En matière d’égalité de fait, et non de droit, entre femmes et hommes, nous sommes encore loin du compte en Suisse. Dans ce chantier qui reste colossal, il y a aujourd’hui du mouvement, notamment grâce à toute l’énergie mobilisée lors de la grève des femmes de 2019.
Il s’agit maintenant de mettre l’énergie aux bons endroits pour obtenir un impact maximal et sans tarder.
Pourtant, avec la cristallisation de la lutte sur le maintien de l’âge de la retraite des femmes à 64 ans, nous faisons fausse route; gagner une nouvelle fois sur ce point serait un marché de dupes, et cela pour de multiples raisons.
La retraite à 64 ans : une perte financière sèche de plus pour les femmes
Premièrement, et c’est là où se cache la véritable arnaque, c’est qu’en prenant leur retraite une année avant les hommes, les femmes n’y gagnent absolument rien, elles y perdent même financièrement la plupart du temps.
Pour la majorité d’entre nous, nous gagnons plus l’année avant notre retraite que celle d’après. Et cela y compris pour les petits salaires, qui obtiennent peut-être une rente AVS autour des 1’300 CHF et arrivent avec peine à 2’500 francs au final si l’on inclut les prestations complémentaires.
Bref, en garantissant aux femmes une retraite à 64 ans, nous leur faisons perdre une année de salaire professionnel par rapport aux hommes, en général plus élevé que leur rente. Beaucoup de femmes entrent ainsi une année plus tôt dans la catégorie précaire des retraitées.
Quand certains syndicats annoncent (voir ici )que les femmes perdront environ 1’200 francs en moyenne par année sur leur rente AVS, (en considérant environ 2’000 francs mensuels d’AVS et de prestations complémentaires, multipliés par douze mois = 24’000 francs annuels, répartis sur les 20 ans d’espérance de vie moyennes (jusqu’à 84 ans) = 1’200 francs de perte annuelle), ils oublient que la plupart des femmes perdent aujourd’hui en réalité davantage en tant que retraitées que si elles touchaient encore un salaire l’année de leur 64 ans. Bref, avec une retraite anticipée institutionnalisée des femmes, tant les femmes que les caisses AVS y perdent financièrement!
La retraite à 64 ans : le collier de nouilles de la fête des mères
« Tant que l’égalité des droits ne sera pas vécue dans les faits, nous ne lâcherons pas la retraite à 64 ans » : ce qui à première vue semble être un élément légitime et fort d’une négociation, s’avère se dégonfler à la lumière de la réalité. Car en réalité, il n’y a plus rien à négocier : formellement, légalement, l’égalité est là. Par contre, les inégalités doivent encore se résoudre dans nos têtes, dans nos comportements, ainsi que dans les façons dont l’un et l’autre, hommes et femmes, gérons nos carrières et nos familles (temps partiels, congé parental, crèches,…). De tels changements ne se négocient pas, ne s’imposent pas, mais ils se font, ils se vivent dans la vie privée et publique de tous les jours, et nous pouvons les accélérer en offrant des possibilités (temps partiel) et des infrastructures (crèches), en expliquant et en informant (transparence salariale) et surtout en donnant envie de changement.
Les hommes dont les idées sont encore fortement ancrées dans le patriarcat, se fichent probablement que les femmes soient retraitées à 64 ans. Au contraire, de manière inconsciente pour certains, cela légitime leur vision du monde :
- les femmes sont plus chétives et ont donc droit à une retraite anticipée (argument du Conseil fédéral en 1964, lorsqu’il avait abaissé l’âge à 62 ans)
- les sacrifices des femmes pour la famille sont finalement compensés (déjà qu’elles ne sont pas astreintes au service militaire…), et il n’y a donc rien à changer dans notre société.
- d’autres seront heureux de profiter du départ anticipé à la retraite de leur épouse plus jeune, ce qui leur permettra de continuer de se tenir avec bonne conscience à bonne distance des tâches ménagères
Ce qui est vendu comme une compensation pour inégalités de fait bien réelles, tient aujourd’hui davantage de la prime cumulus offerte aux femmes pour sacrifices accumulés au cours de toute une vie, ou du collier de nouille offert à la fête des mères pour les remercier de leur dévouement constant. Indirectement, cette compensation fantoche légitime ces inégalités, vu que c’est le jeu qui permet d’obtenir la prime, ou l’amour reconnaissant du patriarcat.
N’oublions pas que pour trop de femmes encore, prendre la retraite c’est devenir femme au foyer à plein temps. Et voulons nous vraiment, en insistant sur cette notion d’âge différencié selon le genre, renforcer les stéréotypes scandaleux du genre “un homme avec les cheveux gris est expérimenté, une femme avec les cheveux gris est usée” ?
