, plutôt que dans des campagnes politiques et des journaux ? Appellerons-nous aussi les forces de l’ordre à davantage de tolérance, lorsque seront bloqués les transports publics?

Des rebelles on ferait rapidement des révolutionnaires, et les potentiels tyrans de demain, comme le disait Camus dans son essai « l’Homme révolté ».

En matière de climat en particulier, les effets de la désobéissance civile sont contreproductifs à long terme.

 On parle aujourd’hui beaucoup d’ « urgence climatique ». Et en effet, plus on attend, plus les mesures à prendre pour atteindre un objectif de neutralité carbone seront fortes. Mais ce terme occulte le fait que la lutte contre le changement climatique ne se fera pas en une seule déclaration ni une seule décision du parlement (et encore moins de l’exécutif = « gouvernement » dans le texte incriminé…).

Après une première décision de principe, la bataille se fera sur le très long terme. Durant de nombreuses législatures, il faudra être capable de mettre en place des plans d’actions pour améliorer constamment notre empreinte carbone, respecter nos objectifs, voir les renforcer. Il faudra investir fortement et régulièrement dans des infrastructures, des mesures d’accompagnement, qu’il s’agira de financer. Nous aurons parfois d’autres enjeux essentiels à traiter, et à chaque fois, il faudra ne pas céder sur la dimension climatique, tout en trouvant les bons compromis avec d’autres urgences (environnementales, sociales, économiques), alors que les conflits d’objectifs seront constants. Sans le temps de la discussion, de la négociation, nous ne trouverons pas les majorités pour des solutions acceptables pour tous, à la ville comme à la campagne, pour les jeunes comme les plus vieux, pour les aisés comme pour ceux qui ne possèdent que peu.

Pour cela, il est déterminant que les bases démocratiques qui paveront cette route soient solides. Et que personne n’ait l’impression que les décisions aient été prises sur un coup de tête, de manière peu démocratique, sous la pression de mouvements qui n’auraient pas respecté les règles du jeu. Et encore moins d’une élite qui aurait usé de ses titres de professeurs honoraires, de ses légions d’honneur, de ses prix Nobels ou de sa pureté morale comme de passe-droits. Désobéir pour que les autres obéissent mieux, quel dangereux paradoxe…

Prenons notre temps, à bras le corps

En matière d’incendie, la première règle que l’on apprend est : ne pas paniquer ; puis, agir calmement. Hurler au feu de plus en plus fort en menaçant de sauter par la fenêtre si l’évacuation ne se fait pas en bon ordre n’a jamais sauvé personne. On ne se prépare pas non plus en urgence à un marathon.

Plutôt que se rebeller, il s’agit de transformer le système de l’intérieur. Il ne s’agit pas de ridiculiser ni d’insulter ceux qui n’en auraient pas encore conscience, alors qu’il nous a fallu plus de trente ans pour collectiviser le problème. Il ne s’agit pas de trouver des coupables, il s’agit simplement de prendre son avenir en main.

Les manifestations de cet automne pour le climat ont été formidables d’énergie, et elles ont permis un changement majeur au sein non seulement de la composition partisane du Parlement, mais également dans les esprits de chacun. A nous de porter cet élan en avant, plutôt que de « désobéir » avec des techniques de chantage qui déshonorent la désobéissance civile de nos modèles du siècle passé.

Les études scientifiques montrent que la majorité ne se met pas en marche sous la pression d’une morale externe. Elle se met en marche lorsque les premiers avancent déjà. Pas à pas. Petit à petit. Avec de l’espoir et de l’envie.

En matière de climat aussi, rien ne sert de courir, il faut partir à temps. Nous voilà partis, et nos petits pas d’aujourd’hui, feront les grands de demain. Surtout, si c’est urgent.

 

Addenda 1 (23.10.2019)

Pour ceux que cela intéresse, l’émission RTS Tribu “La désobéissance civile et l’écologie” de ce mercredi 23 octobre a aussi traité le sujet, et reprend beaucoup des questions que je touchais plus haut (sur les réponses, nous ne sommes pas toujours d’accord).

 

Addenda 2 (26.10.2019)

Augustin Fragnière a répondu à ce papier de blog de manière extrêmement constructive, nuancée et réfléchie, en fournissant des éléments essentiels de compréhension.
Je vous mets ci-dessous la réponse que j’ai publiée ce matin sous son article, que je vous encourage à lire ici:

“Cher Augustin,
Je te remercie pour ta réponse extrêmement raisonnée à mon papier de blog, et à nous offrir un mode d’emploi de la désobéissance civile XR made ins switzerland.
Au vu de tes explication, je te suis sur la plusieurs de tes points.

