Locarno, Pays barbare

Non, je ne veux pas dire que Locarno est un pays barbare – encore que, parfois, on pourrait se poser la question. L’ami d’un ami d’un ami qui connaissait bien le Tessin décrivait son canton comme ressemblant à l’Ecosse du XIVème siècle, garni de luttes de pouvoirs et d’entrelacs familiaux qui régissent (presque) tout. C’est pas tout faux, mais ce n’est pas ce que je voulais annoncer par cette accroche un tantinet trompeuse.

Non, Pays barbare est le titre du nouveau film du couple de cinéastes les plus rares – et méconnus – du cinéma contemporain, à savoir Yervant Gianikian et Angela Ricci-Lucchi, un couple installé depuis longtemps en Italie mais qui, comme par hasard, est arrivé l’autre soir à Locarno en compétition avec un film français, produit par les Films d’Ici avec l’appui d’Arte.

Dans leur travail de cinéastes, Gianikian et Ricci-Lucchi puisent dans le passé une source inépuisable d’éléments pour parler du présent. Plus précisément, ils récupèrent avec patience et passion des fragments d’images du passé qu’ils triturent, ralentissent, montent, commentent, mettent en musique jusqu’à produire une nouvelle œuvre pleine d’un sens nouveau. Pays barbare démarre par des images au ralenti de liesse, sur la place Loreto à Milan en 1945, où le peuple italien fête la mort du Duce. On y voit des gens qui sourient, parfois à la caméra, parfois de la situation. D’autres qui lèvent le bras pour saluer la caméra, d’autres qui lèvent le poing, déjà, en espérant un jour nouveau qui ne viendra pas. Mais parmi ces gens il y en a qui ont un fusil. Et sur le sol, au milieu de la foule, sont alignés des cadavres. Parmi lesquels, peut-on supposer, ceux de Benito Mussolini et Claretta Petacci qui seront bientôt pendus par les pieds et exhibés comme symboles de la victoire… 

Puis le film revient en arrière, en 1926, en Lybie, où un Duce triomphant juché sur un cheval admire le défilé militaire et les foules qui le saluent, bras tendu cette fois, comme un empereur romain… Le film déroule ensuite un flux d’images de la colonisation italienne en Lybie, en Ethiopie, en Afrique, évoquant notamment les exterminations massives et les gazages dont ces populations ont eu à souffrir. 

Mais les cinéastes ne sont pas là pour nous donner un cours d’histoire. Ces fragments d’images fatiguées, déchirées, mystérieuses et souvent sublimes nous ramènent toujours à une vision du présent. Par leurs commentaires, les fragments musicaux et l’aide de Giovanna Marini, avec sa voix inspirée venue de l’Italie populaire, les cinéastes exploitent l’histoire et les images qu’il en reste pour construire une réflexion en miroir sur notre réalité. Celle d’un nouveau fascisme qui rejette tout autant que le Duce la figure de l’autre, un néo-racisme porté par certains partis et certains parlementaires sans que le gouvernement ne s’émeuvent vraiment. Le film s'achève dans le noir. La voix nous interroge: «Nous ne savons pas où nous allons. Et vous?»

De quoi réfléchir, encore une fois, sur notre avenir. Et à voir en miroir du film de Jean-Stéphane Bron sur Christoph Blocher. On y reviendra.

Frédéric Maire

Frédéric Maire est directeur de la Cinémathèque suisse. Journaliste et réalisateur, il a co-fondé le club de cinéma pour enfants La Lanterne Magique en 1992 et dirigé le Festival international du Film de Locarno de 2005 à 2009.