Les chartreuses et leur espace

Le monastère du Moyen-âge n’est pas qu’un simple ensemble bâti fait de voûtes romanes ou d’arcs gothiques renfermant plantes médicinales, mystiques, livres rares et chants grégoriens. C’est avant tout un territoire, le plus souvent très étendu, qu’il faut gérer en conciliant un idéal religieux et la survie économique d’un monde hermétique. Un espace parfois complexe en harmonie avec le « monde », ou pas !

Loin de la folie et des passions humaines, les monastères se sont quelques fois retrouvés au centre des préoccupations du « siècle », jouant en plus de leur fonction de gardien des textes anciens, un rôle de moteur économique et d’architecte du paysage.

La Société d’Histoire de la Suisse Romande est heureuse d’annoncer la sortie de l’ouvrage dirigé par Laurent Auberson « Les chartreuses et leur espace », coédité avec les Cahiers d’archéologie romande. Ce livre réunit les contributions de dix-huit chercheurs sur la question de la relation des monastères cartusiens avec leur espace ainsi qu’avec leur temps. Ce livre s’inscrit à la suite des recherches menées sur la chartreuse d’Oujon de 1146, à Arzier sur les hauts de Nyon.

 

 

Les chartreuses et leur espace, Laurent Auberson (dir.), Société d’Histoire de la Suisse Romande – Cahiers d’archéologie romande, 2016, Lausanne.

Alep, ville martyre

En 1400, le conquérant turco-mongol Tamerlan prenait la cité d’Alep, maintes fois conquise, tant de fois perdue. Les habitants de la ville devaient être systématiquement massacrés. Et de leurs têtes arrachées, les conquérants allèrent faire une tour, de près de vingt mille crânes, afin de que tous voient la puissance implacable du chef de guerre.

600 ans plus tard, l’histoire se répète. Mais pourtant, une différence fondamentale existe. Aux chroniqueurs du Moyen-âge rapportant de modestes informations a succédé un chaos de news aux origines incertaines. Bien sûr, nous avons les medias reconnus dont les journalistes trient les informations, mais le Web draine un flux continuel et sans cesse renouvelé d’images, de films, de témoignages ou de rapports sur lequel nous avons peu de prise. Et à moins de vivre en-dehors de l’ère numérique, nous sommes peu ou prou asphyxiés par ce flot et soumis à des effets de propagande. Le journaliste Guy Mettan le rappelait il y a peu « Et voilà que la vérité commence enfin à sortir sur la corruption des medias établis dans leur couverture des événements en Syrie et en particulier à Alep ».

Alep, la ville martyre, est sans doute l’un des champs de bataille dont émanent le plus d’images et de scènes abjectes inondant les réseaux sociaux, frappant inéluctablement les esprits des spectateurs, instrumentalisant les opinions. Mensonges et désinformation, la guerre se mène à coup de kalachnikov et d’obus mais aussi de slogans et d’images choquantes assenées au détour de YouTube et de Facebook, destinés à semer la confusion, à détourner les attentions, à édulcorer les responsabilités.

Alep est-elle l’écueil sur lequel le droit international s’est délité, comme le prétend l’écrivain Raphaël Glucksmann ? Est-elle le tombeau de l’ONU ? Une vision bien fataliste que l’on ne comprend que trop bien lorsque l’on constate l’impuissance des mécanismes devant garantir la paix dans le monde mis en place au cours des septante dernières années.

Sans remonter aux grands massacres historiques du XXe siècle ; l’Holodomor ukrainien de 1933, le génocide des Arméniens ou la Shoah, qui datent d’un temps durant lequel aucun tribunal ne siégeait pour juger des crimes de guerre, pensons aux boucheries dont nous sommes les contemporains. Et à ces mots prononcés à chacun de ces naufrages de l’humanité, « Plus jamais ça ! ».