Mon problème reste néanmoins sur trois points:
1. Le grand public, et surtout ceux à qui s’adressent ces actions, voyant les actions de désobéissance civile essentiellement à travers le miroir grossissant de la presse, sans le mode d’emploi, voit avant tout le coté de rupture et la critique directe (et parfois violente dans les mots). La subtilité de ta mécanique ne leur est pas consciente.

2. La critique trop directe (même non violente) ne favorise pas le dialogue.
J’en veux pour exemple l’anecdote cocasse qui m’est arrivée sur Twitter avec l’un des signataires, que tu connais bien vu qu’il préside la commission de la fondation scientifique dont tu fais partie chez Zoein.
Ayant publié mon texte, et interpellé les signataires, sa réponse fut: “n’importe quoi” accompagné sur un ton paternaliste d’une analogie historique déplacée. J’ai réagi en escaladant. Lui aussi. Il m’a bloqué. Fin du dialogue…
Bref, tout le monde n’a pas ta sagesse en matière de dialogue. Et surtout pas par médias et médis sociaux interposés, canaux pricipaux des actions de XR.

3. Je maintiens ma critique principale. Nous ouvrons la porte à d’autres formes de désobéissances civiles, qui ne respecteront par forcément le mode d’emploi de Thoreau et cie, sauront exploiter d’autres droits fondamentaux comme par exemple le droit à la vie, ou encore le droit à décider librement de ses projets de vie, et pourraient dorénavant facilement obtenir des soutiens financiers tiers importants, dont les intérêts ne seront pas toujours publics.

Tu dis toi-même que la notion d’activisme-non violent serait plus appropriée que le terme de “désobéissance civile”. Il ne serait pas seulement plus approprié, mais plus efficace.
En ce sens un activisme positif, visible et non violent, de manière physique mais aussi dans les mots serait plus efficace à long terme. Je ne sais pas non plus combien de temps le stress mental dégagé par les actions XR sauront maintenir le mouvement dans la non-violence (chose faite de manière exmplaire jusqu’à aujourd’hui, il faut aussi le dire).
La responsabilité de tous est d’accompagner ce mouvement, et non de donner un blanc seing à des activivités futures d’un mouvement dont on ne connaît par définition pas l’évolution.

Ma conclusion : les Manifs pour le climat: Oui; Extinction rebellion: non.

Mais surtout, et je te remercie chaleureusement pour cela: le dialogue avant tout!”

Comment nous pouvons gagner le combat contre le changement climatique

Je suis de la génération « changement climatique »

Je suis de la génération X.
Je suis de la génération « changement climatique ».
Du moins, le croyais-je jusqu’à hier.

Durant mes études de géologie à la fin des années 90, j’ai compris le réchauffement climatique comme une évidence scientifique. Les règles de base de la physique ainsi que les avancées en matière de paléoclimatologie et de géochimie suffisaient déjà à ce que scientifiquement la théorie générale soit aussi solide que celle de la tectonique des plaques. Pour moi la question n’était plus que politique, sociologique et technique : comment sortir d’une civilisation basée sur la libération de carbone fossile ?

J’en ai fait en partie mon métier dès le début des années 2000, et suis aujourd’hui actif dans la formation continue et le conseil en environnement, en contact quotidien avec des acteurs de tous types qui travaillent à ce même objectif. Je me voyais jusqu’à hier dans un processus dont la dimension politique et institutionnelle se construisait patiemment, à mesure que la réalité du changement était de plus en plus visible et que le contexte et les moyens d’y faire face devenaient de plus en plus concrets : sensibilité de la population au sens large, développement des énergies renouvelables, programmes d’efficacité énergétique (paradoxalement, ce sont les limites du nucléaire, qui, après Fukushima, ont donné un coup d’accélérateur à la politique climatique, plutôt que les dangers liés à la consommation effrénée de carburants fossiles).

Bref, je participe à cette évolution, tout en regrettant que cela n’aille plus vite.

« Comment nous avons perdu le combat contre le changement climatique »

D’où ma surprise vendredi passé, lorsque je tombais sur l’excellent article de Catherine Frammery dans Le Temps : « Comment nous avons perdu le combat contre le changement climatique ».

