Paix ou perversité ?

«Cohésion nationale» répètent en boucle certains, comme si ces deux mots constituaient la formule magique susceptible d’effacer les conséquences désastreuses du oui à l’initiative UDC.

Aujourd’hui, le principal risque que court la Suisse est le camouflage de ses déchirements pour éviter la souffrance que procurerait une vision lucide de l’état politique et moral du pays.

Dans ce scénario d’une anesthésie générale des facultés citoyennes, les articles constitutionnels contre l’immigration sont discrètement désactivés, la complaisance de l’UE est achetée par des compensations financières, le choc du 9 février est banalisé pour devenir une décision acceptable.

Certes, un tel escamotage aurait un prix. Le niveau d’intégration européenne régresserait. L’économie s’essoufflerait, tandis que le nationalisme étendrait encore son emprise sur le pays. Mais une société malade est prête à payer très cher pour ne jamais affronter la réalité.

En fait, la Suisse n’a pas besoin de valium, mais de vérité. Elle doit accepter ses erreurs, ses divisions et ses dysfonctionnements. Elle doit réaliser que seul un vote correctif lui permettra de sortir du marécage dans lequel elle s’est enfoncée le 9 février 2014.

Quand une crise secoue un pays, l’omerta ne signifie pas le retour de la paix, mais le début de la perversité.

74% pour un nouveau vote?

Le droit d’initiative comporte de nombreux effets pervers qui ne sont jamais abordés, parce que la démocratie directe est sacralisée. En particulier, il organise une confusion dangereuse entre le débat de société souvent diffus et une décision politique toujours précise.

Le oui du 9 février illustre magistralement ce phénomène. En fait, la proposition de l’UDC liait deux thèmes distincts: d’une part, l’immigration, sur laquelle s’est focalisée le débat; d’autre part, les relations de la Suisse avec l’Europe, qui sont restées à l’arrière-plan.

En clair, le peuple s’est vu contraint d’opérer deux choix par un seul vote, sans même s’en rendre compte. D’une certaine manière, l’initiative de l’UDC ne respectait pas «l’unité de la matière sur le fond», même si elle restait correcte sur la forme. En tout cas, elle rendait impossible «l’unité de la volonté populaire», en obligeant les citoyens qui voulaient corriger la politique migratoire à mettre simultanément fin aux accords bilatéraux existants.

Aujourd’hui, 74% des Suisses disent vouloir maintenir ces fameux accords qui viennent d’être torpillés. N’est-ce pas un appel d’une forte majorité pour l’organisation d’un vote corrigeant l’impossible équation du 9 février 2014?

Guillotine suisse

Les partisans et les opposants à l’initiative UDC « contre l’immigration de masse » sont au coude à coude. Certains journalistes découvrent enfin l’état réel de l’opinion, qu’ils ont pourtant souvent contribué à construire en validant les fantasmes des populistes.

Du coup, ils s’interrogent fébrilement sur les positions que pourraient adopter l’UE en cas d’approbation. En réalité, c’est à Berne que les conséquences d’un oui seront déterminées.

En effet, soit le Conseil fédéral choisit de violer la démocratie directe en adoptant des mesures suffisamment larges et vagues pour qu’elles n’aient aucun effet sur nos relations européennes. Soit il décide de respecter la volonté populaire et sa stratégie est dictée par le texte même de l’initiative UDC.

En clair, le Conseil fédéral devra se rendre à Bruxelles, pour y renégocier la Libre circulation des personnes, en lui intégrant des contingents permettant de diminuer significativement l’immigration actuelle.

Et si, au terme du délai de trois ans prévu par l’initiative, le gouvernement ne parvient pas à obtenir un tel résultat, il sera contraint de dénoncer lui-même la Libre circulation des personnes, pour respecter la Constitution, cette résiliation entraînant la chute des accords bilatéraux.

L’UE peut se permettre d’attendre. La Suisse devra rapidement dire ses intentions. Autrement dit, si un oui à l’initiative UDC sort des urnes le 9 février, le couperet de la guillotine tombera d’abord à Berne.

Wording Reding

En cas de oui à l’initiative «contre l’immigration de masse», la libre circulation des personnes ne pourra pas être renégociée, a dit en substance la Commissaire européenne Viviane Reding. Le marché intérieur de l’Union Européenne est un tout et «la Suisse ne peut pas y choisir ce qui lui plaît», a-t-elle ajouté.

