Chaque année le Forum des 100 nous offre de belles découvertes, avec son lot de surprises et de déceptions. Vivants, ces contrastes font le charme d’une polyphonie qui mélange les grands notables et les précurseurs iconoclastes.
Cette diversité permet d’apprécier la singularité d’orateurs aux styles parfois très éloignés. Mais elle suscite aussi de cruelles comparaisons. Sur ce plan, l’édition 2016 a mit en lumière le gouffre conceptuel qui sépare l’ancien Premier ministre français François Fillon, candidat à la présidence de la République, de l’actuel Président de la Confédération, Johann Schneider-Ammann.
Laissons de côté la forme, tant la pauvreté du verbe présidentiel fédéral reste incomparable, tant en allemand qu’en français d’ailleurs. Oublions aussi les clichés, qui font semblant de penser. Sans surprise, François Fillon n’a pas évité quelques postures gaulliennes plus rhétoriques que signifiantes. Prévisible, Johann Schneider-Ammann nous a servi l’éternelle métaphore du tunnel alpin censé démontrer l’ouverture de la Suisse, alors qu’elle s’est au contraire bétonnée dans une europhobie massive. En fait, c’est sur leur projet que les divergences sont révélatrices, d’autant plus que les deux politiciens appartiennent à la même famille idéologique.
Après avoir rappelé qu’il souhaitait redresser la France, François Fillon donne sa vision de l’avenir européen, fondée sur la conviction que se battre ensemble vaut mieux que d’agir seul. « L’intérêt national commande d’être européen » affirme-t-il, tout en ajoutant que cette exigence ne doit pas être remplie à n’importe quel prix. Dès lors, évoquant les carences actuelles de l’UE, il énumère son programme. Renforcer la zone euro en lui donnant un directoire politique, encadrer cet organe par les élus pour lui assurer une assise démocratique, harmoniser les politiques économiques, mais aussi budgétaires, fiscales et sociales, doter ce plan d’un calendrier, tels sont les points saillants de sa démarche.
Certes, le projet de l’ancien Premier ministre sonne très français et son caractère jacobin peut éveiller la critique. Toutefois, on doit le reconnaître, il se tourne hardiment vers demain, appelant à l’action, au moyen de la puissance publique, dans le cadre d’un renforcement du projet européen. De manière diamétralement opposée, le Président de la Confédération convoque des idées passéistes, basées sur le laisser-faire, excluant l’intervention de l’Etat, au service d’une Suisse absente de la construction européenne.
En substance, Johann Schneider-Ammann développe les thèses suivantes. La Suisse veut rester souveraine. Or, pour être souveraine, elle doit être riche. Autrement dit, tant qu’elle est riche, elle ne sera jamais contrainte d’adhérer à l’UE, objectif existentiel. Mais pour que sa richesse perdure, condition impérative, l’Etat doit intervenir le moins possible.
Stérile, cette réduction du destin fédéral aux avoirs en caisse rappelle les fantasmes des années soixante. « Mondial au plan économique, local au plan politique », tel était l’objectif d’une Confédération pensée comme une entreprise sans autre finalité que matérielle. Son Président actuel n’a pas quitté cette représentation. A l’entendre, la Suisse n’est pas un Etat, mais une somme de conditions-cadre utiles à l’économie et au confort de ses habitants. Et quand il parle d’ouverture, de souplesse, de combativité, il pense bien sûr aux marchés existants ou à conquérir.
Hélas, le temps où les Suisses pouvaient conduire leurs affaires sans se soucier de celles du monde est terminé. La chute du secret bancaire, la crise ouverte avec l’Europe, le fardeau du franc fort, la fin d’une croissance illimitée des exportations, autant de mutations qui appellent des réponses politiques et un Etat proactif. De même, la globalisation n’implique pas le retrait de la puissance publique, mais à l’inverse son engagement lucide et vigoureux.
Dans un Forum des 100 qui arpentait la notion complexe de nouvelles frontières, Johann Schneider-Amann parut figé sur des vieux territoires. En décalage avec les propos interrogeant l’avenir, le brave patron paternaliste de Schweiz AG donna l’image d’un Président fantôme d’une Confédération purement marchande disparue dans les brumes des Trente glorieuses.
Grave, cet aveuglement de Johann Schneider-Amann illustre la faiblesse collective d’un Conseil fédéral centré sur la gestion des comptes courants. Dangereuse, cette aboulie politique constitue non pas un atout mais un risque pour l’économie suisse qu’elle croit servir. Contagieuse, cette négation de toute prospective incite les citoyens à voir dans l’immobilisme social et le retrait du politique les meilleurs instruments pour affronter les défis à venir.