Le génocide perpétré par les Khmers rouges au Cambodge de 1975 à 1979, « Plus jamais ça ! », le massacre de Sabra et Chatila en 1982, « Plus jamais ça ! », le massacres des kurdes de 1989, « Plus jamais ça ! », l’holocauste des Tutsi au Rwanda en 1993, « Plus jamais ça ! ». Et que dire de cet autre conflit en cours dans le Sud Soudan, bien moins médiatisé, et dont on peine à trouver les termes pour en décrire les horreurs : garçons émasculés, viols collectifs de fillettes, bûchers d’enfants jetés vifs dans les flammes, cannibalisme forcé entre les membres de mêmes familles[1] ? Peut-être pourrions-nous dire que les enjeux économico-politique de la région ne méritent pas la guerre médiatique mis en œuvre pour le Proche-Orient ?

Les guerres civiles sont les pires, car elles déchirent et fragmentent des communautés parentes avec comme seule logique, non pas la victoire, mais l’annihilation de l’autre ; des guerres de partisans n’obéissant à aucun code militaire, à aucune loi de la guerre, basées sur des idéologies nourries de contentieux parfois ancestraux, donnant aux uns et aux autres une impression de légitimité dans l’application d’une violence menant au crime. Alep, épisode sanglant venant s’ajouter aux charniers du Proche-Orient, est une démonstration supplémentaire de cette banalité du mal qu’Hannah Arendt avait si bien défini en 1961, lors du procès d’Adolf Eichmann. Justice avait alors été faite. Espérons qu’il en aille de même avec les tortionnaires, quels qu’ils soient, de Syrie et d’Irak. Car si le droit international ne parvient pas à se faire entendre entre les rafales de mitrailleuses et les explosions, il reprend la plupart du temps le dessus lorsque les cendres sont retombées.

L’exemple du procès pour crime de guerre mené cette année par le parquet fédéral allemand contre le djihadiste Aria Ladjedvardi[2], autant que celui contre Radovan Karadžić, le « boucher des Balkans », condamné cette année également par le Tribunal pénal international à 40 ans d’emprisonnement pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, sont là pour nous rappeler que l’espoir de la justice demeure.


[1] Gustavo Kuhn, « Le Soudan du Sud sombre dans l’horreur », Tribune de Geneve (2 juillet 2015), http://www.tdg.ch/monde/Le-Soudan-du-Sud-sombre-dans-l-horreur/story/20735512. Vincent Defait, Le Monde (29 octobre 2015), www.lemonde.fr/afrique/article/2015/10/29/l-union-africaine-publie-avec-un-an-de-retard-son-rapport-sur-les-exactions-au-soudan-du-sud_4798983_3212.html.

[2] http://www.tdg.ch/monde/premier-proces-crime-guerre-syrie/story/25925366

 

Les Propagandistes

Voilà qu’une fois de plus l’histoire est utilisée pour embellir une légende nationale au mépris de toute vérité historique. Les promoteurs du film « Les 28 de Panfilov », sorti il y a quelques jours dans les salles de cinéma russes, ne peuvent guère être qualifiés d’escrocs du passé. L’affaire est commerciale, comme bien souvent ; une simple récupération et mise en images d’une histoire mythique répétée à l’envi depuis septante ans par les commissaires politiques, les parents et l’école soviétique. Une récupération qui toutefois ne fait que médiatiser plus fortement un événement inventé par le régime stalinien à des fins de propagande. C’est que le père des peuples avait besoin de motiver ses troupes. Et quoi de mieux pour l’enthousiasme national qu’une Geste héroïque vantant la bravoure d’une section de l’armée rouge sacrifiée pour empêcher les nazis de parvenir à Moscou en novembre 1941[1] ? Un film de fiction donc, mais subventionné par le ministère de la Culture. Un peu comme si l’Office fédéral de la culture payait un blockbuster sur Guillaume Tell.