Stupéfaction de certains observateurs. Quoi? L’Europe ne serait pas disposée à satisfaire tous les désirs de la Suisse? Elle oserait de plus le faire savoir?

En fait, Madame Reding n’a fait que répéter des positions bien connues et déjà communiquées. Sur le principe de la libre circulation des personnes ou sur l’obsolescence du processus bilatéral sectoriel, ses propos s’inscrivent dans des analyses maintes fois développées par les instances européennes.

Mais c’est le wording de la Vice-présidente de la Commission européenne qui a suscité l’émoi. Elle aurait fait preuve d’arrogance, en osant mettre la Suisse en garde. Elle serait intervenue de manière dictatoriale, en pratiquant une forme de chantage au cœur d’une campagne de votation.

En réalité, Madame Reding n’a dit que la vérité, de manière ferme mais courtoise. Mais la vérité est-elle encore recevable dans une Confédération où le nationalisme a réduit le débat européen à la célébration narcissique de mythes passéistes?

Le plus fascinant dans cet émoi tient à son oubli des insultes anti-européennes que les Suisses s’autorisent depuis des années. Dénigrer l’Union Européenne constitue un devoir patriotique. Critiquer nos voisins, un sport national. Traiter l’Union Européenne de 4ème Reich, une plaisanterie sans importance.

Les analyses politiques de Madame Reding sont insupportables et les rédactions s’insurgent. Par contre, quand Monsieur Maurer, alors Président de la Confédération, ose dire qu’«il faut avoir une case en moins pour s’intéresser à l’Europe», ce n’est pas un sujet.

Il est vrai que, dans le climat actuel, une telle déclaration ne représentait qu’une manifestation banale et supplémentaire de l’élégance vertueuse des Helvètes.

2014, qui stoppera qui?

Immigration, Ecopop, Croatie, trois fois cette année, les citoyens raisonnables et tolérants devront tenter de sauver la Confédération des fantasmes nationalistes, xénophobes ou malthusianistes. Gagneront-ils ces trois batailles? Rien n’est moins sûr.

Or, effarante perspective, ils sont condamnés à renouveler sans cesse leurs combats. Quels que soient les verdicts du peuple dont ils se réclament, les populistes relancent leurs attaques au lendemain de chaque votation. Dans leurs mains, le droit d’initiative n’est plus qu’un instrument de marketing au service de la conquête du pouvoir, sans le moindre égard pour l’intérêt du pays et de ses habitants.

Ainsi, le gouvernement, l’économie, les partis, les associations et les militants dépensent des dizaines de millions et une énergie folle pour éviter que les saboteurs de la barque suisse finissent un jour par réussir à percer sa coque.

La Suisse entière, des médias saturés aux élus épuisés, passe son temps à traiter l’avalanche d’initiatives qui ne s’arrête jamais. Du coup, la vie politique se concentre sur des chimères. Plus personne n’a la possibilité d’analyser en profondeur le destin du pays ou de réfléchir sereinement au monde qui vient.

Qui dira stop? Un jour, le Conseil fédéral osera-t-il ouvrir un débat sans tabou sur les droits populaires? Courageux, un ministre expliquera-t-il sans langue de bois aux citoyens que la mise en danger récurrente du bien commun par les populistes n’est plus supportable ?

2014 nous renseignera. Des voix fortes et lucides crieront-elles assez? Ou bien les nationalistes parviendront-ils à stopper la Suisse?

Vide programmatique fédéral

Le Parlement a élu le nouveau Président de la Confédération. On ne peut pas dire que l’affaire ait soulevé les passions. Elle aurait au moins pu entraîner un début de réflexion politique sur les orientations du Conseil fédéral. Mais la question des choix programmatiques de l’exécutif suisse ne peut jamais être posée, ni traitée.

Sept personnes issues de partis concurrents, additionnées sans négociations préalables, agissant sans contrat de législature, dépendant d’un parlement aux majorités variables, soumises de surcroît aux aléas des référendums et des initiatives populaires ne peuvent faire mieux que gérer leur Département, sans se fâcher avec les six autres.

