Construire nos villes avec nos âmes ?

La folie de Noël vient (“enfin”, pour certains) de se terminer: repas gargantuesques, marchés artisanaux de tous styles, furie consumériste inquiétante… Hier, alors que je me promenais à Yverdon-les-Bains – mais ça aurait pu être dans toutes les villes, tant elles sont devenues des copies conformes les unes des autres –, j’étais intimement frappé par les visages des passants, presque aussi monotones et aigris que la morosité de rues grisées par une pluie glaciale: Noël s’en est allé, la Magie semble avoir déserté nos cités, l’année se termine, exténuée par tant de vicissitudes, avant de laisser la place, pour quelques instants, à la frénésie d’un Nouvel An qui, comme tous ceux qui l’ont précédé, vient fêter… quoi au juste? Je ne sais pas, je ne sais plus. En effet, que fêtons-nous alors que nous courrons les rues pour acquérir un extrait de matière – autrement dit : un cadeau –, dont la mission essentielle est, au mieux, de faire plaisir aux êtres sensibles que nous aimons, au pire de ne pas passer pour un radin (comme si la générosité s’achetait)? Que fêterons-nous, dans quelques jours, entourés de nos proches – riant, jouant, exultant, ivre de… de quoi, au juste? Je ne sais pas, je ne sais plus.

Hier donc, après cette déambulation dérangeante dans le centre-ville d’une des multiples villes du monde, un article du 24 heures, plus léger, m’a redonné le sourire et a égayé ma journée: une tour de 36 mètres, entièrement construite en LEGO®, a été érigée à Tel-Aviv. Bien que les fâcheux pourraient reprocher à ce monument bigarré d’avoir été bâti à partir d’un objet de consommation standardisé (la fameuse brique danoise), il m’a semblé résonner dans un sourire avec ce que je venais de vivre, tristement. Cette tour a en effet été rendue possible en invitant les habitants de Tel-Aviv à offrir leurs briques – un demi-million de briques ont été collectées – pour rendre hommage à un enfant de 8 ans, décédé en 2014, et passionné par la construction de tours en LEGO® : une œuvre participative ; une œuvre-hommage plaçant au cœur de la cité israëlienne un geste humain ; une œuvre haute en couleurs qui a réussi, deux jours après Noël, à instiller du merveilleux, relayé partout sur la planète. Je me suis alors mis à rêver: pourquoi ne cherchons-nous pas à subvertir nos cités – trop souvent perçues comme de simples matrices de déplacement – en les transformant en merveilles? Pourquoi ne cherchons-nous pas à “délirer” nos villes, pour reprendre le très beau mot de Deleuze?

Nous venons de passer des jours à débusquer le cadeau que personne n’imaginait exister et nous ne serions pas capables de faire surgir le merveilleux autour de nous? Notre créativité serait-elle limitée aux quelques misérables jours qu’on nous impose à voir comme essentiels? Ne soyons pas si durs avec nous-mêmes…

Nous venons de passer plus d’un mois à faire une indigestion des mêmes décorations de Noël que partout ailleurs (ça vous choque aussi vous de voir l’uniformisation prendre le pas sur la créativité?) et nous ne serions pas en mesure de réinventer nos villes et, par extension, nos vies? Préférons-nous une magie standardisée (et en général dispendieuse) à la Magie, bien plus modeste, qui émerge de nos sensibilités, de nos âmes? Ne soyons pas si durs avec nous-mêmes…

Ce que cette Tour de Babel des temps modernes m’a démontré, métaphoriquement, c’est que l’empyrée ne peut jamais être trouvé dans les grandes surfaces – temples d’une consommation sans âme –, mais dans cette infinité de petits gestes qui, tous à leur manière, et à condition que nous les osions, transformeront la grisaille de nos villes en un espace riche de possibles, un espace que nos âmes s’approprieront afin que nous puissions, enfin, y séjourner poétiquement, donc humainement.

 

Image (extrait) : Magazine “Punch”, 3 novembre 1952 / Coll. Maison d’Ailleurs

Marc Atallah

Marc Atallah est le Directeur de la Maison d'Ailleurs, musée de la science-fiction, de l'utopie et des voyages extraordinaires à Yverdon-les-Bains, et Maître d'enseignement et de recherche à l'Université de Lausanne. Il vient ici nous parler des frontières de plus en plus floues entre science et fiction.

2 réponses à “Construire nos villes avec nos âmes ?

  1. Merci de Bordeaux pour ce texte offrant un regard ” vivant” sur nos soumissions a la standardisation, la tristesse et la laideur de nos eco systemes hyper normés et normalisés

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