La mort des clowns

À quelques jours de distances, deux clowns majeurs du 20ème et début du 21ème siècle ont disparu. Un peu trop discrètement à mon goût. Car ils méritent d’être célébrés tous les deux comme deux génies absolus du spectacle :  D'abord le "giullare" Dario Fò, prix Nobel de Littérature, dramaturge, comédien, metteur en scène et clown dans l’âme. Puis, le lendemain, tard le cinéaste, comédien, dessinateur et clown Pierre Étaix.

Imposant critique de l’Italie démocrato-chrétienne et ensuite berlusconienne, héritier direct de la Commedia dell’Arte et du théâtre le plus engagé politiquement, Dario Fò était aussi le digne descendant des grands clowns italiens (comme ceux auxquels Fellini avait rendu hommage dans son film I clowns, film dans lequel joue d’ailleurs Pierre Etaix). Des milliers de personnes lui ont rendu hommage, samedi, sur la Piazza del Duomo de Milan. Il avait 90 ans.

Pierre Étaix, en vrac, mais à peu près dans l’ordre d’entrée en scène, a appris le dessin, la peinture, le jonglage, la mandoline, le violon et la prestidigitation ; il été artiste de music-hall, illustrateur, gagman et assistant personnel de Jacques Tati (pendant près de quatre ans), cinéaste, clown, fondateur de l’Ecole du Cirque de Paris (avec sa femme Annie Fratellini), comédien pour Bresson, Fellini, Oshima ou Kaurismäki. Il a remporté un Oscar à Hollywood avec son deuxième court métrage, en 1963 et primé à Cannes avec son film le plus célèbre, Yoyo. Il allait avoir 88 ans,

J'ai eu la chance de les rencontrer tous les deux. Le premier à Locarno, avec son épouse Franca Rame. Nous les avions conviés à venir présenter un documentaire réalisé sur sa candidature aux primaires pour la mairie de Milan, Io non sono un moderato (je ne suis pas un modéré) de Andrea Nobile. Nous lui avions demandé de remettre un Léopard d’honneur à l’actrice espagnole Carmen Maura, l’une des égéries de Pedro Almodovar et, plus récemment, de Lionel Baier dans La vanité. Dario Fò accepta et le fit, avec panache, laissant la comédienne bouche bée. Mais lorsqu’il s’empara du micro pour en chanter les louanges, face à la foule réunie sur la Piazza Grande, le clown se fit tribun, emmenant le public dans un discours enlevé sur l’importance de la culture, du théâtre et du cinéma, vibrant d’humour grinçant et flamboyant.

Pierre Étaix, quant à lui, a bercé mon enfance. Yoyo, son premier long métrage où il incarne le clown du même nom, a toujours été l’un de mes meilleurs souvenirs de cinéma. Et pour l’avoir revu souvent dans le cadre des projections de La Lanterne Magique, j’ai toujours été convaincu que ce cinéaste était l’un des plus grands inventeurs de formes du cinéma contemporain.

Je l’ai rencontré lorsque il était venu en 1993 à Neuchâtel à l’invitation de son ami le cinéaste sénégalais Djibril Diop Mambéty, dont nous présentions les films dans le cadre de Passion Cinéma. C’est là que j’ai découvert son amitié avec Jerry Lewis qui a écrit: «Deux fois dans ma vie, j’ai compris ce qu’était le génie : la première fois, en regardant la définition du mot dans le dictionnaire, et la seconde fois en rencontrant Pierre Étaix.». Lorsque tous ses films furent de nouveau accessibles après un imbroglio juridique duré plus de 20 ans, la Cinémathèque suisse s’est empressée de les rendre de nouveau disponibles en Suisse et de les présenter dans ses salles. A cette occasion Etaix est venu au cinéma Capitole présenter Yoyo restauré. Mais plutôt qu’une conversation avec le soussigné, c’est un véritable numéro de music-hall que, seul en scène, il nous a offert. Vous pouvez le revoir ici.

La relative discrétion de leurs disparitions dans les médias de par ici m’a troublé. Comme si ces hommes qui nous ont faire rire (et grincer parfois des dents) n’étaient pas sérieux, donc pas importants. Ce qui serait bien dommage. Alors qu’ils soient ici, une nouvelle fois, célébrés tous les deux pour leur humour – et leur génie.

  

 

 

Frédéric Maire

Frédéric Maire est directeur de la Cinémathèque suisse. Journaliste et réalisateur, il a co-fondé le club de cinéma pour enfants La Lanterne Magique en 1992 et dirigé le Festival international du Film de Locarno de 2005 à 2009.