Diamétralement opposé, le système allemand montre de manière exemplaire comment s’organise un régime de coalition basé sur de vraies négociations politiques, visibles, lisibles, respectueuses des citoyens. Au lendemain des élections, les partis gagnants se rencontrent, discutent, confrontent leurs idées et leur éventuelle capacité à gouverner ensemble. Et quand une coalition se met en place, elle est le fruit d’un accord, dont les grands axes sont connus, publiques, susceptibles même d’être validés par les militants.

En Suisse, quels que soient les joueurs et quelle que soit la mise, le jeu gouvernemental reste un casino politique. Parfois les affaires roulent, parfois elles périclitent, mais les résultats sont toujours aléatoires et les concepts invisibles.

C’est dans un tel contexte que Didier Burkhaler a déclaré: «ma femme est une chance pour la Suisse». Insignifiante, cette remarque a pourtant fait la manchette d’un quotidien romand. Sans doute, les journalistes n’avaient-ils rien de plus substantiel à se mettre sous la plume. Ce qui n’est pas encore la faute des Conseillers fédéraux. En fait, l’actuel système de collège gouvernemental n’autorise pas de pensée dépassant sa vocation, à savoir la promotion soigneuse, prudente et consensuelle du vide programmatique. 

Vignette, vinaigrette

Enjeu de portée limitée, l’augmentation de la vignette autoroutière à cent francs, a généré une confusion sans limite.

Oubliant que la démocratie directe est un mécanisme d’ordre plus émotionnel que rationnel, le Conseil fédéral a cru qu’il suffisait que la majoration prévue soit logique pour qu’elle soit acceptée. Oubliant qu’il représente les intérêts des automobilistes, le TCS a combattu la perception de nouvelles recettes permettant d’effectuer les améliorations du réseau routier que ses membres réclament. Oubliant que les défenseurs de l’environnement demandent depuis toujours que la route finance les coûts qu’elle génère, les Verts se sont opposés à l’augmentation d’une taxe payée par les automobilistes.

Drôle de salade, où les cuisiniers se sont positionnés à rebours de leurs propres intérêts. Quant aux citoyens, ils ont probablement dit non pour économiser soixante francs, sans se soucier des théories qui leur ont été présentées.

Résultat, des travaux indispensables seront peut-être retardés, même s’ils se feront quand même un jour. Un effort financier est différé, même s’il sera de toute façon demandé d’une manière ou d’une autre. Reste un arrière-goût désagréable : quand elle est servie à toutes les sauces, la démocratie directe finit par ne servir que de mauvaises vinaigrettes.

Formation ou immigration?

Dans nos sociétés d’individus atomisés, où les nouvelles technologies font crépiter à chaque minute une multitude d’informations disparates, il est devenu difficile de faire émerger une pensée vaste et structurée.

A cet émiettement des consciences s’ajoute pour la Suisse le morcellement de ses institutions. Vingt-six cantons qui se croient uniques, vingt-sept collèges exécutifs, en incluant le Conseil fédéral, où s’additionnent d’abord des individus, des partis tantôt gouvernementaux, tantôt dans l’opposition, ces géométries infiniment variables font de la Confédération le paradis du pointillisme mental.

Ainsi, le thème des bourses d’études peut être abordé par certains sans la moindre corrélation avec l’immigration. M. Freysinger propose de limiter les montants destinés à soutenir les étudiants valaisans. D’autres cantons y songent. Dans tous les cas, on s’aperçoit que la Suisse investit souvent moins que ses concurrents dans les bouses d’études.

Comment peut on conduire ce débat sans rappeler qu’un pays qui refuse de consacrer les moyens nécessaires à la formation de ses jeunes ressortissants s’expose à devoir importer les cadres qualifiés dont il a besoin? Formation ou immigration, il faut choisir.

Dans moins de trois mois, nous votons sur une initiative de l’UDC qui veut mettre fin à la libre circulation des personnes. Il serait peut-être temps d’aborder cette échéance cruciale en effectuant une corrélation systématique entre les questions de fond et les divers sujets qui agitent nos médias au quotidien.

L’an prochain verra la Suisse confrontée à des choix lourds de conséquences. Dans cette course vers son propre destin, un de ses handicaps sera son déficit chronique de pensée globale.

