De profundis

Nous avons vu le marxisme échouer là où l’on rêvait égalité ; nous avons constaté que le fascisme n’était qu’un funeste succédané aux empires de jadis, embrasant le monde et avilissant plus encore l’homme dont les vices les plus sombres avaient pourtant pu s’exprimer des siècles durant. Quant à la démocratie, cette idée fragile a nécessité de la patience pour parvenir à maturité et être comprise. Et l’est-elle vraiment ?

Dans combien de pays cette pauvre vierge est-elle encore respectée ? L’indice de démocratie créé par The Economist Group en 2006 – dont la portée significative et la « crédibilité » concurrencent certainement celles des évaluations Pisa, des classements des villes les plus agréables à vivre, et des reality shows – définit que seuls vingt pays au monde jouissent d’une démocratie pleinement satisfaisante. Un club très select auquel la Suisse appartient, à côté de la Norvège, de l’Allemagne ou de la Nouvelle-Zélande, et dont ont été jetées la France ou l’Italie, rétrogradées dans le rang des démocraties dites imparfaites, avec le Sri Lanka et la Papouasie-Nouvelle Guinée. Soit vingt pays, pour la plupart occidentaux, sur les 197 états existant dans le monde et reconnus par l'ONU en 2012, vingt pays dans lesquels Montesquieu et les deux derniers siècles ont servi à quelque chose !

Voilà donc septante ans que l’Occident, reposant sur les bases de la démocratie et du capitalisme, n’a plus connu de guerre – en-dehors de ses conflits post ou néocoloniaux – une ère de paix dont la singularité tout à fait extraordinaire, si l’on se réfère au fil de l’histoire, échappe aux générations européennes de notre temps.

Une anomalie historique, si l’on veut bien, qui pourrait bien parvenir à son terme.

L’ONU, en vertu du sacro-saint droit de veto accordé aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité, se révèle une fois de plus aussi désemparée que l’était en son temps la Société des Nations. Ni l’Ukraine, ni la Syrie, terres outragées par l’hypocrisie et la folie d’hommes dont le souvenir hantera les futures cours de la justice internationale, ne peuvent contredire cette impuissance.

Ce bal des eunuques reste impotent devant le duel de plus en plus ouvert auquel se livrent Washington et Moscou depuis des mois. Accusation de sabotage démocratique pour les uns, roulage de mécanique à Kaliningrad pour les autres. Et toujours autant d’enfants déchiquetés et désossés dans des villes fumantes et hideuses, livrées en pâture ou en prétexte aux deux molosses les plus méchants de la basse-cour, devant un parterre de poulets tremblants et de canards boiteux.

« Les temps actuels sont différents, plus dangereux que l’ancienne guerre froide » faisait remarquer le ministre allemand des Affaires étrangères dans la presse de ce samedi. Une évidence ! En 1962, à Cuba, le monde était passé à côté de ce qui aurait pu être la dernière catastrophe de l’humanité. Mais en ce temps-là, J.F. Kennedy était au début de son mandat présidentiel et ne considérait ni l’Europe ni l’Union soviétique comme de lointaines banlieues sous-développées. Et son homologue russe, Nikita Khrouchtchev, menait une politique libérale dont les réformes allaient influencer celles de Mikhail Gorbatchev. Point de Vladimir Poutine aux penchants impérialistes, ou de candidats au trône américain scandant des credo sécuritaires. Point d’économie vacillante, de faillites mondialisées et de monopoles grandissants estompant l’application des thèses d’un Milton Friedman qui démontrait dans son Capitalisme et liberté que le retrait de l’État en faveur de l’économie de marché était le seul moyen d’obtenir la liberté politique et économique.

Instrumentalisées par des intérêts financiers devenus raison d’état, les puissances de notre monde se heurtent, nourrissant des rivalités de plus en plus dangereuses dans la course aux ressources d’énergie dont la domination demeure plus que jamais stratégique tant en termes militaires que politiques. 

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.