Le « féminisme washing » des syndicats sur leur non à AVS 21

Lorsque les syndicats investissent toutes leurs forces féminines pour défendre une mesure spécifique sur laquelle il n’y a pas d’enjeu égalitaire homme – femme, lorsqu’ils nous font croire que le capitalisme sauvera l’AVS dans les années de crise à venir, on marche sur la tête, comme dirait l’autre.

Le titre un brin provocateur de mon papier fait écho à une première incompréhension de ma part, puis au malaise grandissant que j’ai dans le cadre de cette fin de campagne sur la prochaine votation liée au référendum contre le projet de AVS21 (informations sur la votation ici).

Après une première contribution ici en 2021, j’avais cédé aux injonctions de laisser le débat aux personnes concernées, appels qui sont devenus encore plus forts dernièrement, allant jusqu’à demander aux hommes de s’abstenir dans une votation qui ne les concernerait pas.

Je sais que ces lignes pourront engendrer de la colère, du mépris ou de la désillusion auprès de certaines pour qui j’ai du respect et de l’admiration, envers quelqu’un que l’on considérait peut-être parfois comme un allié de la cause féministe, et qui se permet de venir mansplainer à la dernière minute.

Mais c’est précisément par respect envers ce combat que je m’exprime ici, plutôt que de laisser se transformer ce malaise en une rancœur que je sens déjà trop souvent tant auprès d’hommes que de femmes ; et parce que je pense sincèrement que :

  • Le projet AVS21 est un sujet qui va bien au-delà du sujet du féminisme auquel on essaie de le limiter.
  • L’AVS est une institution sociale cruciale pour les prochaines années, qui seront marquées par des crises que nous pressentons mais que personne n’anticipe encore. Elle doit absolument être consolidée immédiatement. Cela nous concerne toutes et tous.
  • Les enjeux féministes sont immenses au niveau du 2ème et du 3ème pilier, nous devons cesser la trop confortable guerre des tranchées dans l’AVS pour attaquer les vraies batailles immédiatement.
  • Le combat des syndicats contre AVS21 n’a de féministe que la couleur des banderoles.

L’AVS, la plus sociale et égalitaire de nos institutions

L’AVS est l’institution qui est la plus sociale en suisse aujourd’hui. Chacune et chacun y contribue en fonction de son salaire et a droit à une rente dont le minimum et maximum sont indépendants des montants contribués ou de tout autre critère discriminatoire.

Le consensus politique est total sur l’importance de cette institution, et une baisse des rentes (ni une hausse d’ailleurs) n’est politiquement pas envisageable. En revanche, le débat fait rage sur l’âge de la retraite et sur son financement, et les consensus en la matière sont extrêmement difficiles à trouver (La rente AVS annuelle distribuée aux retraité·es est financée à plus de 70% par les salarié·es et employeurs actuels, à 20% par les caisses de la confédération, et à moins de 10 % par d’autres sources comme la TVA, les jeux d’argents ou autres).

Les seules inégalités intrinsèques de l’AVS sont aujourd’hui liées à la différence de l’âge de la retraite entre femmes et hommes (et aux rentes de veufs), et constituent le sujet polarisant dans la proposition sur laquelle nous votons cet automne.

L’AVS doit être renforcée sans la rendre encore plus dépendante du succès du modèle capitaliste de hier

Nous ne pouvons plus parler financement de l’AVS en nous basant sur des projections issues des vingt dernières années. Nous l’avons constaté cette année, personne ne peut prévoir les crises à venir. Nous avons soudainement pris conscience de la crise climatique (un peu), de la crise énergétique (beaucoup plus, mais trop tard), et les prochaines crises économiques (inflation, coûts de l’énergie et des matières premières, bulles économiques diverses et variées, dettes étatiques, politique financière européenne) sont probables et imprévisibles.

Dans un tel contexte, il est socialement irresponsable de prétendre que l’AVS est solide financièrement pour les prochaines années, alors que l’équilibre annuel se fait à l’échelle du pourcentage, et que nous savons que le financement de la génération baby-boomers n’est pas assuré.

Dire que des financements additionnels pourront être trouvés sur les marchés des actions ou auprès de la Banque nationale suisse est un réflexe capitaliste de l’ancien monde. Dans un monde où la croissance va ralentir, les rendements des actions vont également baisser. Une fois une crise économique et sociale arrivée, il sera impossible de négocier politiquement des hausses de contributions liées aux salaires. Il s’agit donc de poser des bases plus saines pour les prochaines années dès cet automne, et ne pas promettre des solutions alternatives d’ici quatre ans alors que notre monde est imprévisible. Je veux bien faire des paris sur l’inflation, la croissance du PIB suisse et sur les marchés boursiers pour le troisième pilier, mais jamais pour le premier.

On pourrait aussi ergoter sur la question du financement additionnel par la TVA ; en l’occurrence il s’agit de la seule proposition sur la table aujourd’hui, et qu’un peu de diversification du financement n’est pas une mauvaise chose en soi.

Les syndicats prétendent qu’en acceptant AVS 21, l’augmentation de la retraite à 67 ans est programmée… C’est probablement exactement le contraire. Sans autre solution qui permette de stabiliser le financement de l’AVS, avec une situation économique qui a bien des chances d’être plus mauvaise lors des votations à venir, les arguments simplistes pour un âge AVS à 67 ans feront d’autant plus mouche.

Le modèle de l’AVS renforcé par AVS 21 est un modèle qui soutient les femmes

L’AVS profite aux femmes (et c’est très bien ainsi)

Dans son fonctionnement de base, le modèle redistributif et égalitaire à la base de l’AVS est déterminant pour les femmes, ainsi que pour tous les autres groupes de population qui n’ont pas de revenus élevés.

Si les femmes contribuent à hauteur de 34% des contributions prises sur les revenus, elles bénéficient de 55% des rentes versées. Tous états civils confondus, elles bénéficient d’une rente annuelle égale voire très légèrement supérieure aux hommes, notamment grâce aux suppléments de veuvage, au splitting, aux bonifications pour tâches éducatives et d’assistance et à la formule des rentes (chiffres OFAS).

Étant donné leur espérance de vie plus longue et la retraite à 64 ans, le capital effectivement reçu en moyenne par une femme est de 4 années de plus qu’un homme.

Entrer dans des calculs prétendant montrer que les femmes sont perdantes en accédant à l’AVS une année plus tard se heurte avec la réalité des faits (en réalité elles ont « une année de plus en moins », et restent gagnantes), et sape l’idée si centrale et si sociale de l’AVS que la redistribution se fasse de manière totalement égalitaire. On touche là à des fondements que je ne souhaiterais jamais être remis en question.

L’injustice en matière de rentes ne se situe pas dans l’AVS

Le vrai problème à résoudre en matière de rentes, et qui lui est totalement inégalitaire, se situe au niveau du second et du troisième pilier. Une étude de 2016 sur l’écart entre les rentes des femmes et des hommes (gender pension gap) arrive aux conclusions suivantes : si l’écart est presque inexistant dans l’AVS, il atteint 63 % pour la prévoyance professionnelle (2ème pilier) ; c’est-à-dire qu’en moyenne, la rente prévoyance professionnelle d’une femme dépasse à peine le tiers de celle d’un homme. L’écart est très élevé également pour le 3e pilier, où il représente 54 %.

Cette injustice flagrante ne se résout pas par des compensations fantoches dans l’AVS qui ne sont pas à la hauteur du problème du tout, ni avec des modes de calculs de rentes différents, mais bien en permettant aux femmes de travailler davantage, à des postes plus élevés et pour des salaires équivalents à ceux des hommes, et aux hommes d’accéder de manière réelle aux temps partiels, afin que les charges familiales et les responsabilités professionnelles et sociétales soient réparties de manière plus équitable.

La flexibilisation du travail et les modèles de temps partiels doivent être promus

On sait aujourd’hui que l’égalité homme – femme se joue dans la répartition des tâches ménagères, de l’éducation, dans le congé parental et dans une plus grande flexibilité des taux d’emploi tant pour les femmes que les hommes, ainsi que dans l’égalité salariale.

Il n’est plus question que les hommes travaillent à 100% jusqu’à 65 ans et ensuite plus du tout ; il n’est plus question que les femmes s’occupent du ménage, des enfants et de leur mari en ne travaillant pas ou à temps partiel, et soient dédommagées pour cela par quelques années de retraite anticipée (NB : afin que les hommes entrant en retraite avant leur partenaire n’aient aucun risque de prendre une part de la charge du ménage durant leurs premières années de retraite…).

Bref, les nouveautés qu’amène AVS21 en matière de flexibilisation de la retraite, sont en phase avec le fait d’imaginer des parcours de vie beaucoup plus flexibles et égalitaires, de diminuer son temps de travail avant 65 ans, ou de garder une petite part salariée quelques années plus tard encore, en améliorant sa rente. Cette modernisation de l’AVS est une avancée importante, dont chacune et chacun pourra bénéficier selon ses possibilités, besoins et envies. Le changement sociétal se fait dans les têtes, et ceci est une mesure qui y contribuera.

Pour beaucoup de femmes, il sera bien plus intéressant de baisser le taux d’emploi de quelques pourcents sur quelques années, plutôt que de travailler à 100% une année de moins. C’est d’ailleurs la réalité pour beaucoup d’entre elles déjà, avec les désavantages actuellement liés à leur rente.

1 femmes sur 6 vit dans la pauvreté au moment de la retraite

Une femme sur six vit dans la pauvreté au moment de la retraite. Cette situation est effectivement intolérable, et est liée aux parcours de vie traditionnels qui les ont écartés du marché salarié, ainsi qu’aux différences salariales encore bien réelles.

Mais cela ne se règle ni en envoyant ces femmes une année plus tôt à la retraite, et donc plus tôt dans la précarité, ni en affaiblissant l’AVS. Ceci se règle dans une meilleure conciliation vie de famille et travail, dans une plus grande implication des hommes dans les charges ménagères, sociales et familiales, et dans le chantier des 2ème et 3èmes piliers !

Le « féminisme washing » des syndicats

Le faux combat

J’en viens maintenant au malaise qui a inspiré mon titre. Comment est-ce simplement possible que les syndicats mettent en danger le financement d’une institution sociale si essentielle ? Comment peuvent-ils promouvoir des solutions de financement alternatives qui dépendent des marchés boursiers et d’un accroissement du PIB similaire aux dernières vingt années, dans un esprit capitaliste du siècle passé ? Pourquoi mettent-ils toutes leurs forces depuis près de deux ans (pardon, une fois de plus, on a surtout vu des femmes mettre leur temps et leur énergie là-dedans, quelques hommes parfois à la télévision) dans la lutte contre des mesures sans vrai enjeu féministe ?

Si je comprends que beaucoup de militantes soient désabusées et tellement en colère qu’elles ne sont plus prêtes à avaler une couleuvre de plus, je ne le comprends pas d’un syndicat, dont j’attends une vision stratégique et au bénéfice de la cause.

C’est un peu comme si les syndicats nous disaient en gagnant le référendum AVS 21: “Génial, nous n’engageons pas les réformes du deuxième et du troisième pilier dans les prochaines 5 années, et grâce à cela on vous offre une année de retraite de plus en attendant l’aboutissement de la prochaine révision AVS ” (NB: qui ne sera peut-être plus menée par un ministre de gauche).

