La création du parti nazi genevois en 1933

Le 12 décembre 1932, tambours et fifres n’avaient pas résonné dans les rues de Genève car le cortège de l’Escalade avait été annulé à la suite des événements dramatiques qui avaient eu lieu à Plainpalais le 9 novembre précédent, lorsqu’une fusillade avait tué treize personnes durant une manifestation ouvrière défilant contre le fascisme.

Eugen Link avait-il choisi délibérément d’adresser son courrier ce jour-là, le jour le plus patriotique de Genève, un mois à peine après le bain de sang ? Envoyé à Genève par Berlin, il résidait dans la ville depuis plusieurs semaines et avait eu le temps de prendre ses marques, d’assister de loin sans doute à la tuerie du 9 novembre, et d’observer que Genève était scindée entre une gauche très remuante emmenée par des chefs de file emblématiques comme Léon Nicole, et une droite conservatrice dont les extrêmes pouvaient partager des idées particulièrement tranchées. Eugen, responsable de la future section genevoise du NSDAP, écrivait donc au Conseil d’État ce 12 décembre 1932 pour demander aux autorités la permission de développer les activités politiques de sa section à Genève, soit de louer un local et d’y tenir des assemblées en allemand destinées uniquement à des Allemands résidant à Genève. Il sollicitait en outre la possibilité de publier l’annonce de ces assemblées dans la presse locale. Rien de plus ni de moins que pour les associations ordinaires ! C’est ce que nous apprend le dossier relevant des services de la police administrative et judiciaire et portant sur le Genfer Ortsgruppe der NSDAP, conservé aux Archives d’État, qui, à ma connaissance, n’a guère été consulté à ce jour et encore moins évoqué[i].

La réponse ne se fit pas tellement attendre puisque le Conseil d’État répondait au Nazi le 11 janvier 1933 en donnant son accord à ses différentes requêtes. Le Genfer Ortsgruppe der NSDAP prenait forme. Dans la semaine, son secrétaire, un étudiant allemand résidant à Cologny nommé Hellmuth von Hasperg, louait un sous-sol au numéro 5 de la rue des Charmilles[ii]. Une affiche arborant le nom du NSDAP et une croix gammée était placardée sur la porte du quartier général du « Cercle » intitulé officiellement National Socialist Deutsche Arbeiter Partei Og. Genf. Quelques jours plus tard, la recevabilité de la cellule nazie était confirmée aux yeux de nombreux Allemands de Genève puisque le 30 janvier 1933, le vieux maréchal Hindenburg confiait à Hitler la Chancellerie de l’Allemagne.

 

Bien entendu, l’établissement du parti ne laissa pas de marbre les partisans de Léon Nicole, certains ayant même protesté auprès de la gendarmerie contre l’existence de la colonie nazie. Le 18 février 1933, la brigade de gendarmerie de Saint-Jean signalait que des communistes avaient collé une affiche de propagande soviétique pour dissimuler la croix gammée et que les jets de peinture et les crachats sur la porte du parti étaient fréquents. Devenue sensible, l’adresse était ainsi placée sous surveillance des gendarmes qui allaient rapporter les allées et venues d’hommes et de femmes portant des costumes bruns avec l’insigne nazi sur le bras.

C’est que la Suisse n’était pas fondamentalement dupe des équilibres qui étaient en train de se modifier en Allemagne, certains se rappelant de la révolte spartakiste et de la guerre civile qui avaient secoué le pays quatorze ans plus tôt, à la sortie de la Première Guerre mondiale. Les craintes sur la radicalisation de toute une frange de la population allemande ne faisaient alors qu’enfler. Le procureur général de la Confédération était en l’occurrence particulièrement inquiet de voir se développer sur le territoire des mouvements nazis provenant d’Allemagne. Le 2 mars 1933, trois jours avant les élections au Reichstag qui allaient entraîner la victoire du parti nazi, le ministère public fédéral avait ainsi écrit à l’ensemble des cantons pour leur indiquer que toute assemblée publique en relation avec des opérations électorales tenues à l’étranger était interdite.

Il allait pourtant falloir faire avec le nouveau pouvoir qui s’était levé à travers l’Allemagne et qui entendait se faire voir et se faire entendre à l’étranger.

Avec la victoire du NSDAP au Reichstag le 5 mars, le ministère public fédéral, conscient de la portée symbolique des emblèmes nazis, télégraphiait dans l’urgence aux cantons l’ordre de prendre les mesures nécessaires pour empêcher les désordres que les manifestations prévues par les consulats allemands à l’occasion de la victoire ne manqueraient pas de susciter, notamment le drapeau nazi qui devait être hissé sur les légations.

