Suisse-UE : une boussole pour les chantiers!

Et si nous tenions la solution ? Les cantons ont mandaté le Prof. Michael Ambühl (EPFZ) pour développer une clause de sauvegarde « bottom-up ». Suivant la situation concrète dans un secteur professionnel ou une région,  la clause s’activerait de manière ponctuelle pour parer à des conditions exceptionnelles. A la différence d’une limitation quantitative du nombre d’immigrants, cette approche entend tirer le maximum de la préférence nationale. Euréka! Le soulagement est palpable. Nous allons bientôt pouvoir retourner à nos vieilles questions habituelles.

Nous pourrions discuter de cette proposition. Les parlementaires fédéraux sont tentés de le faire, les cantons vont pousser cet agenda, le Conseil fédéral continue à jouer la montre. Nous pourrions – si tout cela n’était pas un grand jeu de poker menteur où les priorités sont mal distribuées. En d’autres mots : ce n’est pas l’heure de discuter la proposition du Prof. Ambühl. Cette heure pourrait venir, mais prions pour que nous trouvions une autre solution.

Comment rétablir les bonnes priorités ? Je vois trois chantiers en cours à considérer selon un ordre clair. Le premier chantier est national. Il s’agit de l’arbitrage que les citoyennes et citoyens de ce pays doivent réaliser entre deux objectifs incompatibles : l’accord de libre-circulation ou les contingents et la préférence nationale. Entre ces deux objectifs qu’ils ont eux-mêmes choisis, les citoyens doivent clarifier leurs priorités. Seul un nouveau vote constitutionnel est à la hauteur de l’enjeu de cet arbitrage. L’initiative RASA est sur la table fédérale. Pourvu que le Parlement reconnaisse sa valeur principale : offrir une opportunité institutionnelle aux élus pour un contre-projet. C’est l’occasion en or de proposer un nouvel article 121 et de clarifier nos priorités. Les forces constructives parviendront-elles à se reconnaître et à s’unir ? Suffisamment rapidement pour avoir une proposition concrète dans le délai imparti ?

Le deuxième chantier est international. Les diplomates suisses débattent avec leurs homologues européens pour tenter d’exploiter la « brèche » que représente l’article 14 (2) de l’accord sur la libre-circulation : « En cas de difficultés sérieuses d'ordre économique ou social, le Comité mixte se réunit, à la demande d'une des parties contractantes, afin d'examiner les mesures appropriées pour remédier à la situation. » Défi de taille pour nos diplomates : tenter de convaincre l’UE que la Suisse a des difficultés sérieuses. Restons agnostiques – avec une pointe de réalisme – sur l’avenir de ce chantier.

Le troisième chantier est à nouveau national. C’est sur ce chantier de la mise en œuvre que la proposition du Prof. Ambühl est pertinente. Mais l’ordre de priorités montre clairement que ce chantier ne doit être ouvert que lorsque les autres options ont été exploitées à leur maximum. Ce chantier représente un danger immense pour la cohésion nationale (entre les régions) et économique (entre les branches et secteurs). Sous les formules mathématiques de la clause « bottom-up » se cache un potentiel explosif à ne pas sous-estimer. Les cantons jouent avec le feu en allumant cette mèche…pour l’heure inutilement !

Mon petit doigt me dit que tout cela est affaire de « stratégie politique » mal emmanchée. Les décideurs politiques peinent à affronter le premier chantier car celui-ci exige de jouer cartes sur table. Les souhaits des citoyens sont incompatibles, il faut revoter. Soit pour défendre une démocratie directe mal comprise, soit par manque de vision, certains élus sont prêts à se lancer dans une bataille fratricide qui laissera des traces. Mauvais calcul.

Johan Rochel

Dr. en droit et philosophe, Johan Rochel est chercheur en droit et éthique de l'innovation. Collaborateur auprès du Collège des Humanités de l'EPFL et membre associé du centre d'éthique de l’université de Zürich, il travaille sur l'éthique de l'innovation, la politique migratoire et les questions de justice dans le droit international. Le Valaisan d'origine vit avec sa compagne et ses deux enfants entre Monthey et Zürich. Il a co-fondé "ethix: Laboratoire d'éthique de l'innovation" (www.ethix.ch)