Le Branding des manifestations féministes

Suite à la formidable émulation de la grève des femmes de 2019, où femmes et alliés de tous bords ont montré l’importance du sujet de l’égalité des sexes en suisse, on a vu les syndicats d’une part s’impliquer fortement dans le mouvement (ce que l’on ne peut pas leur reprocher), mais surtout pratiquer un branding extrêmement fort et en première ligne dans toutes les événements et manifestations. Les banderoles diverses et variées des militantes étaient concurrencées par le marketing professionnel des syndicats.

Le non à AVS21 peut être très facilement mis en scène grâce à une ultra simplification et une émotionnalisation du problème, les militantes ne coûtent pas cher et sont déjà mobilisées, et l’on s’assure en même temps une exclusivité politique, étant donné que seule une partie de la gauche proche des syndicats s’engagera vraiment dans un tel combat.

Ceci serait moins un problème si le sujet de l’AVS n’était pas un élément parmi les moins pertinents pour les femmes parmi tous les chantiers que nous devrions empoigner. Bref, les syndicats passent totalement à côté du sujet, tout en en valorisant les fruits marketing.

On pourrait également se demander comment ils ont expliqué à leurs camarades syndiqués masculins qu’il fallait mettre en danger le financement de l’AVS afin d’envoyer les camarades féminines une année plus tôt à la retraite ? Probablement en leur faisant croire que l’AVS était assurée… Alors qu’il n’est pas certain que parmi les personnes syndiquées, les hommes soient en meilleure santé que les femmes au moment de la retraite, cela risque d’alimenter des rancœurs envers la cause féminine. Peut-être que les syndicats gagneront-ils quelques nouvelles membres en échange ?

La fin de la sororité et de la cause commune ?

Un point particulièrement choquant ces dernières semaines, est le discours de plus en plus audible, que seule une femme de gauche est une vraie féministe. Les élans si importants autour de la sororité ne valent-ils plus rien dès qu’il s’agit du combat gauche droite ? Toute femme qui voterait oui à AVS21 ne serait-elle plus qu’un suppôt du capitalisme sans plus de statut politique de femme ?

La violence de ces attaques fait que beaucoup de femmes que je respecte notamment par leur engagement et leur action concrète pour l’égalité des sexes, ne s’expriment plus sur le sujet et qu’il faut leur demander explicitement leur avis pour entendre leur malaise avec la situation et qu’elles voteront, au moins pour moitié, oui à AVS21.

Et maintenant ?

Les syndicats nous ont fait perdre trop de temps et d’allié·es avec ce référendum ; ils auront peut-être gagné en visibilité, mais quels que ce soient les résultats de la votation, ils n’auront en rien fait avancer la cause des femmes en Suisse. Cela me met en colère et me rend triste.

Pourtant, j’espère bien qu’une fois la votation passée nous saurons empoigner ensemble les vrais dossiers que sont les deuxième et troisième piliers, et poursuivre le travail de déconstruction au quotidien afin de poursuivre sur la voie d’une meilleure égalité entre femmes et hommes. Ensemble, toutes et tous.

Lorsque questionner ne suffit plus

Poser les bonnes questions ne suffit pas ; encore faut-il savoir que faire des réponses obtenues.

Dans cette période d’incertitude ou le nombre de questions posées à des milliers de spécialistes a explosé, qu’avons-nous fait des réponses obtenues ?

Internet et les librairies regorgent d’ouvrages sur l’art de questionner. On associe les bons scientifiques à la faculté de savoir formuler les bonnes questions ; il en va de même pour les bonnes philosophes ; questionner habilement est considéré comme une compétence clé pour réussir une négociation. Bref, nous déployons beaucoup d’énergie dans l’art du questionnement.

Au regard de cela, nous portons beaucoup moins attention à la façon dont nous utilisons la multitude de réponses obtenues. Qu’en faisons-nous ? Savons-nous les traiter pour en déduire des actions ? Savons-nous les organiser, les combiner, les comparer, les mettre en perspective de manière consciente ? Que faisons-nous lorsque plusieurs réponses semblent se contredire ?

Savons-nous encore naviguer dans cette zone grise et passionnante qui se situe entre les certitudes et les remises en question systématiques ? Comment concilier la science qui questionne et la science qui répond ?

Je vous propose de nous intéresser aux façons dont nous traitons les réponses à nos questions en trois phases, ou en trois paysages.

Les pyramides du savoir

Pyramides de Gizeh (Pixabay)

Enfant, à l’école, ou encore dans la manière dont nous avons appris nos métiers, nous considérons en général les savoirs et les réponses à nos questions comme devant être cohérents. Pierre par pierre, nous contribuons à un édifice monumental de « la vérité », dans lequel chaque réponse ou nouvelle réponse doit être tournée comme une pièce de puzzle ou de Tetris jusqu’à trouver sa place. Nous visualisons le savoir comme une pyramide virtuelle dont nous cherchons les composantes, avec parfois des zones à explorer en profondeur et des souterrains pas toujours accessibles. A chaque fois que nous faisons une nouvelle découverte, les pièces s’imbriquent. Et lorsque nous découvrons une pièce qui ne correspond pas, nous adaptons alors les plans de notre pyramide pour les faire coïncider avec la nouvelle réalité. Ainsi, nos pyramides du savoir deviennent de plus en plus monumentales, et leurs intérieurs à la fois de mieux en mieux connus et de plus en plus complexes.

Le problème est que nos pyramides nous cachent de plus en plus l’horizon, et que nous travaillons toutes et tous à des pyramides légèrement différentes. Plus notre pyramide grandit, plus nous faisons confiance à sa vérité, et plus nous avons tendance à ne plus considérer les pièces qui n’entrent pas dans le moule, voire à nous en débarrasser. A force, le risque est grand que nos pyramides transforment nos savoirs en convictions (j’en ai déjà parlé un peu ici). Et nous commençons à limer les réponses pour les faire entrer de force, nous faisons des réparations de fortune, nous renvoyons les réponses qui ne correspondent pas à nos besoins à leur expéditeur.

Les pyramides et les chapelles sont nombreuses, et se chevauchent parfois de manière inconfortable. On pourrait citer en vrac : le libéralisme, le socialisme, les patriotismes et la plupart des -ismes. Les croyances et interprétations du monde diverses telles que Big pharma et la politique sanitaire, la technologie qui nous permettrait de toujours trouver une solution, notre corps qui – sain et naturel – serait plus fort que tout, le droit de consommer qui serait une preuve de liberté et de réussite, l’état providence, les entreprises privées sans éthique, la nature qui devrait et pourrait être domptée, le couple et la famille qui seraient le fondement de notre société, nous qui serions toutes et tous libres, les mathématiques, l’histoire suisse, etc…

Nous essayons de rendre notre pyramide plus imposante ou plus belle que les autres, nous entrons en guerre contre les cathédrales voisines car elles ne correspondent pas à l’esthétique de notre monde, et nous méprisons les constructions plus simples, petites et moins solides.

Lorsque nous utilisons les réponses à nos questions comme des briques d’une pyramide qui nous est propre, notre vision du monde se rigidifie, nous tombons dans les querelles entre camps opposés, les jugements de valeur et les incompréhensions.

Comment concilier les pyramides de la “liberté de disposer de son corps”, celle de la “défiance envers les entreprises pharmaceutiques”, celle de la “solidarité avec les plus faibles”, et celle de la “confiance en la science” dans le monde actuel ? Trop essaient de le faire en consolidant la leur de bric et de broc, et en essayant de fissurer celles des autres; le choc des pyramides est alors sans merci, tout en étant voué à l’échec.

Étant donné leur rigidité, le risque est grand que s’ils sont trop abîmés, nos monuments s’effondrent. Nous en reconstruisons alors en toute hâte un autre, ou nous nous réfugions dans une cathédrale voisine (les religions et sectes maîtrisent bien cet accueil d’urgence).

Il est aussi possible que nous ne trouvions plus de construction qui nous paraisse assez belle et solide, et nous nous mettons alors à errer, plus ou moins longtemps, dans notre champ de ruines.

 

Le champ de ruines

Pompeï (Pixabay)

A force de ne travailler qu’à sa seule pyramide, de la réparer constamment sans la remettre en question, il est des cas où une pyramide s’est trop fissurée, et qu’elle finit par s’effondrer. C’est le cas si trop d’éléments qui étaient érigés en vérité se sont avérés faux (un vaccin nous sortira de la pandémie, se désinfecter les mains est plus utile que porter un masque), ou que les pierres ont été empilées de manière trop instable dans la durée (par exemple en niant la réalité de la crise climatique).

Tant que les pierres tombées n’ont pas pu être réutilisées pour construire un nouveau monument de système de savoirs, ou que nous n’avons pas trouvé refuge dans un autre système, on se trouve alors face à un champ de bataille en ruines.

Dans ce paysage sombre errent les spectres de nos savoirs qui ont perdu leur sens. Nous y achevons douloureusement nos certitudes gémissantes. Certains n’arrivent alors plus à quitter ce Waterloo moral. La désillusion fait place au cynisme et la rancœur. A peine quelqu’un commence-t-il à reconstruire quelque chose, que nous le détruisons à coup de sarcasmes, ou alors nous fuyons son hospitalité. Nous allons parfois jusqu’à ériger ce doute destructeur en étendard « anticonformiste » dont nous simulons la fierté.

Si comme le disais Socrate, le doute est le commencement de la sagesse, il n’en est néanmoins pas l’aboutissement. Car sur les ruines des pierres effondrées de nos convictions, il faut réussir à recréer quelque chose de neuf sur les réponses qu’il nous reste, et en chercher de nouvelles.

 

Le jardin extraordinaire

A Garden in October, Aldworth, Hellen Allingham (Pixabay)

La grande erreur que nous faisons en raisonnant en termes de briques, de pyramides et de monuments, c’est que nous gérons nos réponses et nos savoirs comme s’ils étaient gravés dans le marbre. Alors que les réponses varient dans le temps, sont partielles, se combinent avec d’autres, et ne sont pertinentes qu’en certains lieux et moments.

Plutôt qu’un savoir pyramidal, il faut penser nos réponses comme les éléments plus ou moins fugaces d’un jardin merveilleux. Certaines sont bien ancrés et robustes comme des arbres centenaires, d’autres sont des fleurs annuelles fragiles et délicates, certaines sont des vignes grimpantes vigoureuses, d’autres des fougères anciennes qui cachent d’autres plantes sous leurs feuilles.

Nous devons apprendre à gérer avec fluidité les réponses que nous obtenons, trouver leur place dans l’écosystème mouvant de nos connaissances. Nous devons accepter les réponses qui ont un sens momentané, comme certaines fleurs sont présentes au printemps et absentes en hiver, sans être moins réelles pour autant.