Les débordements furent alors contenus. Mais le 11 mars 1933, le Genfer Ortsgruppe der NSDAP sollicitait une nouvelle fois des autorités genevoises la possibilité de porter les uniformes nazis et d’arborer en sus de la croix gammée les couleurs de la Suisse et le drapeau genevois. Décontenancé, le Conseil d’État devait s’adresser au Conseil fédéral pour savoir quelle attitude adopter. Et le procureur général de la Confédération de rappeler alors l’interdiction du port de la chemise brune hitlérienne, tel que publié dans la feuille d’avis fédéral de 1932. Il priait par ailleurs le Conseil d’État de bien vouloir surveiller les activités du parti nazi genevois. Les magistrats du bout du lac allaient se plier à la demande du procureur général et commencer à lui adresser des rapports périodiques, relevant par exemple dans le premier d’entre eux que le comité central du groupement NSDAP suisse se trouvait à Davos sous l’autorité de l’Allemand Wilhelm Gustloff.

La surveillance de la cellule nazie exercée par les autorités genevoises devait également permettre de dénombrer les membres de l’Ortsgruppe, d’en connaître les identités ainsi que les profils. En mars 1933, le groupement NSDAP comptait ainsi 16 personnes âgées de 20 à 25 ans, allemandes pour la plupart à l’exception d’un Roumain. Huit femmes en étaient membres, toutes domestiques sauf une fonctionnaire de la SDN et une étudiante. Quant aux hommes, à l’exception d’Eugen Link qui était employé de bureau, trois étaient étudiants, deux fonctionnaires de la SDN, le dernier coiffeur. Étudiants, fonctionnaires de la SDN, domestiques, des profils qu’un Allen Dulles, chef de station de l’OSS à Berne durant la guerre et futur directeur civil de la Central Intelligence Agency aurait facilement interprété en tant qu’agents de renseignements. Car quoi de mieux qu’une soubrette écoutant les conversations dans une maison importante ou un employé de bureau pouvant subtiliser des documents durant des négociations sur le désarmement ? Au cours du mois d’avril, l’Ortsgruppe  embrigadait de nouveaux membres, notamment deux personnes appartenant au personnel consulaire allemand nouvellement arrivées et qui jouaient un rôle de commissaire politique rendant des comptes à Berlin sur les activités du personnel consulaire[i].

En mai 1933, de nouvelles protestations étaient émises à l’égard du drapeau nazi flottant sur l’hôtel Carlton. L’établissement abritait en effet des observateurs américains et allemands venant participer à la Conférence pour la réduction et la limitation des armements alors en cours sous l’égide de la SDN. Lorsque les délégués militaires nazis étaient arrivés dans l’hôtel, leur première réaction avait été d’ordonner au chef de réception de hisser le drapeau à croix gammée qu’ils avaient apporté dans leurs bagages. Mais le responsable civil de la délégation allemande qui demeurait à Genève ne tarda pas à réagir en faisant retirer le drapeau le jour même. Cinq mois plus tard, Hitler retirait l’Allemagne de la table des négociations et de la Société des Nations[ii].

La dynamique du parti prit assez rapidement sa vitesse de croisière, les réunions de la cellule se déroulant tous les jeudis soir et étant ouvertes à tous les Allemands ainsi qu’à des invités…, les fascistes italiens, selon les rapports de police. Des réunions durant lesquelles, les membres portaient bien évidemment la croix gammée sur le bras tout en faisant preuve d’un « esprit militaire très prononcé », toujours selon les témoignages de la police qui tenait les lieux sous surveillance. Celle-ci avait d’ailleurs recentré une partie de son attention sur un dénommé Heinrich Anton Auguste Schneider, un ancien fonctionnaire de la SDN aux ordres du ministre Goebbels, considéré par la police cantonale comme un « élément influent dans les milieux hitlériens de notre ville ». Ce fut en l’occurrence ce Schneider qui parla longuement lors de la conférence que le consulat allemand avait organisée à l’hôtel Métropole le 23 juin 1933, pour vanter les mérites de l’ordre nouveau allemand. Quelques 150 personnes, toutes membres de la colonie allemande de Genève, dont le consul général d’Allemagne, avaient assisté à cette conférence. Beau-parleur, brusque et froid, Schneider avait alors exprimé de vives critiques à l’encontre des autorités suisses et genevoises qui toléraient sur le territoire les juifs expulsés d’Allemagne, ainsi que la SDN jugée trop faible et trop compromise. Son discours avait plu ! Schneider allait reprendre la présidence du Genfer Ortsgruppe der NSDAP après Eugen Link dès le mois d’octobre 1933, ce dernier étant jugé trop mou par le parti et par Goebbels qui était venu à Genève le mois précédent pour prendre la parole devant la SDN.

