Le temps des réfugiés

Refoulements illicites vers la Libye, comment punir les Etats responsables?

A vessel arrives at Tripoli naval base carrying 51 refugees and migrants who were rescued at sea, and is met by staff from UNHCR and other agencies. ; Fifty-one refugees and migrants were intercepted by the Libyan Coast Guard on 15 April 2020 and brought back to the capital, Tripoli. UNHCR and the International Rescue Committee provided survivors with water, medical aid, hygiene kits and blankets. Initial reports suggested five bodies were recovered during the operation. The initial rescue was made by a commercial vessel and the survivors were later handed on to the Libyan Coast Guard. All survivors were transported to detention, including women and children. Libya became a popular transit route for people from across Africa attempting to cross the Mediterranean reach Europe. But amid outbreaks of conflict and a deterioration in the security situation, the country has become a dangerous place for refugees, thousands of whom have been detained in atrocious conditions and subjected to human rights abuses and violence.

Photo © UNHCR/Ahmed Ben Madi

 

Depuis le mois de janvier 6’500 requérants d’asile (1) et migrants interceptés en mer Méditerranée ont été refoulés en Libye où la guerre civile et la crise du coronavirus ont encore aggravé leur  situation.

 

La «politique des ports fermés» et la criminalisation progressive des organisations civiles de sauvetage, leur blocage dans les ports italiens, associés au retrait des missions de l’Union européenne de recherche et de sauvetage ont créé le vide en mer Méditerranée où principalement deux acteurs sont présents: les garde-côtes libyens et les navires marchands. Les sauvetages et refoulements opérés par les navires marchands Nivin (novembre 2018) et Panther (janvier 2020)  en sont les exemples parfaits.

 

Renouvellement de l’accord entre l’Italie et la Libye

 

Malgré l’aggravation de la situation humanitaire, l’Italie (soutenue par l’UE) a renouvelé le mémorandum d’entente de 2017 avec la Libye. Avec ce deuxième volet entré en vigueur en février 2020 et durant ces trois prochaines années, l’Italie et l’UE continueront de financer les équipements, les activités et les formations des gardes-côtes libyens afin de juguler les arrivées depuis la Libye.

 

Depuis 2017, l’UE a accordé plus de 300 millions d’euros pour soutenir des projets de sécurisation de la frontière avec la Libye et 41 millions d’euros viennent d’être alloués en décembre 2019. Cette politique migratoire a permis une baisse importante des arrivées sur les côtes italiennes et maltaises mais le coût humain est énorme et des observateurs constatent qu’elle alimente les factions armées en chair à canon.

 

Graphique: The New Humanitarian

 

L’Europe finance la guerre civile en Libye

 

Fin juillet, le meurtre de trois jeunes soudanais commis par des membres d’une milice proche des gardes-côtes, et ce juste après avoir été interceptés en mer, a encouragé l’Organisation internationale des migrations (OIM) à sortir de son silence en avouant que la moitié des personnes refoulées en Libye depuis janvier, soit 3’000 ont littéralement disparu des radars. Parmi elles il y aurait des centaines de femmes et d’enfants.

Selon l’OIM, une partie des personnes retournées en Libye sont amenées vers des centres de “collectes de données et d’investigation” gérés par  le Ministère de l’Intérieur du Gouvernement d’Accord National (GNA). Mais les 3’000 personnes transférées là-bas ne s’y trouvent plus. Ni le HCR, ni l’OIM n’ont accès à ces centres. Pour Safa Msehli, porte-parole de l’OIM en Libye, il est probable que ces lieux soient des centres de reventes aux groupes actifs dans la traite ou aux milices armées qui se battent sur le terrain. Les témoignages de victimes concordent et indiquent que les auteurs des abus sont pour la plupart des fonctionnaires d’Etat et des représentants des forces de l’ordre en Libye.  