Si nous savons qu’une vie saine renforce le système immunitaire, cela ne veut pas dire qu’elle nous mette à l’abri de toutes les maladies, de la même manière que les civilisations autochtones d’Amérique du Sud n’ont pas résisté aux virus amenés par les conquistadors lors de la colonisation. Si l’industrie pharmaceutique a de clairs objectifs de rentabilité, cela ne signifie pas pour autant que la recherche liée est mauvaise. Si l’effet d’un vaccin s’est avéré excellent sur un variant donné, cela ne signifie pas qu’il le sera pour tous. Si une solution s’est avérée adéquate dans un pays donné, cela ne veut pas dire qu’elle soit adaptée aux autres. Si une étude contredit les résultats d’une autre, cela ne signifie pas que la première a été mal faite. Si un acteur s’est trompé une fois, cela ne veut pas dire qu’il se trompera à chaque fois, et inversement pour un acteur qui aurait trouvé une fois une solution adéquate. Si certaines personnes acceptent de se faire vacciner, cela ne veut pas dire qu’elles le font toutes pour la même raison, ni que cette raison est valable pour toutes.

Nous devons agir en jardiniers, associer les bonnes espèces, entretenir le sol, arroser, parfois débroussailler et apporter un peu de lumière. Nous devons oser laisser certaines surfaces partir librement en friches et observer ce qui y pousse, tout comme nous pouvons prendre le temps de tailler avec soin un magnifique massif floral. Parfois le vent nous amène des graines inconnues, et plutôt qu’immédiatement les arracher comme de la mauvaise herbe, nous pouvons les laisser prendre leur place et participer à la biodiversité du jardin. Certaines plantes ont besoin d’un tuteur pour mieux livrer leurs fruits, d’autres doivent doit être taillées pour garder leur vigueur d’année en année. Et ce qui a bien fonctionné une année ne fonctionnera pas l’année d’après. Nous pouvons apprendre en observant, et avoir confiance dans le cycle des saisons.

Bref, nous devons réussir à appréhender le monde d’aujourd’hui dans toute sa complexité, parfois trouver des réponses à des questions que nous ne nous étions pas encore posées, et chercher comment les différentes plantes peuvent cohabiter pour donner une image globale plus riche, plutôt que de traiter au désherbant tout ce qui dépasse et donner de l’engrais uniquement à ce que nous considérons comme beau.

Ce travail parfois fastidieux, parfois démoralisant, mais le plus souvent si passionnant, nous permettra de trouver notre place dans le jardin extraordinaire que nous offre le monde, et nous aussi être part de ce cycle dont nous ne maîtrisons pas les paramètres. Pour cela, nous avons besoin de curiosité, de patience, de soins et d’ouverture. Les plantes ne poussent pas sur les joints lisses d’un monument de marbre. Parfois il faut oser laisser s’effondrer nos certitudes, pour mieux replanter ensuite, tout en laissant le temps nécessaire.

Nous devons apprendre à faire autant confiance au sourire et aux mains calleuses du jardinier, qu’aux plans visionnaires de l’architecte et de l’ingénieur. Nous devons apprendre à questionner, et surtout à faire quelque chose de l’ensemble des réponses recueillies. En espérant que la météo sera clémente.

Puisse 2022 faire de nous des jardinières, qui sauront utiliser les ruines de nos certitudes passées pour mieux faire pousser les graines de nos idées futures.

Avant l’automne, un régime minceur pour ses propres convictions !

Conspirationnisme, complotisme et convictions

Dans le sillage de la pandémie actuelle, nous avons depuis ce printemps beaucoup parlé de conspirations, théories du complot et autres vérités cachées ou solutions miracles. Aux Illuminati et aux chemtrails (voir à ce sujet le dossier de cet été du Temps ) sont venus s’ajouter des histoires mêlant 5G et Chloroquine, et certains des autoproclamés rebelles anti-masques se réfèrent même sans gêne au mouvement d’extrême-droite américain QAnon (voir à ce propos la page Wikipedia QAnon).

Dans un podcast de Point J intitulé “Comment répondre à un complotiste ?“, Thomas Huchon, journaliste et réalisateur de documentaires, spécialiste des théories du complot, nous explique de manière simple qu’une « théorie du complot » n’est pas une argumentation basée sur des faits vérifiables ; il s’agit d’un récit, d’un mille-feuille argumentatif mélangeant tout un tas d’éléments très divers, sans vraiment faire de démonstration, mais qui donne une illusion de sens. C’est ainsi qu’il n’est pas possible de simplement « répondre » à un complotiste, et que la seule approche possible est une longue interrogation de chacun des faits, un dialogue nécessitant un temps important.

Or, si nous sommes nombreux à « résister » à l’attrait des théories du complot, nous agissons très régulièrement à travers le prisme de nos convictions, parfois même en les revendiquant avec fierté. Pour beaucoup, ces convictions fonctionnent alors de la même façon péremptoire qu’un récit du type théorie du complot, avec des gentils et des méchants bien identifiés, et des solutions agitées sous forme de mantra. Le risque est alors de ne plus se baser sur des faits et des analyses pour prendre des décisions fondées, mais d’appliquer avec assurance des réponses inadaptées sous forme de réflexes.

Les convictions, armes des faibles et des inquiets ?

Hôtel des deux mondes (1999), Éric-Emmanuel Schmitt

Le dictionnaire nous dit qu’une conviction est un état d’esprit de quelqu’un qui croit fermement à la vérité de ce qu’il pense, une certitude ; ou alors qu’il s’agit d’une idée qui a un caractère fondamental pour quelqu’un: «avoir des convictions politiques bien arrêtées ».

Ces convictions sont celles qui permettent par exemple de répondre avec assurance, que ce soit par oui ou par non, aux questions suivantes :

  • Faut-il développer les éoliennes ?
  • Faut-il rendre un vaccin obligatoire ?
  • Les places de parc en ville sont-elles bonnes pour le commerce local, et les interdictions pour les voitures mauvaises ?
  • Faut-il développer la 5G en Suisse ?
  • Pour relancer l’économie, faut-il baisser les impôts et les taxes ?
  • Pour relancer l’économie, faut-il augmenter les dépenses publiques et la dette ?
  • Faut-il interdire l’interruption volontaire de grossesse ?
  • Faut-il lutter en priorité contre le changement climatique ?
  • L’espèce humaine risque-t-elle de s’éteindre à cause du changement climatique?
  • Les immigrés nous prennent-ils des places de travail, et provoquent-ils la baisse de nos salaires ?
  • Est-ce grâce aux immigrés que notre économie fonctionne ?
  • Est-ce que limiter l’immigration c’est limiter la criminalité ?
  • Faut-il créer la richesse, avant de la distribuer ?
  • Est-ce que distribuer la richesse est le premier pas pour en créer ?
  • Le marché est-il la meilleure forme d’autorégulation ?

Ces convictions, lorsqu’elles s’expriment en communautés, mènent fréquemment à des préjugés vis-à-vis d’autres, ce qui rend la remise en question personnelle d’autant plus difficile:

  • Les membres du parti socialiste, ou du parti libéral radical, ou de l’UDC, sont des égoïstes.
  • Les jeunes, les vieux, sont des profiteurs.
  • Les féministes sont soumis et aggressives.
  • Les étrangers sont des criminels.
  • Les employés du service public, les fonctionnaires, sont des paresseux, voire des parasites.
  • Les entreprises privées ne pensent qu’à l’argent.
  • Les médias nous mentent et nous manipulent.
  • Les animaux sont bons, les humains mauvais.

A les lire comme cela, ces préjugés nous paraissent terriblement bêtes et simplistes. Or ils influencent quotidiennement le débat politique et sociétal, sans même que l’on n’y prenne plus garde. Si quelqu’un met le doigt sur la bêtise de ces préjugés, il est alors accusé d’interdire la liberté de pensée. Le paradoxe est souvent que ceux qui se revendiquent de la libre-pensée, (les Querdenker, les mavericks), sont souvent également enfermés dans leurs propres convictions. Ainsi, la Weltwoche s’auto-congratule régulièrement de publier des opinions tierces à la doxa UDC de son rédacteur en chef et de ses lieutenants, alors que ces opinions tierces ne servent qu’à renforcer les convictions de la communauté des lecteurs de ce journal, par effet épouvantail.

On dit souvent que les enfants croient au père Noël aussi longtemps qu’ils en ont envie, inventant des explications à chaque incohérence à laquelle ils sont confrontés. Nous faisons de même avec nos convictions, avec des conséquences plus graves que celles de croire au père Noël.

Les convictions sont néanmoins aussi utiles à la société ; elles permettent d’agir sans avoir besoin à chaque fois de refaire un raisonnement de A à Z et elles permettent de fédérer un groupe. Elles sont le résultat d’expériences faites par un groupe donné dans un contexte donné, qui en a développé, par l’expérience, une règle de pensée. Or, à la différence d’une théorie scientifique, une fois construites, ces convictions sont très difficiles à modifier (précisément parce qu’elles ne sont pas basées sur une construction logique), et elles s’auto-entretiennent. Dans notre monde actuel, si complexe et si changeant, elles deviennent dangereuses, car ce qui pouvait être une réponse adaptée il y a dix ans dans un groupe donné, ne l’est plus aujourd’hui ni dans un autre contexte.

Les convictions doivent donc constamment être remise en question, et si dans quelques cas les convictions sont l’arme des faibles et des inquiets, comme le prétend le Mage dans Hôtel des deux Mondes, les convictions sont surtout devenues des oreillers de paresse de la pensée, ainsi que des formes de reconnaissance communautaire, que ce soit au sein des affiliés QAnon ou de la jeunesse d’un parti politique.

Mettre ses convictions au régime, soigner ses principes et nourrir ses valeurs

Lorsque les convictions prennent le dessus, elles se transforment en fenêtre unique sur le monde, qui à mesure qu’elle grandit, devient de plus en plus étroite. Chaque nouvelle information n’est donc soit plus prise en considération, soit uniquement filtrée par cette lucarne. Il est donc essentiel de régulièrement mettre ses convictions au régime, ou encore mieux, d’ouvrir de nouvelles fenêtres, d’abattre des murs et de laisser sa pensée propre reprendre le dessus, même si les solutions sont moins évidentes.

Deux éléments essentiels nous servent alors. Les principes et les valeurs (à ne justement pas confondre avec les convictions).

Un principe est une règle simple, d’action, de comportement ou de pensée, s’appuyant sur des valeur, vers lesquelles nous essayons de tendre. Ils s’expriment parfois en proverbes et aphorismes.

On peut par exemple citer, parmi les classiques :

  • Ne pas mentir
  • Ne pas voler
  • Ne pas imposer de violence à autrui
  • « Tout travail mérite salaire »
  • « Aucune moisson ne vient sans un grand travail »
  • « Si l’on te frappe sur la joue droite, tends la joue gauche »
  • « Si l’homme a deux oreilles et une bouche, c’est pour écouter deux fois plus qu’il ne parle »

Ces principes donnent des directions, et ne donnent souvent pas de solution simple, car ils peuvent facilement se contredire entre eux dans une situation donnée. On se trouve alors dans des questionnements éthiques du genre : peut-on mentir à quelqu’un pour son propre bien ? Quand la violence est-elle légitime ?

Les principes nous guident à la manière d’une boussole sur la direction générale à prendre, mais le chemin adéquat n’est souvent pas la ligne droite ou la plus courte, pour atteindre l’objectif visé en évitant les obstacles.

Au final, ce sont les valeurs que nous souhaitons porter et développer que nous devons connaître, et c’est à leur aune que nous saurons si le chemin que nous avons tracé, les décisions que nous avons prises, sont adéquats.