L’affaire n’aurait pas défrayé les chroniques si le ministre de la Culture Vladimir Medinski n’avait pas demandé la démission du directeur des Archives nationales Sergueï Mironenko après vingt ans de service. Le gardien du passé avait osé remettre en question la véracité du sujet abordé par le film, un camouflet au ministère de la Culture d’autant plus agaçant en cette période de tensions internationales. Et le ministre n’y va pas de main morte puisqu’il prétend que les historiens « essaient de briser les fondements de notre foi en des choses qui sont gravées dans la pierre et sacrées […] et même si cette histoire a été inventée du début à la fin, il s'agit d'une légende sacrée, tout simplement intouchable. […] Ceux qui (la critiquent) sont les pires gens au monde ». Une position nationaliste qui rappelle la politique historique du gouvernement polonais qui défend le principe si peu scientifique mis en avant « c’est nous qui racontons notre interprétation de notre histoire dans un but interne »[2].

Ces falsifications de l’histoire se multiplient au fur et à mesure de la montée des autoritarismes, imposant des visions du monde unilatérales, partiales, voire même négationnistes comme le démontrent certains sites de propagande pro-turc par exemple[3]. Et que dire de l’« American Way of life », cet « American exceptionalism », dont les tenants – merci Alexis de Tocqueville – sont millions à estimer que la nation américaine a un destin unique et à part des autres nations du monde ? En d’autres termes, un « American Elitism » menant à un « American Expansionism». Les événements de Standing Rock, dans le Dakota du Nord, sont là pour attester de la portée propagandiste de Rio Grande ! Et tant pis si ces lignes frustrent le fan club de John Wayne.

Le plus étonnant dans ce jeu de faussaires que mènent de trop nombreux états, c’est la léthargie des universités dont le personnel opte le plus souvent – et je ne dis pas « toujours » puisque soucieux de mes relations avec le corps enseignant des universités – pour un silence assourdissant. À peine si l’on ose une critique de séries télévisées historiques comme l’a entamée l’université de Genève cet automne avec sa série de conférences The Historians[4] ! Il est vrai qu’il ne s’agit pas là d’un examen sur des perspectives politiques mais uniquement d’une analyse portant sur un phénomène lié à l’entertainment dont notre société est si avide.

Le temps des Jean Starobinski, Jean-François Bergier ou Michel Foucault s’est dérobé sous les assauts répétés d’un apostolat académique formaté aux carcans administratifs déglacés dans un fonds de sauce bolognaise[5].

Une absence de réaction à peine troublée par les interventions de trop rares historiens comme, par exemple, Jakob Tanner ou Hans-Ulrich Jost pour la Suisse, François Garçon en France, ou Alexeï Issaïev en Russie[6] qui osent braver l’aphasie endémique au sein de leur corporation, qui, jadis monolithe d’une autorité morale, s’est muée – merci François Garçon – en troupe de lémuriens[7]. Maurice Clavel apprécierait sans doute l’image à n’en pas douter médiévale de ce paranymphus prosimien.

Mais, « Messieurs les censeurs », l’espoir n’est pas perdu. Vous continuerez à évoquer notre passé sous les augures d’un marketing nationaliste en espérant passer inaperçus, et toujours, un Sergueï Mironenko sera là pour frapper à la porte derrière laquelle sont dissimulées vos craintes les plus obscures.


[2] http://www.laviedesidees.fr/La-Pologne-de-mal-en-PiS.html

[3] http://factcheckarmenia.com/

[4] http://www.unige.ch/rectorat/maison-histoire/actualites/the-historians-saison-1-cycle-de-conferences-de-la-maison-de-lhistoire/

[5] http://www.revue-emulations.net/archives/n-6—regards-sur-notre-europe-1/croche

[6] Que les medias français confondent souvent avec Andreï Issaïev, le vice-président de la Douma et membre de Russie Unie : http://www.lepoint.fr/culture/russie-des-heros-de-la-2e-guerre-qui-n-ont-sans-doute-jamais-existe-05-12-2016-2088023_3.php

[7] http://www.francois-garcon.com/luniversite-le-temps-des-faussaires/

 

Le bal des tarlouzes et des pucelles

Nous avons eu en Suisse, au cours de la Seconde Guerre mondiale, un certain nombre de compatriotes subjugués par la folie hitlérienne : le Lucernois Franz Riedweg, Obersturmbannführer de la Waffen SS, le Tessinois Léonardo Conti, SS-Obergruppenführer, ou l’eugéniste saint-gallois Ernst Rüdin, psychiatre mandaté par Hitler pour la rédaction de la loi du 14 juillet 1933 sur la stérilisation contrainte, en sont trois exemples célèbres.

