Lorsque questionner ne suffit plus

Poser les bonnes questions ne suffit pas ; encore faut-il savoir que faire des réponses obtenues.

Dans cette période d’incertitude ou le nombre de questions posées à des milliers de spécialistes a explosé, qu’avons-nous fait des réponses obtenues ?

Internet et les librairies regorgent d’ouvrages sur l’art de questionner. On associe les bons scientifiques à la faculté de savoir formuler les bonnes questions ; il en va de même pour les bonnes philosophes ; questionner habilement est considéré comme une compétence clé pour réussir une négociation. Bref, nous déployons beaucoup d’énergie dans l’art du questionnement.

Au regard de cela, nous portons beaucoup moins attention à la façon dont nous utilisons la multitude de réponses obtenues. Qu’en faisons-nous ? Savons-nous les traiter pour en déduire des actions ? Savons-nous les organiser, les combiner, les comparer, les mettre en perspective de manière consciente ? Que faisons-nous lorsque plusieurs réponses semblent se contredire ?

Savons-nous encore naviguer dans cette zone grise et passionnante qui se situe entre les certitudes et les remises en question systématiques ? Comment concilier la science qui questionne et la science qui répond ?

Je vous propose de nous intéresser aux façons dont nous traitons les réponses à nos questions en trois phases, ou en trois paysages.

Les pyramides du savoir

Pyramides de Gizeh (Pixabay)

Enfant, à l’école, ou encore dans la manière dont nous avons appris nos métiers, nous considérons en général les savoirs et les réponses à nos questions comme devant être cohérents. Pierre par pierre, nous contribuons à un édifice monumental de « la vérité », dans lequel chaque réponse ou nouvelle réponse doit être tournée comme une pièce de puzzle ou de Tetris jusqu’à trouver sa place. Nous visualisons le savoir comme une pyramide virtuelle dont nous cherchons les composantes, avec parfois des zones à explorer en profondeur et des souterrains pas toujours accessibles. A chaque fois que nous faisons une nouvelle découverte, les pièces s’imbriquent. Et lorsque nous découvrons une pièce qui ne correspond pas, nous adaptons alors les plans de notre pyramide pour les faire coïncider avec la nouvelle réalité. Ainsi, nos pyramides du savoir deviennent de plus en plus monumentales, et leurs intérieurs à la fois de mieux en mieux connus et de plus en plus complexes.

Le problème est que nos pyramides nous cachent de plus en plus l’horizon, et que nous travaillons toutes et tous à des pyramides légèrement différentes. Plus notre pyramide grandit, plus nous faisons confiance à sa vérité, et plus nous avons tendance à ne plus considérer les pièces qui n’entrent pas dans le moule, voire à nous en débarrasser. A force, le risque est grand que nos pyramides transforment nos savoirs en convictions (j’en ai déjà parlé un peu ici). Et nous commençons à limer les réponses pour les faire entrer de force, nous faisons des réparations de fortune, nous renvoyons les réponses qui ne correspondent pas à nos besoins à leur expéditeur.

Les pyramides et les chapelles sont nombreuses, et se chevauchent parfois de manière inconfortable. On pourrait citer en vrac : le libéralisme, le socialisme, les patriotismes et la plupart des -ismes. Les croyances et interprétations du monde diverses telles que Big pharma et la politique sanitaire, la technologie qui nous permettrait de toujours trouver une solution, notre corps qui – sain et naturel – serait plus fort que tout, le droit de consommer qui serait une preuve de liberté et de réussite, l’état providence, les entreprises privées sans éthique, la nature qui devrait et pourrait être domptée, le couple et la famille qui seraient le fondement de notre société, nous qui serions toutes et tous libres, les mathématiques, l’histoire suisse, etc…

Nous essayons de rendre notre pyramide plus imposante ou plus belle que les autres, nous entrons en guerre contre les cathédrales voisines car elles ne correspondent pas à l’esthétique de notre monde, et nous méprisons les constructions plus simples, petites et moins solides.

Lorsque nous utilisons les réponses à nos questions comme des briques d’une pyramide qui nous est propre, notre vision du monde se rigidifie, nous tombons dans les querelles entre camps opposés, les jugements de valeur et les incompréhensions.

Comment concilier les pyramides de la “liberté de disposer de son corps”, celle de la “défiance envers les entreprises pharmaceutiques”, celle de la “solidarité avec les plus faibles”, et celle de la “confiance en la science” dans le monde actuel ? Trop essaient de le faire en consolidant la leur de bric et de broc, et en essayant de fissurer celles des autres; le choc des pyramides est alors sans merci, tout en étant voué à l’échec.

Étant donné leur rigidité, le risque est grand que s’ils sont trop abîmés, nos monuments s’effondrent. Nous en reconstruisons alors en toute hâte un autre, ou nous nous réfugions dans une cathédrale voisine (les religions et sectes maîtrisent bien cet accueil d’urgence).