Nourrir ses valeurs de ses actes, et réciproquement

Solidarité, indépendance, liberté, respect, générosité, … . Si la liste peut être très longue, les valeurs ont pour caractéristiques qu’elles sont toutes fondamentalement positives. Dans l’absolu elles se complètent et sont en général compatibles, dans l’action elles vont s’exprimer de manière plus ou moins forte par rapport aux autres, et le risque est d’étouffer l’une avec les autres, ou de verser dans une forme extrême qui en deviendra négative. Quelqu’un de généreux pourra devenir dispendieux, et quelqu’un d’économe, devenir avare.

L’intérêt du travail sur ses propres valeurs est alors de trouver le bon équilibre entre économie et générosité (dans cet exemple), et de veiller à leur concrétisation adéquate dans les actions, plutôt que de s’enfermer dans des convictions du type « capitaliser » ou « dépenser » est bon ou mauvais en soi (voir les travaux sur le carré des valeurs de Schultz von Thun)

Il n’est pas rare que quelqu’un de très économe dans son contexte professionnel soit très généreux en famille ou lors de moments festifs, ou en exemple négatif, quelqu’un soit très généreux, mais uniquement avec l’argent qui n’est pas le sien… De même, on pourra se demander en ce qui concerne la valeur de la liberté, si souvent prônée, si elle est atteinte au moment où quelqu’un a le droit de faire quelque chose, ou au moment où il est en situation et en état de le faire. Ou au final, pour être libre de pouvoir dépenser, faut-il avoir capitalisé d’abord ?

Cet aller-retour critique et constant entre valeurs, principes et convictions est un travail fastidieux, qui exige du temps. Il demande de prendre le temps de la réflexion et de la distance, il demande de se confronter aux idées des autres, et davantage encore à ses propres idées.

En ce sens, le temps des vacances peut être idéal. Cet automne, le contexte tendu et incertain que nous vivrons aura tendance à faire prendre à nos convictions le dessus sur nos valeurs.

Les valeurs nourrissent et inspirent, elles sont notre motivation, et elles vivent à travers nos décisions et nos actes. Les principes nous guident, ils sont notre boussole.

Quant aux convictions, elles sont les cadres de nos fenêtres sur le monde. Ne les laissons pas se bouffir et rétrécir notre champ de vision, ne laissons pas nos paupières devenir lourdes ; dialoguons avec ceux que nous entendons uniquement, jusqu’à ce que nous les voyions une fois notre vision élargie. C’est ainsi que nous pourrons observer le monde, et pas uniquement ce que nous croyons qu’il est.

Train your Fall spirit : put your beliefs on a diet!

 

L’Oeil dit un jour : « je vois au-delà de ces vallées une montagne voilée de brume bleue. N’est-ce pas beau ? »

L’Oreille, ayant entendu cela, prêta l’oreille un moment et dit : « mais où est-elle donc cette montagne ? Je ne l’entends pas. »

Puis la main dit : « En vain j’essaie de la toucher, cette montagne, je ne la trouve pas. »

Le Nez dit à son tour : « Il n’y a pas de montagne ; car je ne peux la sentir. »

L’œil se détourna et les autres se mirent à critiquer cette étrange illusion de l’œil.

« Dans l’œil, dirent-ils, il y a certes quelque chose qui défaille.

Khalil Gibran (Le fou)

XR

Climat : j’ai un problème avec la désobéissance civile

J’ai un problème avec la désobéissance civile : en Suisse, en 2019, lorsqu’elle est le fait d’adultes socialement établis, et d’autant plus sur la thématique du changement climatique.

Les actions récentes d’ Extinction Rebellion XR en Suisse, et en particulier la publication récente d’une déclaration de soutien par quelques membres de l’establishment scientifique et politique dans les pages du journal le Temps me font particulièrement réagir sur le sujet (notamment parce que j’en connais plusieurs dont je respecte les travaux scientifiques ou l’engagement).

Et ceci essentiellement pour trois raisons :

  • Une conviction personnelle intime ne suffit pas à rendre une cause juste
  • La désobéissance civile pour accélérer ou s’opposer à une politique gouvernementale n’a pas de légitimité dans la démocratie Suisse
  • En matière de climat en particulier, les effets de la désobéissance civile sont contreproductifs à long terme.

Permettez-moi d’avance d’anticiper une première critique : je partage totalement le constat sur l’importance des problèmes écologiques et environnementaux auxquels notre civilisation est confrontée aujourd’hui (nous consommons davantage de ressources que la terre n’en produit – nous avons modifié le climat à des degrés et une vitesse comme nous ne les avons jamais connus – la biodiversité est en chute libre). J’en ai régulièrement fait part sur ce blog, et pour ceux que cela intéresse, vous trouverez quelques pistes sur mon approche personnelle ici : « Transition écologique : Don’t panic – be happy ».

Une conviction personnelle intime ne suffit pas à rendre une cause juste

En matière de désobéissance civile, il est des exemples historiques et classiquement évoqués dont la pertinence et la légitimité paraissent aujourd’hui évidentes, comme par exemple la lutte anti-esclavagistes, anti-raciste ou anticoloniale (pensons à Henry-David Thoreau, Gandhi, …).

Les formules philosophiques inspirées de Thoreau comme « être homme avant que d’être sujet », « il n’est pas souhaitable de cultiver le même respect pour la loi que pour le bien », ou encore « la seule obligation qui nous incombe est de faire bien » raisonnent dans notre société libérale avec une très haute moralité ; elles mettent l’individu au cœur de l’action, à qui il incombe de définir lui-même sa notion du bien. La désobéissance civile est, à la base, un acte profondément libéral.

Or qu’en est-il de mouvements de désobéissance qui auraient pour objets une notion du « bien » que l’on ne partage pas. Par exemple, s’il s’agit de lutter contre l’avortement, ou encore comme dans le cas du mouvement de désobéissance lié à la « Manif pour tous » en France, dont la notion de bien ne s’accommode pas du mariage homosexuel. Un médecin refusant un avortement par conviction, une maire refusant un mariage entre individus de même sexe, pratiquent aussi la désobéissance civile.

Pour aller encore plus loin, est-ce que le groupement d’extrême droite qui a récemment fait scandale lors du carnaval de Schwyz en se déguisant en membres du Klu Klux Klan, pourrait se reconnaître sous l’étiquette de désobéissance civile ? Ses membres se réfèrent pour l’instant plutôt à la liberté d’expression (ou de bêtise). Mais à partir du moment où son action est mue par des convictions intimes (aussi méprisables soient-elles), qu’elle a été non violente, et où il accepte la sanction qui pourrait lui être administrée, on ne pourrait le contester.

Il faut également prendre conscience que l’on ne peut pas non plus comparer la Suisse actuelle avec l’Amérique des années 50 ou l’Inde de la première moitié du XXième siècle : aujourd’hui, la désobéissance civile est à la portée de tous, et le filtre du risque de sanction encouru est quasi inexistant.

Bref, la désobéissance civile est une méthode qui a fait ses preuves dans des contextes bien précis, mais que l’on ne peut reconnaître comme étant « bonne » intrinsèquement. Si on la reconnaît dans le cadre de la lutte contre le changement climatique, on ne peut plus s’y opposer dans d’autres contextes. S’il suffit d’avoir une conviction intime pour avoir le droit de se réclamer de la désobéissance civile, la porte est ouverte à toutes les dérives.

La désobéissance civile n’est pas adaptée à une démocratie qui fonctionne

Lorsqu’un gouvernement n’agit plus selon la Constitution ou qu’une administration étatique s’affranchit de son propre cadre légal, je peux concevoir l’outil de la désobéissance civile comme étant légitime, dès lors que les mécanismes démocratiques ne permettent plus d’agir sur le système. La désobéissance peut alors être un moyen pour se sentir en cohérence.

Or lorsque l’on lit le texte publié par Extinction Rebellion et ses soutiens, on y trouve:

« Quels que soient nos domaines d’expertise, nous faisons tous le même constat: le gouvernement suisse, au même titre que d’autres gouvernements, a été incapable de mettre en place des actions fortes et rapides, sans équivalent, pour faire face à la crise climatique et environnementale dont l’urgence est relevée tous les jours. »

Or en Suisse, si le système démocratique est lent, il ne dysfonctionne pas. Il est aujourd’hui en train de prendre la mesure du changement climatique de manière très rapide à l’aune des évolutions politiques classique, et de s’y adapter. Excepté l’UDC pour qui la lutte contre le changement tout court est la priorité, tous les partis qui comptent en Suisse ont pris acte des faits scientifiques. Il reste maintenant à mettre en œuvre une vraie politique climatique, et le prochain parlement sera très probablement mieux armé pour le faire.

Si l’on souhaite accélérer les choses davantage que le système ne le permet, on remet en question le modèle démocratique, qui veut qu’un changement soit intégré par la majorité des votants ou des membres d’un parlement avant qu’il ne soit décidé; ceci une fois fait, le changement est alors robuste et n’est plus remis en question à chaque nouvelle législature. La démocratie n’est pas un modèle de pionniers, mais de suiveurs, qui sont précisément en train de se mettre en route depuis quelques mois. Elle est lente, mais une fois une direction prise, elle la tient.

Le gouvernement, en Suisse, est exécutif. Et il reçoit son mandat du Parlement,  élu par le peuple. Si le gouvernement va plus vite, ou à l’encontre de la majorité démocratique, alors là, oui, le système dysfonctionne. Ce n’est pas le cas en Suisse, à moins de remettre en cause la démocratie.

Et c’est ici où le texte publié devient particulièrement malhabile, lorsqu’on y lit en conclusion : « Nous soutenons la demande de XR de déclarer un état d’urgence climatique et environnementale et d’établir une assemblée citoyenne pour travailler avec les scientifiques pour développer un plan crédible et juste pour une décarbonisation totale de nos sociétés et une préservation des écosystèmes. »

Il ne s’agit ni plus ni moins, de manière très probablement inconsciente, d’un appel à contourner les institutions démocratiques, en imaginant qu’une assemblée de citoyens (élue, désignée, tirée au sort ?) fera mieux et plus vite que le Parlement, qui devra alors simplement en mettre en œuvre les résultats.

Si l’on croit en la démocratie, qu’on en est un acteur, en tant que votant, en tant qu’élu, ou même dans le cadre de son travail, on ne peut en même temps jouer le jeu de la désobéissance civile dès qu’elle n’est pas (encore, ou plus) alignée sur nos propres convictions. Soit on joue selon les règles et on s’y tient, soit on ne joue pas du tout ; mais en aucun cas on joue, en se réservant le droit de ne pas respecter les règles si l’on perd.

S’il en est qui pourraient se réclamer de la désobéissance civile, ce sont les jeunes qui ne sont pas en âge de voter, voire les étrangers sans droit de vote.

Mais là aussi la pente est glissante. La désobéissance civile au sens de Thoreau ou d’autres, implique une haute maturité citoyenne et philosophique, afin de pouvoir garantir d’une part la non-violence et d’autre part l’acceptation des sanctions.
Des utilisateurs non avertis de désobéissance civile pourraient bien vite s’affranchir de ces garde-fous essentiels.

N’oublions pas non plus les utilisateurs avertis. Que se passera-t-il, lorsque les Blocher de demain se mettront à investir dans des mouvements de désobéissance civile, plutôt que dans des campagnes politiques et des journaux ? Appellerons-nous aussi les forces de l’ordre à davantage de tolérance, lorsque seront bloqués les transports publics?