Je découvrais la génération perdue d’avant 1989. Dans les années 80, scientifiques, politiques et industriels travaillaient de concert non pas pour débattre de la réalité du changement climatique, mais pour réfléchir aux mesures de lutte au niveau mondial. Jusqu’à cette réunion des ministres de l’environnement à Noordwijk en 1989, où le travail de sape conduit par Ronald Reagan et Georges Bush eut raison du processus politique. A partir de là, le changement climatique fut délégué aux scientifiques, en même temps que des moyens énormes furent mobilisés pour les décrédibiliser. L’incroyable déficit de connaissances sur le climat dans le Parlement suisse aujourd’hui montre à quel point cette désinformation est efficace encore aujourd’hui…

(Extrait) Donald Trump a des alliés en Suisse. En mars dernier, la ratification de l’Accord de Paris n’est pas allée de soi. Le Conseil national s’est longuement écharpé sur la question. Débat largement alimenté par les salves en provenance du camp UDC. A commencer par celles de Toni Brunner (SG), son ancien président, qui s’est demandé si on allait interdire aux vaches de «roter et de péter». Poursuivant sur cette lancée, Werner Salzmann (BE) a aussi interpellé les écologistes sur un éventuel remède pour modifier le système digestif des ruminants afin qu’ils émettent moins de méthane.

Andreas Glarner (AG) a rappelé la grande affaire des années 1980: la mort des forêts. «Une escroquerie! A cause de ça, on a limité la vitesse à 120 kilomètres sur nos autoroutes et on roule toujours à ce tempo!» Pour Christian Imark (SO), le dérèglement climatique n’est rien d’autre qu’un «fait alternatif». Raymond Clottu (NE) a lancé une autre idée: «Il faut aborder le problème là où il se trouve réellement, c’est-à-dire au niveau de l’accroissement de la population». Roger Köppel (ZH) a tenté de dédramatiser la situation: «Les températures étaient encore plus élevées au temps de l’Empire romain».

(Les climatosceptiques sont bien représentés au parlement suisse – Magalie Goumaz – Le Temps du 2 juin 2017)

(A noter que le terme malheureux de « climatosceptique » participe lui-même à cette désinformation. On n’est pas ici face à des climatosceptiques, mais bien face à des sceptiques face à la science.)

Comment nous pouvons gagner le combat contre le changement climatique

Une fois cet article lu (puis l’article “encyclopédique” initial publié par le “New York Times » : « Losing Earth: The Decade We Almost Stopped Climate Change »), ma première réaction était la déception face à cet échec à un moment où tout était encore possible. Puis vint l’étonnement que toute cette première partie de l’histoire ait été  effacé de la mémoire collective, et n’ait même jamais accédé à la mienne. Et puis, soudain, le sentiment qu’au contraire, le fait de connaître le début de cette histoire, rendait à nouveau tout possible: s’il y a quarante ans on avait été à deux doigts de mettre en place une vraie politique de lutte contre le changement climatique, c’est que c’était fondamentalement faisable ; aucune raison ne rend cela moins possible aujourd’hui qu’en 1989, bien au contraire. La lutte couronnée de succès contre le trou d’ozone en interdisant les chlorofluorocarbures (CFC) montre combien des actions internationales fortes et concertées peuvent avoir un impact.

Contrairement aux années 1980, nous disposons aujourd’hui d’une panoplie de moyens économiques, juridiques, technologiques et sociologiques pour mettre en oeuvre une politique de maîtrise de la libération de gaz à effet de serre dans l’atmosphère et donc de limitation du réchauffement climatique (en effet nous avons perdu trop de temps pour pouvoir stopper complètement le changement climatique initié). Nous pouvons aussi augmenter les efforts pour nous adapter aux changements climatiques en cours. Des décideuses politiques réalistes, responsables et ambitieuses font  aujourd’hui déjà des pas clairs en ce sens, comme par exemple Jacqueline de Quattro avec la feuille de route du plan climat du canton de Vaud.

Que l’on ait été si près du but en 1989 est en soi une bonne nouvelle. Cela montre que l’objectif peut être atteint. La victoire ne sera fera plus aujourd’hui en empêchant le changement climatique, mais en cessant de l’alimenter d’une part, et en apprenant à vivre avec d’autre part. Ronald Reagan et Georges Bush ne sont plus au pouvoir ; la méthode Trump ne survivra pas indéfiniment.

Quant à la recherche, il ne s’agit plus de comprendre si il y a changement climatique ou non. Il s’agit aujourd’hui d’affiner cette compréhension pour comprendre les conséquences à toutes les échelles, et identifier les mesures d’adaptation pertinentes.

Nous pouvons aujourd’hui effacer ce triste héritage, et nous lancer avec le pragmatisme visionnaire de la génération des pionniers des années 1980, vers des actes politiques courageux à même de donner de nouvelles perspectives aux générations de demain.

Ici et maintenant, pour demain et pour tous.