 

En vérité, les millions déversés par l’Europe en Libye alimente depuis longtemps le conflit civil. Il enrichit des fonctionnaires corrompus et les personnes impliquées dans les réseaux criminels de la traite. Une enquête de Maggie Michael, Lori Hinnant et Renata Brito pour Associated Press rapporte aussi que l’ONU est au courant de trafics au sein même de centres de détention visités et financés par l’UE. 

 

La bataille juridique contre l’Union européenne et l’Italie s’intensifie

 

Le droit international interdit aux Etats de refouler une personne si cette dernière risque la persécution, la torture, des actes inhumains et dégradants dans le pays de destination (2). 

 

Avec l’éclatement du conflit civil en avril 2019 entre les forces du Général Haftar et celles de son rival, Faïez Sarraj (reconnu par l’ONU), l’assistance humanitaire et la sécurité des personnes migrantes détenues se sont dégradées. Mais l’UE, l’Italie et Malte ont continué à coopérer avec les gardes-côtes libyens et tout fait pour ralentir les sauvetages. Résultat, de nombreux avocats se mobilisent depuis des mois pour que les refoulements illicites ne restent pas indéfiniment impunis. 

 

En juin 2019, des avocats ont demandé  à la Cour pénale internationale d’enquêter sur la complicité de l’UE dans les milliers de décès en Méditerranée, d’autres ont déposé deux plaintes distinctes auprès du Comité des droits de l’homme des Nations Unies. L’une d’entre elle concerne justement le refoulement opéré par le Nivin (SDG c. Italie). Dans cette affaire, les avocats estiment que l’Italie et d’autres Etats européens sont responsable des atrocités subies par l’intéressé (SDG). 

 

En novembre 2019, le Global Legal Action Network (GLAN)  a également soumis une requête à la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH). C’est l’affaire S.S. et autres c. Italie qui s’appuie sur l’Affaire Hirsi Jamaa et autres c. Italie (2012) et dans laquelle les avocats soutiennent que le soutien financier, matériel et opérationnel aux gardes-côtes libyens implique un “contrôle sans contact” sur les personnes interceptées par eux et établit la juridiction effective de l’Italie sur les victimes.

 

En avril 2020, GLAN et deux autres organisations juridiques italiennes ont déposé une plainte auprès de la Cour des comptes de l’UE, chargée de vérifier si le budget de l’UE est correctement et légalement dépensé.  Selon elles, le financement des activités de gestion des frontières en Libye rend l’UE et ses États membres complices des violations des droits de l’homme qui y sont commises, et constitue une utilisation abusive des fonds de l’UE. 

 

Enfin, une autre initiative vient de Genève où le Centre suisse pour la défense des droits des migrants (CSDM) a interpellé le Comité des Nations Unies contre la Torture pour une enquête sur le rôle néfaste de l’Italie en Méditerranée et sa violation de la Convention contre la torture (article 3). 

 

Dans l’impunité générale, les refoulements et “push-backs” illicites continueront

 

L’Italie et l’Union européenne devront répondre des nombreuses accusations de refoulements illicites. D’autres plaintes sont en cours de rédaction, elles concernent les refoulements opérés par la Grèce et Malte dont les récentes opérations en pleine crise sanitaire ont mis en danger des personnes en détresse. A la veille d’une refonte du système d’asile en Europe, les décisions des différentes instances auront, espérons-le, un impact important sur le contenu des prochains accords migratoires de l’Union européenne.  


Deux articles ont inspiré ce billet:

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Sur Le Temps:


Notes:

  1. UNHCR Libya Update 7 August 2020
  2. Le principe de non-refoulement est énoncé dans de nombreux instruments généraux de protection des droits de l’homme: La Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), la Convention de l’ONU contre la torture ou encore le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Pacte ONU II). En droit d’asile, il interdit l’expulsion et le renvoi d’une personne dans un État « où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques » (article 33 Convention de Genève relative au statut de réfugiés). 

 

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