Des rebelles on ferait rapidement des révolutionnaires, et les potentiels tyrans de demain, comme le disait Camus dans son essai « l’Homme révolté ».

En matière de climat en particulier, les effets de la désobéissance civile sont contreproductifs à long terme.

 On parle aujourd’hui beaucoup d’ « urgence climatique ». Et en effet, plus on attend, plus les mesures à prendre pour atteindre un objectif de neutralité carbone seront fortes. Mais ce terme occulte le fait que la lutte contre le changement climatique ne se fera pas en une seule déclaration ni une seule décision du parlement (et encore moins de l’exécutif = « gouvernement » dans le texte incriminé…).

Après une première décision de principe, la bataille se fera sur le très long terme. Durant de nombreuses législatures, il faudra être capable de mettre en place des plans d’actions pour améliorer constamment notre empreinte carbone, respecter nos objectifs, voir les renforcer. Il faudra investir fortement et régulièrement dans des infrastructures, des mesures d’accompagnement, qu’il s’agira de financer. Nous aurons parfois d’autres enjeux essentiels à traiter, et à chaque fois, il faudra ne pas céder sur la dimension climatique, tout en trouvant les bons compromis avec d’autres urgences (environnementales, sociales, économiques), alors que les conflits d’objectifs seront constants. Sans le temps de la discussion, de la négociation, nous ne trouverons pas les majorités pour des solutions acceptables pour tous, à la ville comme à la campagne, pour les jeunes comme les plus vieux, pour les aisés comme pour ceux qui ne possèdent que peu.

Pour cela, il est déterminant que les bases démocratiques qui paveront cette route soient solides. Et que personne n’ait l’impression que les décisions aient été prises sur un coup de tête, de manière peu démocratique, sous la pression de mouvements qui n’auraient pas respecté les règles du jeu. Et encore moins d’une élite qui aurait usé de ses titres de professeurs honoraires, de ses légions d’honneur, de ses prix Nobels ou de sa pureté morale comme de passe-droits. Désobéir pour que les autres obéissent mieux, quel dangereux paradoxe…

Prenons notre temps, à bras le corps

En matière d’incendie, la première règle que l’on apprend est : ne pas paniquer ; puis, agir calmement. Hurler au feu de plus en plus fort en menaçant de sauter par la fenêtre si l’évacuation ne se fait pas en bon ordre n’a jamais sauvé personne. On ne se prépare pas non plus en urgence à un marathon.

Plutôt que se rebeller, il s’agit de transformer le système de l’intérieur. Il ne s’agit pas de ridiculiser ni d’insulter ceux qui n’en auraient pas encore conscience, alors qu’il nous a fallu plus de trente ans pour collectiviser le problème. Il ne s’agit pas de trouver des coupables, il s’agit simplement de prendre son avenir en main.

Les manifestations de cet automne pour le climat ont été formidables d’énergie, et elles ont permis un changement majeur au sein non seulement de la composition partisane du Parlement, mais également dans les esprits de chacun. A nous de porter cet élan en avant, plutôt que de « désobéir » avec des techniques de chantage qui déshonorent la désobéissance civile de nos modèles du siècle passé.

Les études scientifiques montrent que la majorité ne se met pas en marche sous la pression d’une morale externe. Elle se met en marche lorsque les premiers avancent déjà. Pas à pas. Petit à petit. Avec de l’espoir et de l’envie.

En matière de climat aussi, rien ne sert de courir, il faut partir à temps. Nous voilà partis, et nos petits pas d’aujourd’hui, feront les grands de demain. Surtout, si c’est urgent.

 

Addenda 1 (23.10.2019)

Pour ceux que cela intéresse, l’émission RTS Tribu “La désobéissance civile et l’écologie” de ce mercredi 23 octobre a aussi traité le sujet, et reprend beaucoup des questions que je touchais plus haut (sur les réponses, nous ne sommes pas toujours d’accord).

 

Addenda 2 (26.10.2019)

Augustin Fragnière a répondu à ce papier de blog de manière extrêmement constructive, nuancée et réfléchie, en fournissant des éléments essentiels de compréhension.
Je vous mets ci-dessous la réponse que j’ai publiée ce matin sous son article, que je vous encourage à lire ici:

“Cher Augustin,
Je te remercie pour ta réponse extrêmement raisonnée à mon papier de blog, et à nous offrir un mode d’emploi de la désobéissance civile XR made ins switzerland.
Au vu de tes explication, je te suis sur la plusieurs de tes points.

Mon problème reste néanmoins sur trois points:
1. Le grand public, et surtout ceux à qui s’adressent ces actions, voyant les actions de désobéissance civile essentiellement à travers le miroir grossissant de la presse, sans le mode d’emploi, voit avant tout le coté de rupture et la critique directe (et parfois violente dans les mots). La subtilité de ta mécanique ne leur est pas consciente.

2. La critique trop directe (même non violente) ne favorise pas le dialogue.
J’en veux pour exemple l’anecdote cocasse qui m’est arrivée sur Twitter avec l’un des signataires, que tu connais bien vu qu’il préside la commission de la fondation scientifique dont tu fais partie chez Zoein.
Ayant publié mon texte, et interpellé les signataires, sa réponse fut: “n’importe quoi” accompagné sur un ton paternaliste d’une analogie historique déplacée. J’ai réagi en escaladant. Lui aussi. Il m’a bloqué. Fin du dialogue…
Bref, tout le monde n’a pas ta sagesse en matière de dialogue. Et surtout pas par médias et médis sociaux interposés, canaux pricipaux des actions de XR.

3. Je maintiens ma critique principale. Nous ouvrons la porte à d’autres formes de désobéissances civiles, qui ne respecteront par forcément le mode d’emploi de Thoreau et cie, sauront exploiter d’autres droits fondamentaux comme par exemple le droit à la vie, ou encore le droit à décider librement de ses projets de vie, et pourraient dorénavant facilement obtenir des soutiens financiers tiers importants, dont les intérêts ne seront pas toujours publics.

Tu dis toi-même que la notion d’activisme-non violent serait plus appropriée que le terme de “désobéissance civile”. Il ne serait pas seulement plus approprié, mais plus efficace.
En ce sens un activisme positif, visible et non violent, de manière physique mais aussi dans les mots serait plus efficace à long terme. Je ne sais pas non plus combien de temps le stress mental dégagé par les actions XR sauront maintenir le mouvement dans la non-violence (chose faite de manière exmplaire jusqu’à aujourd’hui, il faut aussi le dire).
La responsabilité de tous est d’accompagner ce mouvement, et non de donner un blanc seing à des activivités futures d’un mouvement dont on ne connaît par définition pas l’évolution.

Ma conclusion : les Manifs pour le climat: Oui; Extinction rebellion: non.

Mais surtout, et je te remercie chaleureusement pour cela: le dialogue avant tout!”

Transition écologique : Don’t panic – be happy.

Les limites écologiques sont franchies

Le constat est clair.

  • Nous consommons davantage de ressources que la terre n’en produit.
  • Nous avons modifié le climat à des degrés et une vitesse comme nous ne les avons jamais connus.
  • La biodiversité est en chute libre.

Ainsi nous avons dépassé la limite de l’exploitation du capital naturel renouvelable, avons mis en danger la base de notre civilisation, et mis en branle des processus systémiques dont nous ne connaissons encore ni l’ampleur ni les conséquences exactes. Pire encore, nous réalisons que nous en avons perdu le contrôle.

Quid de la pérennité de notre système économique ?

Une autre question brûlante se pose en parallèle : comment évoluera notre système économique – dont nous dépendons aujourd’hui totalement (y compris et en particulier nos instruments de politique sociale) – dans un contexte ou la biocapacité de la planète, c’est-à-dire la capacité à se renouveler et à absorber nos déchets, est non seulement dépassée, mais diminue, alors que notre empreinte écologique augmente encore de manière exponentielle.

 

Si vous avez 30 minutes à perdre pour mieux comprendre le lien entre empreinte écologique, biocapacité de la terre et croissance économique, je vous conseille l’excellente vidéo « Effondrement : seul scénario réaliste ? » réalisée par Arthur Keller (spoiler : non, ce n’est pas le seul scénario).

Le ralentissement économique, si l’on peut débattre de son inéluctabilité, est probable, et au minimum possible (notamment pour beaucoup d’autres raisons qui n’ont rien à voir avec de l’écologie).

Or pour beaucoup d’entre nous, notre bonheur est directement lié à la conjoncture économique, que ce soit parce qu’elle ne nous permet pas un pouvoir d’achat suffisant pour vivre décemment (à l’instar des gilets jaunes), ou sous forme de la surabondance dont notre société de consommation dépend (à qui l’on a réussi à faire croire que son bonheur s’achetait).

Plus grave encore, notre système de retraite par exemple, est complètement dépendant d’une croissance économique régulière, à tel point que les caisses de pension nous vendent aujourd’hui des plans financiers basés sur une rentabilité totalement irréaliste de 6% à long terme sur le capital (le comble étant que même la gauche se disant « anticapitaliste » contribue à ce système de croissance continue, à travers son combat annuel pour l’augmentation systématique des salaires).

 

Un double défi écologique et social

Nous avons donc un double défi : d’une part découpler au maximum notre économie de son empreinte écologique, et d’autre part découpler notre qualité de vie de la croissance économique. Aucun de ces deux défis ne peut être gagné sans que l’autre ne le soit, et ensemble ils doivent nous permettre de ne pas piller entièrement notre planète, tout en redonnant des perspectives à nos enfants (la notion de générations futures est redevenue aujourd’hui secondaire).

Si nous ne prenons pas ces deux défis à bras le corps, le système complexe terre – humanité se rééquilibrera finalement de lui-même, mais dans une violence à laquelle seront confrontée nos enfants, si ce n’est nous. Plus tard, les « générations futures » auront alors appris de cette catastrophe, et sauront reconstruire de nouvelles perspectives ; j’ai assez confiance dans la créativité et la robustesse des hommes et des femmes qui auront passé là à travers, de la même façon que les baby-boomers ont su reconstruire un nouveau monde après la secone guerre mondiale ou autres catastrophes passées.

Bref, nous devons faire le deuil du mythe d’une part des ressources illimitées à notre disposition qu’il nous suffit de cueillir avec des techniques de plus en plus sophistiquées, et d’autre part celui de la croissance infinie et concomitante du PIB, des ressources à disposition de chacun et du bonheur, à commencer par le salaire.

 

Oser réinventer de nouveaux modèles

Certains nient ou relativisent la réalité des faits évoqués, qui souvent heurtent leurs convictions entretenues durant des décennies de manière quasiment pavlovienne, d’autres se satisfont d’exprimer leur colère face aux dégradations qu’ils constatent ; les suivants tentent de trouver une parade à la réalité en imaginant des solutions technologiques miracles, d’autres encore paniquent ou se sentent impuissants et broient du noir plus ou moins silencieusement.

Or les êtres humains ne sont jamais aussi inventifs que lorsque la situation paraît inextricable, lorsqu’ils ont le droit, voir le devoir de penser de manière complètement nouvelle. Et si nous prenions simplement acte de la situation, et imaginions des projets entrepreneuriaux, des politiques et des comportements à même de donner un sens à notre vie ?