On sait que la pestilence brune du IIIe Reich étend encore ses effets septante ans après sa chute, et la dénoncer relève d’une action citoyenne et démocratique importante. Des propos aussi nauséabonds que ceux tenus par le suprématiste Piero San Giorgio, engagé par Oskar Freysinger comme spécialiste sécurité, ne peuvent ni ne doivent passer par le filtre de notre indifférence forgée sous le flux constant des medias.

Le survivaliste évolue visiblement dans une mouvance clairement fasciste, comme le laisse à penser son interview qui a fait le buzz sur les réseaux sociaux, ou on le voit répondre aux questions du néo-nazi Daniel Conversano[1]. D’ailleurs, en demi-teinte ironique, ne se présente-t-il pas lui-même comme un nazi fasciste… gentil ?

Sous des dehors bonhomme, le consultant déclare soutenir un principe de fraternité…, entre les meilleurs éléments. Les autres ? Au diable ! Et quels sont-ils ces autres…. ? Mais ceux qui ne pensent pas de la même manière, et surtout les faibles considérés comme tels par ce « Ernst Röhm » valaisan.

L’expert ès Survie, ès Sécurité, SS tout court Piero San Giorgio affirme ainsi la suprématie de la force de l’Homme européen. Cet eugénisme crasse évacue une très large partie de la population, puisque selon lui, je le cite « ‘l’immense majorité des Européens sont irrécupérables, ce sont des tarlouzes, et c’est une bonne nouvelle, ils vont mourir… Ces gens-là ne devraient même pas exister car le socialisme et le gauchisme et l’humanisme et le droit de l’hommisme, et toutes ces merdes, ont fait en sorte que des gens qui n’auraient pas dû exister, existent. On sauve les malades, les handicapés, très bien, ça donne bonne conscience, mais ce n’est pas comme ça que tu bâtis une civilisation ». Heinrich Himmler n’en pensait pas moins et le disait également, mais, en fin de compte, avec un vocabulaire beaucoup plus riche !

Multipliant les références pseudo-historiques, en les tronquant, en les déformant, Piero San Giorgio soutient qu’un jour ou l’autre, il faudra «  passer de la main tendue au bras tendu ».

Il est ahurissant d’entendre de tels propos à peine estompés par un second degré qui se veut « politiquement correct », et que le président de l’UDC du Valais romand Jérôme Desmeules minimise, de manière tout aussi insupportable, en envoyant bouler les réactions d’indignation, qu’il traite de «bal des habituelles pucelles qui pleurent». Peut-on véritablement tolérer de telles affirmations appelant à la haine, niant les souffrances de millions d’êtres humains, insultant le genre humain, et son histoire ?

À se demander quelle est la force de persuasion de cet individu qui a réussi à se faire mandater par un Conseiller d’État, fût-il nommé Oskar Freysinger. Ce dernier aurait peut-être dû songer à engager un expert en marketing politique en lieu et place d’un nazillon promouvant la haine raciale !

Piero San Giorgio prétend donc défendre la civilisation occidentale tout en s’attaquant à ses fondements, rejetant aux abîmes les faibles que nos constitutions défendent depuis des éons, autant que l’humanisme ! Un véritable amicus humani generis !

Jetons au bûcher les livres qui ont permis les bases de nos Etats de droit et défini le bien du mal. Condamnons à l’autodafé Érasme, Montaigne, Montesquieu, Kant, Thomas Jefferson, Condorcet, Victor Hugo, Henri Dunant et Zola. À bas les idées, vive le règne de la force ! Voilà l’avenir que ces extrémistes nous proposent, un enfer, à bien y réfléchir, très voisin de celui des Djihadistes.


[1] www.letemps.ch/suisse/2016/12/02/survivaliste-indigne-presidente-gouvernement-valaisan