 

Joseph Goebbels à Genève en septembre 1933, Alfred Eisenstaedt, Life Magasine 1933

Nouveau chef, nouvelles décisions ! Le 1er octobre 1933, le cercle national-socialiste allemand transférait son QG de la rue des Charmilles au 44 rue de la Coulouvrenière. Plus grands, les locaux avaient surtout l’avantage d’appartenir à André Balland[i], un député du parti frontiste de l’Union nationale dont les thèses fascistes étaient défendues par le sinistre Georges Oltramare, et qui serait remplacé sur les bancs du Grand Conseil en mars 1934 par l’ancien Conseiller d’État Edmond Turrettini, également membre de l’Union nationale[ii]. La transition n’avait pas échappé au procureur général de la Confédération puisque ce même mois, ce dernier demandait au Conseil d’État genevois si le cercle national-socialiste allemand de Genève entretenait des rapports avec l’Union nationale. La Berner Tagwacht avait en effet publié peu avant un article intitulé « Oltramare als Hitler-Agent ». Le magistrat fédéral allait encore s’inquiéter de la conférence portant sur le rattachement de la Suisse à l’Allemagne qui s’était tenue en présence de 80 nazis dans les locaux d’André Balland et qui s’était terminée par l’hymne nazi « Horst Wessel ». Bien entendu, les nazis allaient démentir ces allégations. L’enquête menée par les autorités cantonales devait conclure à l’absence de relation entre l’Union nationale et le cercle national-socialiste allemand, estimant qu’il s’agissait là d’une attaque directe de Léon Nicole à l’encontre de Georges Oltramare, patron de l’Union nationale. Les sources de la Berner Tagwacht étaient-elles fausses ? Des historiens affirmeraient pourtant plusieurs décennies plus tard que Georges Oltramare était un agent de l’Abwehr[iii], reprenant ainsi la thèse de la Berner Tagwacht.

 

 

Georges Oltramare en 1931 [CIG]

Le Genfer Ortsgruppe der NSDAP allait encore se renforcer au cours des années suivantes, notamment grâce aux moyens financiers envoyés à partir de l’automne 1934 par la direction de la Gestapo pour couvrir les frais des opérations hitlériennes en Suisse[i], ce qui devait lui permettre de consolider son contrôle sur le Deutsches Heim de Genève[ii], à la rue du Rhône, foyer où les Allemands de Genève, partisans ou non du NSDAP, se regroupaient, en le transformant progressivement en foyer du nazisme. Le parti devait encore se renforcer et s’organiser avec l’établissement d’une Leiterin en charge des jeunes filles hitlériennes ou du Deutscher Hilfsverein[iii]. Le Genfer Ortsgruppe der NSDAP qui servait la politique et la propagande de Goebbels et qui réunissait des informations tout en tenant sous surveillance la communauté allemande résidant à Genève[iv] allait être évacué en 1945 lorsque le Conseil d’État expulsa les Nazis de Genève[v].

 

 

[i] Gazette de Lausanne, 7 avril 1935 p. 4

[ii] AFS. E2001D#1000/1551#3210* Verein deutsches Heim, Genf.

[iii] Organisation nazie de secours pour les tuberculeux allemands établis en Suisse dissoute en 1945 et dont les avoirs saisis par la Confédération allaient être remis à l’ambassade de la RFA en 1953. dodis.ch/9100.

[iv] AEG/2008 vc 50.4.23 Consulat d’Allemagne.

[v] Voir à ce propos https://blogs.letemps.ch/christophe-vuilleumier/2019/12/17/le-consulat-nazi-de-geneve/

[i] Journal Le Travail, 30 octobre 1933.

[ii] Tribune de Genève, 28.03.1934, p. 4.

[iii] Patrice Miannay, Dictionnaire des agents doubles dans la Résistance, éd. Le Cherche Midi, 2005.

[i] Voir à ce propos https://blogs.letemps.ch/christophe-vuilleumier/2019/12/17/le-consulat-nazi-de-geneve/

[ii] Journal Le Travail, 11 mai 1933.

[i] AEG 1993 va 3.4.7.2 Service de la police administrative et judiciaire, 1932-1933. AFS Schweizerbürgerrecht: Einbürgerungen 1941 – 1954. E4800.1#1967/111#304*

[ii] Journal Le Pilori, février 1933.

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.

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