Non, la retraite à 64 ans n’est pas non plus un complot misogyne
A l’époque où les chances de faire bouger le système patriarcal étaient encore minimes, cela avait du sens de négocier des « compensations » ; mais aujourd’hui, nous pouvons et nous devons changer réellement le système, même si ce changement de paradigme n’est pas si facile.
Les syndicats et beaucoup d’entre nous sont aujourd’hui victimes d’un biais cognitif bien connu, celui du coût irrécupérable. Tant a déjà été investi dans la lutte pour conserver cet âge de la retraite plus bas pour les femmes, que se dire que ce n’est plus là le bon combat semblerait un gâchis de forces et d’énergie inacceptables. Or, tout ce temps et cette énergie de campagne et de combat ont déjà été dépensés, et ne doivent plus être considérés ; la seule chose que nous devons nous demander aujourd’hui est : où est-ce que notre énergie et notre engagement aura le plus d’impact positif pour les femmes.
Dans ce long combat pour une égalité des genres, il faut aujourd’hui lâcher cet os qui a perdu de sa saveur, que l’on tient depuis si longtemps entre les mâchoires. Certains syndicats ont de la peine à se défaire de cela, et le prêt-à-penser dont ils nourrissent les messages du mouvement de la grève des femmes devient aujourd’hui problématique, pour ne pas dire, et c’est un comble, paternaliste.
L’injustice sur les rentes est ailleurs, et elle est massive
L’injustice dans les rentes est réelle, et ne peut en aucune mesure être compensée par une retraite à 64 ans. Une étude de 2016 sur l’écart entre les rentes des femmes et des hommes (gender pension gap) arrive aux conclusions suivantes : si l’écart est presque inexistant dans l’AVS (seulement 2,7 %), il atteint 63 % pour la prévoyance professionnelle (2ème pilier), c’est-à-dire qu’en moyenne, la rente prévoyance professionnelle d’une femme dépasse à peine le tiers de celle d’un homme. L’écart est très élevé également pour le 3e pilier, où il représente 54 %.
Cette injustice flagrante ne se résout pas avec des modes de calculs de rentes différents, mais bien en permettant aux femmes de travailler davantage, à des postes plus élevés et pour des salaires équivalents à ceux des hommes, et aux hommes d’accéder de manière réelle aux temps partiels, afin que les charges familiales et les responsabilités professionnelles et sociétales soient réparties de manière plus équitable.
Briser les réflexes de l’ancien monde pour permettre une vraie société égalitaire
En s’accrochant au privilège de l’ancien monde qu’est la retraite à 64 ans pour les femmes, c’est ce dernier que nous faisons perdurer dans nos têtes. Se battre pour une compensation dans un système injuste, ne fait que renforcer le système injuste.
Afin de dépasser cette situation de perdantes perdants, femmes et hommes devons agir de concert, libérés des négociations stériles de « si tu ne me donnes pas cela, je ne te donnerai pas cela » et pour cela abolir toute inégalité de droits, dans un sens comme dans l’autre.
Nous devons faire vivre une nouvelle vision, partagée entre femmes et hommes, de société égalitaire. Nous devons imaginer ensemble cette vie, ces rôles, ces fonctionnements, y rêver, les expérimenter. Nous devons apprendre à nous faire confiance et construire ensemble. C’est en nous donnant à toutes et tous l’envie d’une vie meilleure, que les changements en profondeur se feront.
Afin de mettre notre énergie à réfléchir et concrétiser ces idées, il existe quelques pistes qui agissent de manière fondamentale sur nos rôles dans la famille et la société, et donc de manière forte sur nos rentes, notamment sur le 2ème pilier encore si inégalitaire.
Le travail réalisé par Alliance f est en ce sens très inspirant, et a déjà porté ses fruits de manière forte notamment en ce qui concerne la place des femmes en politique (pour la place des femmes dans l’économie, on y travaille encore…).
Une autre idée me paraît avoir un potentiel de transformation particulièrement fort, c’est celle du service citoyen. Celui-ci remplacerait l’obligation de servir actuelle purement masculine et militaire par un engagement de milice pour chaque citoyenne et chaque citoyen, dont les options seraient élargies à toutes les tâches d’intérêt public reconnues par la loi (armée, protection civile, conservation des biens culturels, revitalisation des cours d’eaux…). J’ai repris cette idée dans l’article Heidi News en lien (et qui a notamment été un déclencheur pour ce blog).