Régression familiale

Les votations fédérales sont comme les gares : un train peut en cacher un autre. C’est le cas du scrutin du 24 novembre, où la question des salaires équitables et celle de l’augmentation de la vignette masquent la proposition de déductions fiscales pour les parents qui gardent eux-mêmes leurs enfants.

Sans surprise, le projet 1:12 agite les esprits. D’une part, il pointe sans tabou la répartition toujours moins équitable des richesses. D’autre part, il imagine une rupture sans précédent avec la conception libérale de l’économie qui prévaut en Suisse. Pourtant, doutant de ses chances réelles, même la gauche qualifie la démarche « d’utopie constructive » ou « d’initiative de conscientisation ».

De même, les émotions qui entourent l’éventuel passage de la vignette à 100 francs étaient prévisibles. On ne touche pas à la voiture sans susciter les passions. On ne taxe pas les citoyens sans déchaîner les réseaux sociaux. Pourtant, ce sujet constitue au fond un enjeu d’importance limitée.

Pendant ce temps, une déconstruction sociétale risque de s’opérer. Si l’initiative UDC offrant une déduction fiscale aux parents gardant eux-mêmes leurs enfants devait aboutir, alors une incitation économique à maintenir les femmes au foyer serait donnée.

Faut-il rappeler qu’en mars un lot de petits cantons conservateurs a déjà fait échouer l’article constitutionnel permettant à la Confédération d’assurer une offre adéquate en crèches, garderies et structures d’accueil parascolaires ?

Voit-on les dangers démographiques, économiques, sociaux, culturels, que court un pays qui ne veut pas investir dans l’accueil de la petite enfance et mise sur le retour des ménagères ?

Dans ce contexte, on aurait pu imaginer une mobilisation de toutes les forces raisonnables contre le nouveau fantasme du « Tea Party helvétique ». Mais au pays de la concordance, il n’existe ni projet de société, ni contre-projet, pas de leadership clair, encore moins d’opposition structurée. Chacun avance d’abord ses pions sur le marché saturé des votations. Chacun dispute l’autre et gouverne avec lui. Le peuple se débrouillera bien pour trancher dans la jungle des initiatives. Et au lendemain de chaque votation, tout le monde se retrouve en famille. En régression familiale aussi.

Merci Monsieur Maurer!

Monsieur le Président de la Confédération,

Vos interventions dans la presse du dimanche 29 septembre m’enlèvent un poids considérable et j’aimerais vous en remercier. Je croyais que 2014 serait une année particulièrement difficile, où il faudrait se battre dos au mur contre le nationalisme dominant pour sauver la Suisse de ses propres fantasmes. Déjà, je me sentais accablé par ce sempiternel combat contre l’isolement et la fermeture des frontières qui incomberait une fois de plus aux citoyens raisonnables.

Heureusement, vous êtes intervenus et vous m’avez délivré de mes tourments. Au vu de vos analyses, je pourrai voter oui à l’initiative de votre parti contre l’immigration et ne plus me faire le moindre souci pour mon pays.

En substance, vous avez affirmé que la Suisse n’était pas intégrable dans l’Union européenne et qu’elle ne pourrait pas supporter à terme une immigration telle que nous l’avons vécue ces dernières années.

J’en ai déduis que vous préconisiez de renoncer à la libre circulation des personnes. Dans un premier temps, j’ai donc attendu que vos collègues du Conseil fédéral, des chefs de partis, les responsables de l’économie, voire des ministres cantonaux infirment vos propos. Mais comme nul n’a critiqué vos allégations, je me suis vu contraint d’admettre que les votations de 2014 n’avaient aucune importance pour les leaders de mon pays et que je pouvais aussi m’en moquer.

Naturellement, reste une dernière hypothèse. Il se pourrait que nous vivions dans une démocratie où un Président de la Confédération est autorisé à tenir des propos contraires aux orientations du gouvernement, dangereux pour l’économie, nuisibles pour l’intérêt général, sans que cela ne dérange personne. Mais alors le système suisse serait une maison de fous? Et quelqu’un me l’aurait dit?

 

PS. «L’armée ou l’obligation de sourire», tel était le titre de mon précédent post. Vu l’exercice armé scandaleux où des brigades romandes ont dû se défendre contre une invasion de la France, je préfère parler aujourd’hui de «l’armée ou l’envie de pleurer».