A trois jours de l’annonce du palmarès de la 70ème édition de la «Mostra internazionale d’arte cinematografica» de Venise, il est véritablement impossible de dire qui, ou quoi, devrait gagner. Certes, des poids lourds annoncés comme les films de Philippe Garrel ou Gianfranco Rosi ne sont pas encore passé. Mais il es vrai que peu de films présentés jusqu’à présent dans la compétition officielle m’ont paru mériter cette qualification: «C’est du cinéma !».
On a vu des œuvres très singulières comme l’impeccable (mais un peu vain) Night Moves de Kelly Reichardt (sur des terroristes écologiques qui font péter un barrage) ou Under the Skin de Johnathan Glazer (où Scarlett Johansson joue l’extraterrestre chasseuse d’homme). On a vu des ouvres épatantes comme la Philomena de Stephen Frears (l’histoire vraie d’une fille mère irlandaise à qui des nonnes ont arraché l’enfant pour le vendre à une famille américaine) ou Tom à la ferme du québécois Xavier Dolan (un sombre drame du refoulé dans la profonde campagne québécoise, agrémenté d’effets de genre très habiles). Mais pas, ou peu, de ces films qui vous semblent enfin, quelque part, réinventer l’usage du 7ème art, cherchant dans l’expression même de ce langage la forme la plus appropriée à un propos précis. Pas. A deux exceptions près.
La première exception c’est le nouveau film du cinéaste allemand Philip Gröning, Die Frau des Polizisten (La femme du policier), coproduit par les tessinois de Ventura Films. Enfant terrible du cinéma allemand, Gröning a notamment signé le formidable Le Grand silence, documentaire impressionnant sur les moines d’une chartreuse en France. Cette fois, Gröning s’empare de la violence domestique et met en place un film long (près de 3 heures) construit en 59 chapitres dûment précisés à l’écran, qui raconte l’histoire d’une famille où le père, jeune policier, se met à battre son épouse. Par petit bloc d’une grande rigueur et beauté, Gröning construit un puzzle d’abord incohérent, mystérieux, qui prend peu à peu forme. Mais curieusement, au fur et à mesure que l’image du puzzle se révèle, le mystère se dissipe et le film perd de sa consistance. Dès qu’on a compris – que l’on a reconnu l’image – le film perd de son intérêt, pour ne conserver plus que sa beauté programmatique et sa puissance formelle.
Ce n’est pas le cas d’un autre film qui s’embarque lui aussi dans un projet formel ahurissant, mais le mène jusqu’au bout avec une rare maîtrise. Il s’agit de Ana Arabia, nouveau film du grand cinéaste israélien Amos Gitai. Le film s'appuie sur l'histoire vraie d'une rescapée de la Shoah, toujours vivante, convertie à l'islam et mariée à un Arabe, qui a caché pendant plus de 50 ans à sa famille musulmane sa naissance dans le camp de concentration d'Auschwitz.
Avec sa scénariste Marie-Josée Sanselme, ils ont écrit un récit suspendu qui, l’air de rien, dit de nombreuses vérités sur le rêve brisé de coexistence entre Palestiniens et Israéliens. Nous sommes à la frontière entre Jaffa et Bat Yam, dans un quartier pauvre fait de petites ruelles et de maisons qui s’encastrent les unes dans les autres multipliant les places – où l’on se croise, on se parle – et les jardins. Une jeune journaliste israélienne parle au téléphone et termine, apparemment, un reportage sur une Juive israélienne récemment décédée, grande figure rescapée d’Auschwitz ayant épousé un Arabe. Elle décide d’aller rencontrer son mari, dans sa maison perdue au milieu de cet étrange quartier. Avec elle, nous allons le rencontrer, mais aussi sa fille, sa belle-fille, des amis, tous autant de figures différentes de la manière de vivre en tant qu’Arabe en Israël, rappelant la mémoire de cette femme qui, juive, avait eu le courage de braver l’interdit et d’épouser, envers et contre tous, un Palestinien. Cette puissance de l’amour baigne le film qui, malgré son amertume, dégage une grande tendresse. Les hommes et les femmes racontent, qui leur propre vie, qui les contes qui permettent de traverser la souffrance. Et enfin la journaliste s’en va, sortant du labyrinthe alors que le jour tombe, et on découvre alors que ce quartier est comme enclavé entre les immeubles modernes qui n’attendent que de le dévorer.
Tout cela, Gitai l’a tourné en un seul et unique plan de 81 minutes, sans aucun raccord de montage, sans aucune coupe. Un plan séquence, comme on dit, avec une caméra qui se déplace au rythme des personnages et des paroles. Avec une fluidité qui permet au récit de glisser, naturel, au point qu’on en redemande. On voudrait rester avec ces gens, et écouter encore et encore leurs histoires. Mais pourquoi le plan séquence ? Chacun peut l’interpréter à sa manière. Mais Gitai le dit très simplement : «je ne veux pas qu'il y ait une coupure des relations entre les Juifs et les Arabes, entre les Palestiniens et les Israéliens». Couper, dans l’idée de séparer, partager, de faire violence. Alors que le film, lui, veut relier, mettre ensemble, faire partager l’idée qu’une coexistence est possible et qu’elle est même la seule et unique issue à ce conflit éternel.
Ana Arabia est en soi une redoutable performance technique, que ce soit dans le travail de la caméra qui se termine par un mouvement de grue ahurissant, ou dans le travail des acteurs qui ont dû s’adapter aux mouvements de cette caméra (tout autant qu’elle a dû s’adapter à eux). Mais cette performance s’efface dès les premiers instants de projection. Car Amos Gitai nous saisit, nous fait entrer avec lui dans un voyage aux limites de l’amour, de la souffrance, de la mort et de l’espoir. Il nous tiens par le bras et, affectueusement, nous accompagne dans ce voyage. Et quand il nous lâche, à la fin, on se sent ému et un peu orphelin. Car cette famille recomposée qui survit à toutes les différences est presque devenu la nôtre.