L’homme est un tortionnaire

Voilà un nouveau livre, bien singulier ; un ouvrage né autour de plusieurs conversations. D’abord celles que Claude Bonard a menées avec les deux officiers généraux, le premier français et le second allemand, qui se livrèrent bataille à Marseille en 1944. Ensuite, celle au cours de laquelle il allait m’expliquer les rebondissements de sa recherche sur le général allemand Hans Schaefer qui devait rendre les armes le 28 août 1944 sur le boulevard des Dames en plein cœur de la cité phocéenne.

Travailler sur l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale n’est pas chose aisée, tant ce conflit a laissé une empreinte d’horreur dans nos mémoires. Sa dimension de guerre totale menée sur le sol européen, l’annihilation systématique de populations, les camps d’extermination et le nombre de morts ont ainsi souvent impliqué des angles de recherches marqués par une forme de manichéisme de la part des historiens. S’en extraire nécessite un effort, au risque de se soumettre aux feux de la critique.

Révéler, mettre à jour le corps nu de l’événement, sans son habit dessiné de manière à masquer des flétrissures dérangeantes, remettre en question ce que l’on tenait pour acquis, esquisser des potentialités allant parfois à l’encontre des histoires nationales ou supranationales, c’est là l’un des axes primordiaux de la tâche des historiens, qu’il s’agisse de cette guerre ou de tout autre événement dramatique récent. En Suisse, le Rapport Bergier, réalisé à la fin des années 90, devait ainsi faire ressurgir du passé des aspects peu glorieux pour la Confédération helvétique. En Allemagne, Wolfram Wette devait, en 2002, rappeler les heures les plus sinistres de la Wehrmacht que l’on tenait précédemment pour moins impliquée dans les crimes de guerre. En France également, certaines recherches, comme celle de l’historien Claude Barbier sur le maquis de Glières, décortiquent l’histoire pour en exposer les faits et les ajouts ultérieurs.

A la question du regard de l’historien s’ajoute bien évidemment celle des sources. Quel crédit apporter à l’Odyssée d’Homère sans les découvertes archéologiques d’Heinrich Schliemann, le découvreur de Troie ? Quelle confiance accorder au témoignage d’un ancien officier supérieur allemand combattant sur le front de l’Est en 1943, comme Hans Schaefer, sans l’analyse méthodique permettant de recouper les faits relatés ? C’est le travail que Claude Bonard a réalisé, accumulant pendant plusieurs années, rapports, lettres, archives, consignant les explications des uns, puis des autres, revenant auprès des premiers pour confirmer certains détails. Un travail important, donc, qui présente en outre la particularité malheureuse d’être en adéquation avec l’actualité la plus récente, ou du moins la plus médiatisée, puisqu’il porte en définitive sur le crime de guerre.

La guerre en Syrie fait ainsi régulièrement la Une de la presse. En février 2016, le Brésilien Paulo Pinheiro et la Tessinoise Carla Del Ponte, les responsables de la Commission d’enquête indépendante de l’ONU créée en 2011, dénonçaient l’enlisement de la situation internationale au Proche-Orient, entraînant une impunité de fait pour les responsables des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre perpétrés dans cette région du monde. L’homme est-il donc frappé par une malédiction le condamnant à continuellement s’entre-tuer dans l’abominable tragédie de son histoire ?

C’est de cette histoire dont il est question dans cet ouvrage qui prend comme exemple concret le cas du général Schaefer. Une histoire pour laquelle plusieurs regards me semblaient nécessaires, raison pour laquelle les historiens Hervé de Weck et Olivier Meuwly ont bien voulu me faire l’amitié d’apporter leur expertise à ce projet auquel s’est joint le procureur Dick Marty, célèbre pour son enquête de 2005 concernant les prisons secrètes de la CIA sur le territoire européen, autant que pour ses rapports de 2009 sur la situation dans le Caucase du Nord, ou de 2010 sur le trafic d’organes dans le Kosovo. Qu’ils soient tous trois remerciés ici pour leur concours inestimable.

 

L’honneur au service du diable, crime de guerre et cruauté ordinaire, éd. Slatkine, septembre 2016

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.