Nous avons la chance d’avoir devant nous un terrain libre où nous pouvons inventer, développer, essayer, échouer aussi, comme l’avait eu les pionniers des générations précédentes.

Nous devons réapprendre à trouver notre bonheur dans des activités peu consommatrices de ressources, redonner du sens au temps lent, marcher, contempler, échanger, jouer de la musique, partager. Des verbes si simples et qui ont perdu de leur valeur, car gratuits et à disposition de tous, mais gourmands en temps, ce bien qui redevient si précieux.

Nous devons trouver des modèles d’entreprendre qui valorisent la qualité plus que la quantité, et qui soignent et revalorisent le capital tant naturel qu’humain dont ils dépendent pour leur succès.

Nous devons trouver un moyen de subsister économiquement, sans être dépendants d’une croissance économique ininterrompue.

Ces approches existent et font de plus en plus d’émules, à l’exemple de l’approche de « l’économie circulaire ». Ce vendredi passé, le mouvement suisse pour une économie circulaire a d’ailleurs été lancé avec un énorme succès en Suisse romande, avec plus de 350 représentants de PME, associations de branches, politiciens et innovateurs. L’économie circulaire a pour but de refermer les cycles de matière, en réutilisant ses déchets qui deviennent ressources, en louant plutôt qu’en vendant, et en essayant de prolonger les durées de vie des objets aussi longtemps que possible.

Il s’agit de se concentrer sur une vision positive du changement, imaginer des visions qui nous font envie. A titre d’exemple, j’aime l’approche de Rob Hopkins et du Transition Network.

 

Le sens de la vie – et une nouvelle définition du progrès

Ainsi, plutôt que de nous lamenter devant la crise écologique et rejeter la responsabilité sur tel acteur économique ou politique, ou de hurler que la transition écologique met en péril l’économie, nous avons une chance unique de remettre du sens dans nos vies, en y contribuant chacune et chacun à notre échelle.

La panique est réservée à ceux qui n’ont pas les moyens d’agir. Or nous l’avons toutes et tous. Il n’est pas nécessaire de réussir à stopper le changement climatique, faire sa part pour le ralentir est déjà une perspective digne d’être mise en oeuvre. Nous avons le devoir de ne pas laisser paniquer notre jeunesse, et lui montrer que nous en premier, travaillons à de nouvelles perspectives.

Repensons notre lien avec le bonheur, imaginons de nouveaux projets entrepreneuriaux, faisons évoluer nos métiers, posons-nous des questions, formons-nous, imaginons de nouvelles politiques, de nouveaux mécanismes financiers et des comportements à même de donner un sens à notre action, dans un contexte où les idéologies de hier ne nous sont plus d’aucune aide. Certains d’entre nous s’y lanceront corps et âmes, d’autres iront pas à pas.

Le progrès ne sera alors plus ni économique, ni social ; il sera à nouveau, tout simplement, humain. Et ça, c’est une bonne nouvelle !

 

Où donc est passé le peuple ?

(Avec en fin de papier: petit test rapide pour identifier un « populiste)


Au commencement, le peuple créa les droits et les devoirs.
La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit des peuples se mouvait au-dessus des eaux.
Le peuple dit : Que les lumières soient ! Et les lumières furent.
Le peuple vit que les lumières étaient bonnes.
Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour.

Le peuple dit : qu’il y ait une étendue entre les pouvoirs, et qu’elle sépare les pouvoirs d’avec les pouvoirs. Et le peuple fit le pouvoir exécutif, et il sépara le pouvoir législatif du pouvoir judiciaire. Le peuple vit que cela était bon.
Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le second jour.

Le peuple dit : qu’il y ait des luminaires dans l’étendue du ciel, pour éclairer la terre. Le peuple fit la science pour présider au jour, et les médias pour présider à la nuit, et pour séparer les lumières d’avec les ténèbres.
Le peuple vit tout ce qu’il avait fait et voici, cela était très bon. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le troisième jour.

Le peuple acheva au quatrième jour son œuvre, qu’il avait faite : et il se reposa au quatrième jour de toute son œuvre, qu’il avait faite.


C’est ainsi que chacun put à sa juste mesure exercer le pouvoir qui lui était accordé, que le législatif posait les règles, que l’exécutif les mettait en œuvre, que le judiciaire tranchait lorsque les règles n’étaient point tenues, et que la science et les médias éclairaient le tout de leurs lumières. Chaque homme et chaque femme du peuple accédait à l’une ou l’autre fonction selon des règles connues, et en fonction du pouvoir qui seyait à ses envies et ses compétences.

Or parmi le peuple, il arriva que certains n’eussent pas les compétences à la mesure de leurs envies et de leurs ambitions. A défaut de compétences, ils tentèrent de s’élever en s’appuyant sur des groupes moins forts, ou minoritaires, espérant en faire des échelons plus faciles que ceux de leurs propres qualités. Ils usèrent ainsi avec succès des femmes, des étrangers, des pauvres, ou simplement des « autres ». Ils maniaient avec habileté de la peur et de la frustration. Ils firent de ces minorités des menaces pour le « peuple », et des politiques au pouvoir des ennemis du « peuple ». Beaucoup réussirent à petite échelle. Peu à grande échelle, mais ces quelques réussites mondiales ont marqué durablement l’histoire d’une pierre noire. On les qualifie aujourd’hui, bien à tort, de « populistes ».

Depuis, les succès réguliers dans les législatifs de ces avides de pouvoirs se sont heurtés régulièrement aux autres pouvoirs, lorsque ce n’était pas à leurs propres incompétences dans l’exécutif. Plutôt que de s’en prendre uniquement aux minorités pour arriver à leurs fins, ils ont donc commencé à saper les autres pouvoirs, avec systématique, au grand jour, et sans vergogne, avec 4 messages très simples :


Quatre messages sont martelés tous les jours, partout :

1. Les politiques (exécutif et législatif) sont incompétents et à la botte de leurs lobbies ; ils n’écoutent pas « le peuple ».

Rien de neuf sur ce point-là. Ce message est simple à faire passer, vu qu’il est relayé en boucle par l’ensemble des partis politiques. Et vu que chaque parti sape les autres, on assiste à une situation de pat, avec une perte de crédibilité pour l’ensemble du pouvoir législatif et exécutif. Cela fonctionne bien pour les partis populistes, tant qu’ils ne sont pas considérés comme étant au pouvoir.

Ainsi, à force de s’être auto-détruite, la politique française a laissé la porte ouverte à des mouvements de fond non organisés comme par exemple les « gilets jaunes » ce week-end dernier, répétant en boucle le message numéro 1, anti élites politiques.

2. Les juges sont partiaux et défendent des droits et des lois avant l’intérêt du « peuple ».

Les populistes ont une dent contre les juges, car ce sont eux qui tranchent en cas de plainte pour appel à la haine, racisme, homophobie (même si en Suisse elle n’est pas encore reconnue légalement), ce qui rend plus difficile l’accès au pouvoir en s’en prenant aux minorités. L’initiative populaire suisse « le droit suisse au lieu de juges étrangers » de l’UDC en est la dernière illustration, elle qui essaie de supprimer directement ces garde-fous.

De plus en plus souvent, on assiste à des attaques frontales contre le pouvoir judiciaire, dont Trump et Mélenchon ne sont que la pointe visible de l’iceberg. A noter que ces coups de butoir sont particulièrement nocifs, provenant de représentants directs des pouvoirs exécutifs ou législatifs.

La campagne ultra politisée de l’élection du juge Kavanaugh à la cour suprême des États-Unis est une autre pierre à l’édifice de ce message numéro 2, paradoxalement taillée par les deux camps.

3. Les médias sont des manipulateurs aveuglés par le politiquement correct, ou une mission politique qui leur est propre ; ils mentent et cachent la vérité au « peuple ».

L’image des médias et des journalistes peu scrupuleux et manipulateurs a la dent dure. En couvrant de manière journalistiquement adéquate les événements et les processus politiques, ils sont des obstacles aux campagnes populistes simplistes ; ils montrent un monde complexe où tous les problèmes ne peuvent pas être le fait de responsables uniques, idéalement étrangers, pauvres ou homosexuels. Ils mettent les disfonctionnements en lumière.

Ce qui doit alerter aujourd’hui, c’est que ce message est repris par des politiques de tous bords, dès le moment où ils sont attaqués ; les médias réagissent alors encore trop souvent maladroitement à ces attaques (invoquer uniquement la légitimité de la fonction de 4ème pouvoir sans ouvrir un vrai dialogue ne suffit pas à établir la confiance ; au contraire, il renforce le message numéro 3).

Pour prévenir ces attaques, les médias utilisent de manière répétée le droit à la parole pour tous et le débat contradictoire, relayant ainsi de manière totalement non proportionnelle les messages 1, 2 et 4.

4. Les scientifiques défendent leurs financements plutôt que la vérité, en trompant le « peuple »

Les scientifiques n’ont jamais été de grands communicateurs, mais depuis la mise en place du système des publications et des peer reviews internationales, les découvertes admises par la communauté scientifiques jouissaient d’une reconnaissance effective.

Plus que la communauté scientifique dans son ensemble, ce sont des théories scientifiques reconnues qui sont aujourd’hui attaquées frontalement. Ainsi, par exemple, la théorie biologique de l’évolution, ou encore la climatologie, sont aujourd’hui ouvertement remises en question; les acteurs qui profèrent ce genre d’attaque le font sans aucun fondement scientifique et sont relayés très facilement par les médias sociaux ; et, plus préoccupant, presque aussi facilement par les médias professionnels. L’UDC suisse est particulièrement performante dans ce domaine, si l’on pense aux prises de parole surréalistes des dernières années au sein du parlement fédéral, ou des piques constantes des Roger Köppel, Claudio Zanetti et autres climato-sceptiques fiers de l’être.


Le populiste dit : que l’on éteigne les luminaires dans l’étendue du ciel. Le populiste décrédibilisa la science pour présider au jour, et détruisit les médias qu’il ne contrôlait pas pour présider à la nuit, et pour mêler les lumières avec les ténèbres.
Le populiste vit tout ce qu’il avait fait et voici, cela était très bon pour lui.
Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le cinquième jour.

Le populiste dit : qu’il n’y ait plus d’étendue entre les pouvoirs, et que les pouvoirs se mêlent avec les pouvoirs. Et le populiste prit le pouvoir exécutif, et il supprima le pouvoir législatif et soumit le pouvoir judiciaire. Le populiste vit que cela était bon pour lui.
Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le sixième jour.

Finalement, le populiste supprima les droits et les devoirs.
La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit des peuples se perdait au-dessous des eaux.
Le populiste dit : Que les lumières s’éteignent ! Et il souffla les lumières.
Le populiste vit que l’obscurité était bonne pour lui.
Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le dernier jour.

Le populiste vit tout ce qu’il avait fait et pour la première fois se posa une question, qui fut aussi sa dernière : mais où donc, est passé le peuple ?

 


Petit test rapide pour identifier un « populiste » :

Lesquels de ces messages sont-ils relayés par la personne, le groupe, le parti qui vous intéresse ?

  1. Les politiques (exécutif et législatif) sont incompétents et à la botte de leurs lobbies ; ils n’écoutent pas « le peuple ».
  2. Les juges sont partiaux et défendent des droits et des lois avant l’intérêt du « peuple ».
  3. Les médias sont des manipulateurs aveuglés par le politiquement correct, ou une mission politique qui leur est propre ; ils mentent et cachent la vérité au « peuple ».
  4. Les scientifiques défendent leurs financements plutôt que la vérité, en trompant le « peuple ».