Une généralisation d’un tel service citoyen aiderait les familles à moins baser la tenue du ménage sur les femmes ; tout comme le congé parental, cela renforcerait le signal que oui, il n’y a pas de raison qu’un homme ne puisse pas assumer seul famille et emploi pendant que sa conjointe serait en « service citoyen ». Finalement, cela renforcerait les « réseaux informels » externes aussi pour les femmes. Cela donne clairement envie d’y réfléchir.
Un autre élément clé est celui du congé parental, qui poserait des bases solides pour une répartition ouverte des rôles parentaux dès la naissance.
Ces idées et beaucoup d’autres changeraient notre société de manière fondamentale, mais le chemin est encore long et il faut y mettre toutes nos énergies si nous voulons les réaliser.
Nous avons encore besoin d’une AVS forte
Pour revenir au sujet de la retraite, nous devrons encore trouver les moyens de considérer une retraite à des âges variables, en fonction de la « dureté » du métier. Mais cela n’a plus à voir avec le genre, car ces métiers sont pratiqués tant par des hommes que des femmes.
Nous devons pour cela faire table rase des modèles du passé, réaliser la transition vers une retraite commune à 65 ans, tout en mettant en place les compensations adéquates pour ces femmes qui devront changer leurs plans pour une retraite une année plus tard. Car si les femmes d’aujourd’hui ne gagnent rien à maintenir une retraite à 64 ans, les retraitées (et les retraités) de demain gagnent à une AVS saine et solide pour l’avenir, car l’AVS restera le pilier de rentes le plus égalitaire quelques années encore.
En prenant un peu de distance, et pour dire tout cela autrement: je me vois très mal raconter un jour à mes filles, et peut-être mes petites filles, que malheureusement leur monde reste inégalitaire, mais qu’au moins je suis fier de m’être engagé fortement et durant des années pour sauver l’âge de la retraite des femmes à 64 ans quelques années de plus (quitte à empêcher d’autres avancées sociales par la même occasion). Leurs priorités seront très probablement bien ailleurs.
Vous êtes plutôt courageux, et j’en veux pour preuve les commentaires reçus sur votre “Stop Bonnant”, que je découvre à l’instant.
Bref, pour en revenir à nos moutons noirs, les piliers de notre démocratie, lequel de nos parlementaires aura le courage de remettre en question les trois piliers?
Qui devrait, en fait, être un mix entre le premier et le deuxième. Si les gens veulent mettre leur argent dans une crousille, les banques ne manquent pas, pour ce faire.
Mais comme le Parlement a une moyenne de 65 ans, vous imaginez bien que tous ces gens cherchent à arriver à leur retraite au maximum 🙂
Oups, pardon cher Marc, apparemment, j’ai involontairement rallumé la flamme de tous les courageux sous pseudo 🙂
So sorry
On est bien d’accord, la mentalité patriarcat domine encore très largement dans notre parlement pour ne pas dire qu’elle l’affaiblit. De plus Homo sapiens semble être reconnu pour son patriarcat le plus violent de tous les primates connus (Pascal Picq, paléo-anthropologue, voir son dernier livre « L’évolution créa la femme » à lire absolument).
Un élément curcial manque à votre démonstration: la discrimination salariale entre femmes et hommes! Et elle compte pour beaucoup. Voyons comment… Augmenter l’âge de la retraite des femmes de 1 an rapporterait 1,4 milliard de francs par an. L’augmentation des recettes en raison d’une année de vie active de plus est de 200 millions seulement. Donc 1,2 milliard sont le résultat de moins de dépenses en rentes. Votre argument ne pèse pas autant que vous le croyez…!
Les syndicats exigent des compensations à cette hausse de l’âge de la retraite des femmes, ce qui est légitime. Ce milliard presque est demi économisé devrait être utilisé pour compenser la différence inexpliquée de salaires entre les femmes et les hommes, qui se montait à 7,7% (selon l’ESS de l’OFS de 2016) et qui se retrouve aussi dans les cotisations. Inexpliquées, cela veut dire que cette différence résiduelle, quand on a tenu compte des facteurs dits objectifs (âge, différence de branche, de formation, d’expérience professionnelle, etc.), ne s’explique qu’en raison du sexe de la personne.
Cette différence salariale inexplicable (ou discrimination, selon qui utilise le mot) se retrouve aussi dans les cotisations payées à l’AVS. En 2016, cela se traduit par une perte de 740 millions de francs. Extrapolées à 2020, ce sont 825 millions qui manquent chaque année à l’AVS, juste parce que les femmes sont moins payées parce qu’elles sont des femmes. Le milliard presque et demi économisé “sur le dos des femmes” doit, tant que faire se peut, servir à compenser ce trou issu de l’inégalité salariale inexpliquée, tant qu’elle n’a pas disparu.