Il est aussi possible que nous ne trouvions plus de construction qui nous paraisse assez belle et solide, et nous nous mettons alors à errer, plus ou moins longtemps, dans notre champ de ruines.

 

Le champ de ruines

Pompeï (Pixabay)

A force de ne travailler qu’à sa seule pyramide, de la réparer constamment sans la remettre en question, il est des cas où une pyramide s’est trop fissurée, et qu’elle finit par s’effondrer. C’est le cas si trop d’éléments qui étaient érigés en vérité se sont avérés faux (un vaccin nous sortira de la pandémie, se désinfecter les mains est plus utile que porter un masque), ou que les pierres ont été empilées de manière trop instable dans la durée (par exemple en niant la réalité de la crise climatique).

Tant que les pierres tombées n’ont pas pu être réutilisées pour construire un nouveau monument de système de savoirs, ou que nous n’avons pas trouvé refuge dans un autre système, on se trouve alors face à un champ de bataille en ruines.

Dans ce paysage sombre errent les spectres de nos savoirs qui ont perdu leur sens. Nous y achevons douloureusement nos certitudes gémissantes. Certains n’arrivent alors plus à quitter ce Waterloo moral. La désillusion fait place au cynisme et la rancœur. A peine quelqu’un commence-t-il à reconstruire quelque chose, que nous le détruisons à coup de sarcasmes, ou alors nous fuyons son hospitalité. Nous allons parfois jusqu’à ériger ce doute destructeur en étendard « anticonformiste » dont nous simulons la fierté.

Si comme le disais Socrate, le doute est le commencement de la sagesse, il n’en est néanmoins pas l’aboutissement. Car sur les ruines des pierres effondrées de nos convictions, il faut réussir à recréer quelque chose de neuf sur les réponses qu’il nous reste, et en chercher de nouvelles.

 

Le jardin extraordinaire

A Garden in October, Aldworth, Hellen Allingham (Pixabay)

La grande erreur que nous faisons en raisonnant en termes de briques, de pyramides et de monuments, c’est que nous gérons nos réponses et nos savoirs comme s’ils étaient gravés dans le marbre. Alors que les réponses varient dans le temps, sont partielles, se combinent avec d’autres, et ne sont pertinentes qu’en certains lieux et moments.

Plutôt qu’un savoir pyramidal, il faut penser nos réponses comme les éléments plus ou moins fugaces d’un jardin merveilleux. Certaines sont bien ancrés et robustes comme des arbres centenaires, d’autres sont des fleurs annuelles fragiles et délicates, certaines sont des vignes grimpantes vigoureuses, d’autres des fougères anciennes qui cachent d’autres plantes sous leurs feuilles.

Nous devons apprendre à gérer avec fluidité les réponses que nous obtenons, trouver leur place dans l’écosystème mouvant de nos connaissances. Nous devons accepter les réponses qui ont un sens momentané, comme certaines fleurs sont présentes au printemps et absentes en hiver, sans être moins réelles pour autant.

Si nous savons qu’une vie saine renforce le système immunitaire, cela ne veut pas dire qu’elle nous mette à l’abri de toutes les maladies, de la même manière que les civilisations autochtones d’Amérique du Sud n’ont pas résisté aux virus amenés par les conquistadors lors de la colonisation. Si l’industrie pharmaceutique a de clairs objectifs de rentabilité, cela ne signifie pas pour autant que la recherche liée est mauvaise. Si l’effet d’un vaccin s’est avéré excellent sur un variant donné, cela ne signifie pas qu’il le sera pour tous. Si une solution s’est avérée adéquate dans un pays donné, cela ne veut pas dire qu’elle soit adaptée aux autres. Si une étude contredit les résultats d’une autre, cela ne signifie pas que la première a été mal faite. Si un acteur s’est trompé une fois, cela ne veut pas dire qu’il se trompera à chaque fois, et inversement pour un acteur qui aurait trouvé une fois une solution adéquate. Si certaines personnes acceptent de se faire vacciner, cela ne veut pas dire qu’elles le font toutes pour la même raison, ni que cette raison est valable pour toutes.

Nous devons agir en jardiniers, associer les bonnes espèces, entretenir le sol, arroser, parfois débroussailler et apporter un peu de lumière. Nous devons oser laisser certaines surfaces partir librement en friches et observer ce qui y pousse, tout comme nous pouvons prendre le temps de tailler avec soin un magnifique massif floral. Parfois le vent nous amène des graines inconnues, et plutôt qu’immédiatement les arracher comme de la mauvaise herbe, nous pouvons les laisser prendre leur place et participer à la biodiversité du jardin. Certaines plantes ont besoin d’un tuteur pour mieux livrer leurs fruits, d’autres doivent doit être taillées pour garder leur vigueur d’année en année. Et ce qui a bien fonctionné une année ne fonctionnera pas l’année d’après. Nous pouvons apprendre en observant, et avoir confiance dans le cycle des saisons.