Si un ou plus de ces messages sont répétés régulièrement, c’est que vous avez affaire à un populiste, ou une personne en passe de le devenir.

Peut-être que cette personne est incompétente, n’écoute pas, défend ses intérêts en premier, manipule ou est aveuglée par une mission qui lui est propre, ment et trompe le peuple.

 

Heureusement pour l’environnement, l’initiative pour des aliments équitables (Fairfood) n’est pas acceptée #CHVote

C’est un sentiment très désagréable que de voter contre une initiative dont on consacre une bonne partie de sa vie à atteindre les objectifs. C’est pourtant ce que j’ai fait ce matin. Paradoxalement, l’initiative risquait à long terme de saper les améliorations écologiques tant en Suisse qu’à l’étranger.

Ce 23 septembre 2018, le peuple suisse a voté sur l’initiative populaire « Pour des denrées alimentaires saines et produites dans des conditions équitables et écologiques (initiative pour des aliments équitables)», également appelée «initiative Fair Food».

Des objectifs qui vont dans le bon sens

Le site de la Confédération en résume bien les intentions :

« Le but de l’initiative est de développer l’offre en aliments produits dans le respect de l’environnement et des animaux, ainsi que dans des conditions de travail équitables. La Confédération devrait garantir le respect de ces conditions en ce qui concerne la production indigène. Des contrôles spécifiques devraient garantir que les aliments importés sont eux aussi produits en respectant ces conditions. L’initiative vise également à réduire l’impact du transport des denrées alimentaires sur l’environnement, à lutter contre le gaspillage alimentaire et à promouvoir les produits locaux et de saison. »

Là-dessus rien à redire ; il est essentiel que notre alimentation devienne plus écologique, plus respectueuse des animaux et plus respectueuse des conditions de travail.

Le dangereux couplage des standards suisses avec les exigences à l’importation

Le problème central figure à l’alinéa 2 du nouvel article 104 b proposé pour la Constitution :

La Constitution est modifiée comme suit:

Art. 104b Denrées alimentaires

1 La Confédération renforce l’offre de denrées alimentaires sûres, de bonne qualité et produites dans le respect de l’environnement, des ressources et des animaux, ainsi que dans des conditions de travail équitables. Elle fixe les exigences applicables à la production et à la transformation.

2 Elle fait en sorte que les produits agricoles importés utilisés comme denrées alimentaires répondent en règle générale au moins aux exigences de l’al.1; elle vise à atteindre cet objectif pour les denrées alimentaires ayant un degré de transformation plus élevé, les denrées alimentaires composées et les aliments pour animaux. Elle privilégie les produits importés issus du commerce équitable et d’exploitations paysannes cultivant le sol.

 

Beaucoup ont débattu sur la faisabilité d’imposer ces mêmes exigences à l’importation. Les initiants ont eux-mêmes argumenté qu’une certaine souplesse dans l’application serait nécessaire.

Le vrai problème est qu’en couplant les standards suisses et les exigences à l’importation dans la Constitution, nous aurions rendu les standards suisses encore plus difficiles à améliorer.

 

De nouvelles coalitions encore plus puissantes

Dans les dernières années, à chaque fois que les exigences environnementales dans la production devaient être augmentées, on se heurtait au front d’une partie des producteurs et de l’économie qui argumentait que cela renchérirait les produits, et que la concurrence étrangère en serait renforcée.

En exigeant des standards similaires pour les produits importés, nous aurions renforcé le front des opposants à toute amélioration des standards environnementaux avec la très puissante industrie de l’importation ; alors que ces derniers pouvaient voir d’un bon œil les produits suisses plus écologiques se positionner sur un autre segment de marché que leurs produits low cost , ils verront dorénavant chaque nouvelle exigence suisse comme une menace directe pour leur business. La façon dont ils ont contribué à faire capoter l’initiative dont il est question ici n’en est que le premier exemple.

Paradoxalement, en voulant améliorer les standards écologiques en Suisse et à l’étranger, cette initiative risquait de rendre toute amélioration en Suisse encore plus difficile, en alliant à long terme les opposants potentiels de l’industrie de l’import et de l’export.

Ce n’est pas le moment d’affaiblir la gouvernance internationale

Au niveau international, il n’existe aujourd’hui pas d’autre organisme que l’OMC où l’on puisse discuter du renforcement des questions environnementales dans le commerce. Ces discussions y ont d’ailleurs en cours aujourd’hui.

Or, sous les coups de boutoir de l’administration Trump et d’autres acteurs qui préfèrent imposer leurs vues plutôt que de soumettre le commerce à des règles multilatérales et auxquelles même les plus petits ont accès, l’OMC est aujourd’hui proche de la rupture.

Même si c’est pour une bonne cause (l’environnement), ce n’est pas le moment de saper aujourd’hui un système de régulation qui est le seul à même, à moyen terme, de soutenir les objectifs d’un commerce international plus équitable et plus respectueux de l’environnement. La Suisse ne peut pas unilatéralement imposer des critères à ses partenaires économiques, de la même manière que nous ne souhaitons pas que des états plus forts imposent leur propre conception de l’équité et de l’écologie dans le commerce alimentaire (quantité et OGMs).

D’un point de vue environnemental global, il me semble plus important que la Suisse contribue à mieux intégrer les enjeux écologiques dans le système de l’OMC, plutôt que de participer à affaiblir encore cette dernière en ancrant des restrictions unilatérales au commerce dans sa Constitution.

Nous pouvons aussi renforcer les exigences écologiques à l’importation au cas par cas, sans en faire un élément systématique ancré dans la Constitution.

Les leçons de tout cela

Le mérite de cette initiative a été de montrer à quel point la population suisse se préoccupe de la qualité écologique et sociale de ce qu’elle mange. Le plébiscite initial (78%) que l’on a pu voir à travers les premiers sondages du mois d’août montre bien que les objectifs des initiants sont partagés par la majorité de la population suisse. https://www.rts.ch/info/suisse/9778249-les-initiatives-sur-l-alimentation-seduisent-les-suisses-selon-un-sondage-ssr.html
Les opposants ont gagné sur les détails de la mise en oeuvre.

Une fois de plus, une initiative qui vise juste sur les objectifs, capote parce que les détails du texte ne sont pas aboutis. Si une discussion approfondie avait eu lieu dans un cadre plus large que celui des initiants avant de déposer le texte, des effets pervers involontaires auraient pu être décelé, des alliances possibles identifiées. Je reste convaincu de l’importance de séparer la phase d’étude préliminaire de la phase de décision pour une initiative (voir un vieux billet sur ce blog ).

 

Bref, Fairfood est morte, mais le message du mois d’août au législateur pour la politique agricole ainsi que pour renforcer les standards écologiques en Suisse est fort et clair. Au boulot !

Comment nous pouvons gagner le combat contre le changement climatique

Je suis de la génération « changement climatique »

Je suis de la génération X.
Je suis de la génération « changement climatique ».
Du moins, le croyais-je jusqu’à hier.

Durant mes études de géologie à la fin des années 90, j’ai compris le réchauffement climatique comme une évidence scientifique. Les règles de base de la physique ainsi que les avancées en matière de paléoclimatologie et de géochimie suffisaient déjà à ce que scientifiquement la théorie générale soit aussi solide que celle de la tectonique des plaques. Pour moi la question n’était plus que politique, sociologique et technique : comment sortir d’une civilisation basée sur la libération de carbone fossile ?

J’en ai fait en partie mon métier dès le début des années 2000, et suis aujourd’hui actif dans la formation continue et le conseil en environnement, en contact quotidien avec des acteurs de tous types qui travaillent à ce même objectif. Je me voyais jusqu’à hier dans un processus dont la dimension politique et institutionnelle se construisait patiemment, à mesure que la réalité du changement était de plus en plus visible et que le contexte et les moyens d’y faire face devenaient de plus en plus concrets : sensibilité de la population au sens large, développement des énergies renouvelables, programmes d’efficacité énergétique (paradoxalement, ce sont les limites du nucléaire, qui, après Fukushima, ont donné un coup d’accélérateur à la politique climatique, plutôt que les dangers liés à la consommation effrénée de carburants fossiles).

Bref, je participe à cette évolution, tout en regrettant que cela n’aille plus vite.

« Comment nous avons perdu le combat contre le changement climatique »

D’où ma surprise vendredi passé, lorsque je tombais sur l’excellent article de Catherine Frammery dans Le Temps : « Comment nous avons perdu le combat contre le changement climatique ».

Je découvrais la génération perdue d’avant 1989. Dans les années 80, scientifiques, politiques et industriels travaillaient de concert non pas pour débattre de la réalité du changement climatique, mais pour réfléchir aux mesures de lutte au niveau mondial. Jusqu’à cette réunion des ministres de l’environnement à Noordwijk en 1989, où le travail de sape conduit par Ronald Reagan et Georges Bush eut raison du processus politique. A partir de là, le changement climatique fut délégué aux scientifiques, en même temps que des moyens énormes furent mobilisés pour les décrédibiliser. L’incroyable déficit de connaissances sur le climat dans le Parlement suisse aujourd’hui montre à quel point cette désinformation est efficace encore aujourd’hui…

(Extrait) Donald Trump a des alliés en Suisse. En mars dernier, la ratification de l’Accord de Paris n’est pas allée de soi. Le Conseil national s’est longuement écharpé sur la question. Débat largement alimenté par les salves en provenance du camp UDC. A commencer par celles de Toni Brunner (SG), son ancien président, qui s’est demandé si on allait interdire aux vaches de «roter et de péter». Poursuivant sur cette lancée, Werner Salzmann (BE) a aussi interpellé les écologistes sur un éventuel remède pour modifier le système digestif des ruminants afin qu’ils émettent moins de méthane.

Andreas Glarner (AG) a rappelé la grande affaire des années 1980: la mort des forêts. «Une escroquerie! A cause de ça, on a limité la vitesse à 120 kilomètres sur nos autoroutes et on roule toujours à ce tempo!» Pour Christian Imark (SO), le dérèglement climatique n’est rien d’autre qu’un «fait alternatif». Raymond Clottu (NE) a lancé une autre idée: «Il faut aborder le problème là où il se trouve réellement, c’est-à-dire au niveau de l’accroissement de la population». Roger Köppel (ZH) a tenté de dédramatiser la situation: «Les températures étaient encore plus élevées au temps de l’Empire romain».

(Les climatosceptiques sont bien représentés au parlement suisse – Magalie Goumaz – Le Temps du 2 juin 2017)

(A noter que le terme malheureux de « climatosceptique » participe lui-même à cette désinformation. On n’est pas ici face à des climatosceptiques, mais bien face à des sceptiques face à la science.)