On peut ajouter le constat suivant: les coûts de la retraite à 64 ans sans discrimination salariale sont à peu près les mêmes que ceux de la retraite à 65 ans avec discrimination salariale et compensation pour la génération de transition, comme le propose le Conseil fédéral (la compensation de cette génération de transition s’élève à 596 millions en 2030).
Je vous invite à consulter le document de Travail.Suisse sur la question du financement de l’AVS de mai 2020 (https://www.travailsuisse.ch/fr/media/1420/download).
Ce qu’a proposé la commission du Conseil des Etats à fin janvier est juste inadmissible. “Le Conseil fédéral avait proposé de permettre la retraite anticipée à partir de 62 ans pour les deux sexes. Cela aurait permis aux salarié-e-s à faibles revenus et en particulier au travail souvent pénible de prendre plus facilement leur retraite. Au lieu d’apporter une amélioration significative dans ce domaine, la commission veut abolir cette retraite anticipée pour les femmes également. À l’avenir, la retraite anticipée pour les deux sexes ne sera possible qu’à partir de 63 ans.” (extrait du communiqué de presse de TS du 29 janvier 2021 https://www.travailsuisse.ch/fr/sozialpolitik/ahv/2021-01-29/reforme-de-l-avs).
Comme vous le voyez, cette question de l’âge de la retraite des femmes est loin d’être simple et la résumer à une vision patriarcale du couple est simpliste. Pas sûre qu’en prenant sa retraite à 65 ans en même temps que son mari, une femme voit soudainement ses tâches ménagères réduites de moitié…
Mais je vous rejoins sur toutes les autres mesures structurelles à mettre en place pour que l’égalité de fait se réalise enfin (congé parental, accès au temps partiel des hommes plus facile, plus de crèches avec le principe d’un enfant = une place dans une crèche – comme c’est le cas pour l’école publique, analyse et transparence des salaires, et même pourquoi pas, quotas dans la vie politique et des entreprises publiques ou cotées en bourses, service citoyen pour toutes et tous – pour autant qu’il ne se limite pas au domaine militaire, etc.).
Merci beaucoup pour votre contribution fondée.
Juste pour que l’on se comprenne bien. Pour votre premier argument, vous raisonnez en matière de dépenses et gains pour l’AVS. Dans mon texte, je raisonne en termes de dépenses et de gains pour la femme concernée elle-même, l’âge de ses 64 ans. Une personne active gagne dans la majorité des cas davantage qu’une personne à la retraite, lui “donner” une année de retraite en plus, est lui ôter une partie de ses gains. Et je suis d’accord, le système est complexe, c’est bien pour cela que réduire la question à l’âge de la retraite à la question: 64 ou 65 ans pour les femmes passe à côté du sujet, ou pire, faire croire à certaines et certains que les injustices sont ainsi compensées.
J’aime bcp toutes ces idées progressistes. Je propose qu’on commence par mettre en place toutes les autres et qu’on finisse en beauté par l’élévation de l’âge de la retraite. En numéro un je mets à travail égal salaire égal, en numéro deux, compensation du deuxième pilier pour le parent qui prend le congé maternité obligatoire.
Je dis simplement que pour mettre en place toutes les autres, en particulier travail égal, salaire égal, il faut sortir de la tête des gens que les femmes sont des être chétifs et moins endurants, et que même si ce n’est pas le cas, leurs efforts seront compensés par un âge de retraite anticipé. Tout ça se passe dans nos têtes, et il faut se donner les moyens de changer cela. La compensation des 64 ans, c’est du pipeau!
bonjour, nous sommes 3élèves qui devons faire un exposé sur la retraite des femmes à 65 ans. Mais nous avons un problème, nous ne trouvons aucunes informations sur la raison du fait que nous, les femmes nous ayons la retraite à 64 ans. Même en tapant sur google: “Pourquoi les femmes ont leurs retraites à 64 ans et les hommes à 65 ans ?” nous ne trouvons aucunes réponses à notre question. Merci de nous aider. Bonne salutations;)
Bonjour, je n’ai pas d’explication “officielle” à cette situation. Il vous faudrait vous adresser à quelqu’un qui maîtrise l’histoire de la politique de l’AVS.
J’ai néanmoins trouvé ce texte qui propose une explication qui paraît plausible: https://www.avenir-suisse.ch/fr/age-de-la-retraite-des-femmes-lexception-suisse/#:~:text=En%201997%2C%20la%2010e,62%20ans%20%C3%A0%2064%20ans.
Attention, le texte est d’Avenir suisse, un lobby dont la vision “libérale” est très forte, qui n’est clairement pas neutre sur le sujet.