Les réfugiés des années 40

Septembre 2015. La question des réfugiés fait polémique, une fois encore ! Doit-on ? Ne doit-on pas ? Comment faire ? Ne faudrait-il pas se souvenir de notre histoire et des dispositions de la Berne fédérale il y a 73 ans, pour éviter de reproduire des erreurs dramatiques?

En ce temps-là, la Suisse connaissait une autre vague de migrants, celle des Juifs fuyant les pays sous occupation nazie. La question de ces réfugiés en 1942 n’était pas récente puisqu’en avril 1933, trois mois après l’accession d’Hitler à la chancellerie allemande, le Conseil fédéral édictait déjà un arrêté indiquant que «les Israélites ne doivent pas être jugés comme réfugiés politiques ». La Suisse allait encore réclamer aux sbires du Führer en 1938 l’inscription d’un tampon « J » sur les passeports des Juifs allemands et autrichiens face à l’afflux grandissant de réfugiés originaires de ces pays. Si ce n’est les vieillards ayant en Suisse de la famille répondant pour eux, seuls les émigrés disposant de moyens d’existence suffisants, en mesure de fournir une autorisation d’un consulat helvétique et de prouver qu’ils avaient la possibilité de quitter la Suisse pour un autre État, furent dès lors autorisés à séjourner dans le pays.

Le 17 octobre 1939, le Conseil fédéral prenait un nouvel arrêté qui précisait dans son article 7 que «Le Département de justice et police est autorisé, d’entente avec l’armée, à prendre toutes mesures utiles pour loger les internés…». La situation resta telle jusqu’au 13 août 1942, année de la mise en œuvre par le régime nazi de la solution finale. À partir de cette date, le Conseiller fédéral Édouard von Steiger, qui dirigeait alors le Département fédéral de justice et police, décida avec ses collègues la fermeture des frontières, cela alors même que son Département était au courant de la situation des Juifs en Allemagne et de leur sort dans les camps de concentration[1]. Les réfugiés, et plus particulièrement les Juifs fuyant les persécutions nazies, n’étant pas considérés comme réfugiés politiques, ne purent plus entrer en Suisse autrement que de manière clandestine. Une politique que la Suisse mena jusqu’en juillet 1944, date à laquelle Berne accepta d’accueillir tous les réfugiés civils dont la vie et l’intégrité corporelle étaient menacées. Le vent avait tourné ! Les Alliés venaient de débarquer en Normandie le mois précédent, un événement qui venait mettre un terme à l’esprit collaborationniste régnant sur le Conseil fédéral.

Les dossiers qu’Henry Spira[2] a patiemment instruits en marge de la Commission Bergier et de la sous-commission Lasserre indiquent qu’un certain nombre de personnes de confession juive ayant trouvé refuge dans le Canton de Vaud passèrent par la prison du Bois-Mermet au cours de la période troublée des années trente et de la Deuxième Guerre mondiale, ce que le rapport Bergier ne relève toutefois pas mais que les archives de la prison confirment. Et nombre de ces personnes allaient être expulsées !

Au total, entre 1933 et 1945, ce furent 155 civils réfugiés de confession juive qui furent incarcérés dans la Prison du Bois-Mermet, et 34 détenus israélites placés aux arrêts militaires. Sur ce nombre, 100 civils allaient être expulsés par ordre du préfet ou du Département de justice et police, ainsi que 3 détenus militaires.[3] Combien de détenus transférés en Suisse, qui dans un camp, tel autre dans une prison connurent le même sort ? Les sources ne nous le disent pas.

Au niveau national, la Commission Bergier estime qu’au printemps 1945, le nombre de réfugiés se montait à 12’574 dans les camps helvétiques[4]. Quant à ceux qui avaient été refoulés, leur nombre aurait été au minimum de 24’000. Et si le destin de ces malheureux qui ne purent rester en Suisse n’est pas inscrit dans nos carnets et nos répertoires, nous ne pouvons qu’imaginer le destin sinistre et dramatique qui fut le leur.

C’est ainsi un rôle particulier que le Bois-Mermet allait jouer à cette époque, cet établissement étant première étape en Suisse, du moins au cours des premières années de la guerre, des malheureux qui passaient la frontière du Canton de Vaud, prison où leur cas était étudié par un officier de la Police de sûreté. Si ce dernier n’était pas satisfait de son enquête, il plaçait la personne «à disposition » aux fins de son enquête, au terme de laquelle il statuait. Si le réfugié avait de la chance, il quittait les lieux pour gagner un camp d’internement. Le cas échéant, le transfert en cellule de la personne était immédiat, le temps d’organiser les mesures prises à son encontre. Un dispositif rapide et efficace pour lequel le Canton n’avait que peu à dire, tout comme d’ailleurs sur le choix des internés, puisque ces aspects relevaient dans un premier temps du Département fédéral de justice et police[5], puis à partir de 1942 de l’armée à qui fut confié le premier accueil des réfugiés. L’armée, si elle ne réquisitionna pas le Bois-Mermet qui continua à fonctionner et à assurer sa mission première, s’en servit pour son dispositif comme lieu de «triage ».

La prison proposait alors des cellules individuelles avec tinette. Sans doute aurait-elle remplie les conditions de l’OSAR[6] !


[1] Voir les travaux récents de Sacha Zala, directeur des Documents Diplomatiques Suisses.

[2] C. Vuilleumier, Ombres et lumières du Bois-Mermet, Histoire d’une prison lausannoise, (1905-2015), Infolio, Gollion, 2014, p. 97.

[3] Ibid., p. 101.

[4] A. Lasserre, La politique vaudoise envers les réfugiés victimes du nazisme, 1933 à 1945, 2000, p. 102.

[5] Ibid., p. 94.

[6] Le Temps, « Une salle de bain par requérant, l’argument dissuasif de l’OSAR »16 septembre 2015.

 

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.