Comment nous pouvons gagner le combat contre le changement climatique

Une fois cet article lu (puis l’article “encyclopédique” initial publié par le “New York Times » : « Losing Earth: The Decade We Almost Stopped Climate Change »), ma première réaction était la déception face à cet échec à un moment où tout était encore possible. Puis vint l’étonnement que toute cette première partie de l’histoire ait été  effacé de la mémoire collective, et n’ait même jamais accédé à la mienne. Et puis, soudain, le sentiment qu’au contraire, le fait de connaître le début de cette histoire, rendait à nouveau tout possible: s’il y a quarante ans on avait été à deux doigts de mettre en place une vraie politique de lutte contre le changement climatique, c’est que c’était fondamentalement faisable ; aucune raison ne rend cela moins possible aujourd’hui qu’en 1989, bien au contraire. La lutte couronnée de succès contre le trou d’ozone en interdisant les chlorofluorocarbures (CFC) montre combien des actions internationales fortes et concertées peuvent avoir un impact.

Contrairement aux années 1980, nous disposons aujourd’hui d’une panoplie de moyens économiques, juridiques, technologiques et sociologiques pour mettre en oeuvre une politique de maîtrise de la libération de gaz à effet de serre dans l’atmosphère et donc de limitation du réchauffement climatique (en effet nous avons perdu trop de temps pour pouvoir stopper complètement le changement climatique initié). Nous pouvons aussi augmenter les efforts pour nous adapter aux changements climatiques en cours. Des décideuses politiques réalistes, responsables et ambitieuses font  aujourd’hui déjà des pas clairs en ce sens, comme par exemple Jacqueline de Quattro avec la feuille de route du plan climat du canton de Vaud.

Que l’on ait été si près du but en 1989 est en soi une bonne nouvelle. Cela montre que l’objectif peut être atteint. La victoire ne sera fera plus aujourd’hui en empêchant le changement climatique, mais en cessant de l’alimenter d’une part, et en apprenant à vivre avec d’autre part. Ronald Reagan et Georges Bush ne sont plus au pouvoir ; la méthode Trump ne survivra pas indéfiniment.

Quant à la recherche, il ne s’agit plus de comprendre si il y a changement climatique ou non. Il s’agit aujourd’hui d’affiner cette compréhension pour comprendre les conséquences à toutes les échelles, et identifier les mesures d’adaptation pertinentes.

Nous pouvons aujourd’hui effacer ce triste héritage, et nous lancer avec le pragmatisme visionnaire de la génération des pionniers des années 1980, vers des actes politiques courageux à même de donner de nouvelles perspectives aux générations de demain.

Ici et maintenant, pour demain et pour tous.

L’affaire Buttet – chance inattendue pour la cause des femmes.

 Héros malgré lui |

Peut-être que dans quelques années nous nous souviendrons en fin de compte de Yannick Buttet comme d’un Conseiller national qui a  fait avancer la cause des femmes – malgré lui.

Penchons-nous un instant sur les circonstances uniques qui pourraient en faire un héros malgré lui de l’égalité des sexes et du respect des femmes.

Une conjonction d’affaires particulière |

L’impact de cette affaire est due à la combinaison unique entre un contexte momentané favorable (Weinstein, #MeToo & Co), et un amalgame inadapté entre deux situations : une plainte pour harcèlement qui relève à priori du domaine privé, et un comportement public à Berne totalement inadapté.

Ou plutôt, un comportement public à Berne SOUDAINEMENT considéré comme inadapté. Car soyons honnêtes, personne, dans le petit cercle des parlementaires fédéraux, lobbyistes et journalistes n’ignorait les attitudes du Conseiller Buttet (et semblerait-il, de plusieurs autres).

Après un article du Temps, en une nuit, un comportement toléré, minimisé, est subitement devenu inadmissible. La fuite vaudevillesque sur la plainte pénale valaisanne a mis le Conseiller Buttet dans une lumière suffisamment scandaleuse pour rendre attaquables ses actes bernois. Sans son affaire privée, ce comportement public inacceptable serait resté celui d’un gros lourd gênant, comme nous en connaissons bien trop, tout juste qualifié d’un haussement d’épaule, de sourcil, ou pire, d’un sourire amusé.

La nocivité sociale des « gros lourds » |

Ce que nous entendons aujourd’hui dans les témoignages de politiciennes courageuses déclenchés par les révélations du Temps, c’est que ce comportement de « gros lourd » fait des victimes. Le machisme et le harcèlement sexiste ont un prix social. D’un côté celles qui refusent un tel traitement se tiennent à l’écart de la politique ; de l’autre celles qui s’y frottent doivent régulièrement s’en défendre, elles sont usées, rabaissées (et cela sans pouvoir en parler, pour ne pas passer pour ce qu’elles ne sont pas: des faibles femmes) utilisant à chaque fois de l’énergie qu’elles ne peuvent investir dans le jeu politique.

Dépasser l’affaire et le cas isolé – du #MeToo au #WeToo |

Laissons de côté l’élément déclencheur qu’est «l’affaire Buttet», la justice en traitera le pan valaisan ; pour le côté politique, un lynchage ne servira aucune cause, si ce n’est celle de ses adversaires politiques, probablement tout aussi concernés par certains collègues.

Nous devons ensemble faire notre Glasnost phallocrate et lutter contre les signes de machisme que nous rencontrons. Gardons les projecteurs sur ces comportements déviants. Réagissons systématiquement en présence d’un dérapage, et si la chose se répète, cherchons une solution.

Les langues doivent se délier, les personnes qui dysfonctionnent doivent s’en rendre compte et le cas échéant, être recadrées, accompagnées, voire soignées.

Les victimes doivent pouvoir en parler, être prises au sérieux, et ne plus devoir accepter cette situation parce que c’est le jeu. Les pulsions sexuelles n’ont rien d’attirant, lorsqu’elles servent d’arme de pouvoir envers des tiers non consentants.

J’attends le moment où quelqu’un osera passer des #MeToo des victimes au #WeToo de celui qui demande d’être excusé – et ceci spontanément, avant-même d’être dénoncé…

Ou alors faut-il être beaucoup plus réaliste, et commencer par élire davantage de femmes au Parlement pour en changer la culture?

By Vassil (Own work) [Public domain], via Wikimedia Commons

Lorsqu’un point Godwin suffit à mettre le journalisme à terre (et avec lui un homme) – une histoire de cochon, d’holocauste et de scandale médiatique.


Addendum: L’épilogue de cette histoire bien triste se lit tout en bas.


 

Jeudi 28 septembre, dans le cadre du débat au Parlement Suisse sur l’initiative FairFood, le député de Baden Jonas Fricker faisait une mention complétement déplacée de l’holocauste, comme il l’a lui même déclaré quelques minutes plus tard à la tribune.

L’Aargauer Zeitung raconte: “Sie kennen die Bilder, ja sogar die Dokumentarfilme aus Europa, die die unsägliche Massentierhaltung belegen – Transporte in den sicheren Tod”, sagte Grünen-Nationalrat Jonas Fricker in Bern. Er wollte auf die schlechten Zustände bei Tiertransporten aufmerksam machen. Als ich das letzte mal so eine Dokumentation von Transporten von Schweinen gesehen habe, sind mir unweigerlich die Bilder der Massendeportation nach Auschwitz aus dem Film “Schindlers Liste” hochgekommen.”

[Vous connaissez les images, les films documentaires d’Europe, qui attestent des indicibles élevages en masse d’animaux – des transports vers une mort certaine » disait le conseiller national vert Jonas Fricker à Berne. Il voulait attirer l’attention sur les conditions déplorables de transports d’animaux. « Lorsque j’ai vu la dernière fois un documentaire sur le transport des porcs, les images des déportations de masse vers Ausschwitz dans « la liste de Schindler » me sont revenues.]

Il se trouve que je connais personnellement Jonas Fricker, et qu’en aucun moment je ne peux le soupçonner d’une quelconque once d’antisémitisme ; c’est l’une des personnes les plus humanistes et attachées à l’être humain que je connaisse.

La Fédération Suisse des communautés israélites, dont il est proche de certains représentants, a d’ailleurs accepté ses excuses et a clos l’affaire sans délai.


 


Le scandale a néanmoins immédiatement démarré, sous l’impulsion de Ronald Rino Büchel, conseiller national UDC qui a sauté sur l’occasion, en caricaturant le propos de Fricker : « Aber ich war heute Morgen geschockt. Heute hat ein Redner gesagt, dass es die Tiere schlimmer hätten, als es damals die Menschen in Auschwitz gehabt hätten „ [J’étais choqué ce matin ; un parlementaire a dit que les animaux étaient dans une situation pire que celle des êtres humains à Auschwitz].

Reprise par la presse blochérienne, (Baslerzeitung), montée en épingle par un journaliste du Blick flairant le buzz, et alimentée par les déclarations ulcérées de quelques parlementaires de droite comme de gauche, la mèche allumée par l’UDC a mis le feu aux poudres.

Dans un contexte très émotif, la rumeur s’est alors répandue qu’un élu avait « comparé le transport de porcs à Auschwitz »

Quelques reprises plus tard, on parlait déjà de « dérapage antisémite ».

Pour terminer avec l’accusation finale infondée et gratuite par un  journaliste expérimenté de “détestation de l’être humain”.

Une rapide enquête auprès des proches de Jonas Fricker aurait permis d’éliminer l’accusation d’antisémitisme, et de comprendre que le parlementaire ne minimisait en rien les émotions qu’il ressentait vis-à-vis de l’holocauste, et au contraire les utilisait pour illustrer la force de celles ressenties devant certains documentaires sur les transports animaliers.

La force de l’effet « point Godwin » avait suffit à faire lâcher leur rigueur à des dizaines de journalistes professionnels, qui relaient et commentent l’accusation d’antisémitisme. On est passé à des réactions indignées de posture et à des procès d’intention, abandonnant le terrain de l’information ou de la critique.

Il est terrible de constater avec quelle facilité des parlementaires (souvent les mêmes qui ont un humanisme très limité dès qu’il s’agit d’arméniens, d’africains ou de réfugiés syriens) arrivent à lancer une chasse aux sorcièrex outrée, contre un parlementaire qui a déjà demandé des excuses pour ses dires totalement inadéquats.

A force de s’indigner dès que quelqu’un évoque la Shoah, on l’évacue du discours; en faisant comprendre à ceux qui se frottent au sujet que le thème est trop tabou pour être évoqué, même de manière différenciée (j’ai longument hésité à rédiger ce billet), la nouvelle génération n’entendra bientôt plus parler des horreurs de la deuxième guerre mondiale.

Dans son dernier article, le Blick se trompe lourdement sur l’absence de maîtrise historique et la sensibilité humaniste de Jonas Fricker ; mais il a probablement raison sur le fait que la prochaine génération aura perdu le lien émotionnel avec cette tragédie, si personne n’ose plus en parler par peur d’être lynché publiquement et sans procès.

J’espère que vous ne me réserverez pas ce sort. Je ne suis ni antisémite, ni antispéciste. J’ai juste un ami que je ne peux laisser sous ce traitement socio-médiatique indigne, injuste, inhumain et peu professionnel. Lorsque quelqu’un se bat depuis des années pour le respect humain, des animaux, et des générations futures, il a un droit à l’erreur, surtout lorsqu’il la concède immédiatement.

Même avec toute l’indignation du monde.

 


Epilogue (samedi 30 septembre 2018, 20h30)

La lâcheté indign(é)e des camarades politiques qui le connaissaient, la stratégie haineuse de quelques UDC et l’incompétences avide de quelques journalistes auront fait de cette erreur une tragédie humaine et politique. A voir si les responsables de ce lynchage assumeront aussi bien leur responsabilité que leur victime, même si elle n’était pas toute innocente.