Bref, nous devons réussir à appréhender le monde d’aujourd’hui dans toute sa complexité, parfois trouver des réponses à des questions que nous ne nous étions pas encore posées, et chercher comment les différentes plantes peuvent cohabiter pour donner une image globale plus riche, plutôt que de traiter au désherbant tout ce qui dépasse et donner de l’engrais uniquement à ce que nous considérons comme beau.

Ce travail parfois fastidieux, parfois démoralisant, mais le plus souvent si passionnant, nous permettra de trouver notre place dans le jardin extraordinaire que nous offre le monde, et nous aussi être part de ce cycle dont nous ne maîtrisons pas les paramètres. Pour cela, nous avons besoin de curiosité, de patience, de soins et d’ouverture. Les plantes ne poussent pas sur les joints lisses d’un monument de marbre. Parfois il faut oser laisser s’effondrer nos certitudes, pour mieux replanter ensuite, tout en laissant le temps nécessaire.

Nous devons apprendre à faire autant confiance au sourire et aux mains calleuses du jardinier, qu’aux plans visionnaires de l’architecte et de l’ingénieur. Nous devons apprendre à questionner, et surtout à faire quelque chose de l’ensemble des réponses recueillies. En espérant que la météo sera clémente.

Puisse 2022 faire de nous des jardinières, qui sauront utiliser les ruines de nos certitudes passées pour mieux faire pousser les graines de nos idées futures.

Marc Münster

ApaRtide féru de politique suisse et curieux de l’avenir de mes deux filles, arpenteur inlassable de la twittosphère (@Munsterma) et de ma planche à repasser, je poursuis la chimère de l’humanisme des Lumières. Suisse allemand de culture vaudoise ou inversement, je m’entraîne de longues heures au retourné de röstis dans ma cuisine bernoise. Passionné de passé – latiniste puis géologue - je consacre ma vie professionnelle au futur et à la société (formation et accompagnement stratégique en développement durable).

10 réponses à “Lorsque questionner ne suffit plus

  1. Si la conclusion est belle, “nous devons apprendre à questionner, et surtout à faire quelque chose de l’ensemble des réponses recueillies”, prendre part au jardin extraordinaire ne me semble pas être une réponse complète.
    Le jardin extraordinaire que tu évoques relève, principalement, de la permaculture. Savoir observer un « système » naturel et s’en inspirer. C’est accepter la résilience naturelle du vivant. Toutefois, la permaculture place toujours, et tu le fais aussi dans ton texte, l’humain au centre de son système, il en est le bénéficiaire. Le massif floral n’a pas besoin d’être taillé, si ce n’est pour nos yeux, les arbustes n’ont pas besoin de mieux livrer leurs fruits, si ce n’est pour notre bouche. Même avec bienveillance et lâcher-prise, tout ne tourne pas autour de nous.
    Mais alors que faire des réponses recueillies ?
    Peut-être que l’on pourrait regarder en amont ? Pourquoi la question a-t-elle été posée ? À quelle besoin, attente, hypothèse répond-elle ? Quelle est sa pertinence ? Vers quoi sommes-nous prêts à aller lorsque nous aurons la réponse… ? Car le risque est là. Tout questionnement est une sorte d’engagement vers une remise en cause permanente de ce que l’on croyait acquis. Poser une question est une plongée épistémologique dont il faut accepter de ne pas sortir indemne. Si le test révèle que l’enfant que j’attends est trisomique, cela appelle-t-il une réaction, une action ? Suis-je prête à ce qu’il y ait une réaction, une action ? Pourquoi ai-je besoin de le savoir ?
    Autant éviter de poser les questions si l’on préfère ignorer les réponses ?
    Mais alors que faire des réponses aux questions que l’on n’avait pas posées ?

    Pour en revenir à la science qui questionne, un petit plaisir : https://youtu.be/T16oFZnpPeE

    1. Merci Candice pour ton éclairage, et surtout pour le lien vers Etienne Klein et Aurélien Barrau, qui est en effet une pépite (je la regarderai jusqu’à la fin tout bientôt). Je nous considère comme étant au centre de notre système à nous, c’est ce qui nous arrive lorsque l’on se pose en acteur. Cela ne veut pas dire que nous soyons nous le centre du reste, du monde. Ce n’est pas parce que l’on voit avec ses propres yeux, que l’on doit se considérer au centre du système; on trouve en soi le centre de notre action potentielle, avec toute l’humilité, mais aussi la responsabilité, que nous devons avoir.

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