La poudrière du Levant

Les années qui précédèrent la Grande guerre de 1914 sont un modèle du genre pour politologues, stratèges en herbes et observateurs intéressés par les jeux de pouvoir entre nations. Les historiens reviennent périodiquement sur cette période pour essayer d’en décortiquer les moindres aspects afin de déterminer les causes de la guerre. L’enjeu d’un tel exercice ne s’arrête évidemment pas à une simple démarche académique puisqu’il met forcément en lumière les responsabilités que l’on aime tant attribuer dans n’importe quel conflit. Responsabilité partagée, responsabilité amoindrie, responsabilité probante, une rhétorique de la culpabilité dont l’historien devrait pourtant s’efforcer de s’éloigner s’il veut conserver une part d’objectivité. Le livre exemplaire du professeur Christopher Clark, « Les Somnambules »(1) , revient sur l’imbroglio politique des Balkans à la veille de l’éclatement de la Première Guerre mondiale, montrant de manière convaincante les jeux politiques, les lignes de force internes à la Serbie, à l’empire austro-hongrois ou à la Russie, les coulisses de pouvoirs autocrates, les clivages mouvants entre intérêts particuliers et les errements de certains acteurs ayant pris part aux événements menant à l’explosion. En 1910, les projets ambitieux d’une Grande Serbie animaient de nombreux nationalistes dont les plus furieux avaient rejoints l’organisation secrète de la « Main noire » – elle n’aurait existé que Conan Doyle l’aurait inventé – fomentant complots, actes terroristes ou assassinats. 
 
Un livre à conseiller pour tout amateur de la période qui, pourtant, laisse un certain malaise à celui qui appliquerait une grille de lecture similaire aux événements contemporains qui se déroulent aux portes de l’Europe. 
 
Le lecteur un peu troublé par les équations politico-militaires dessinées brillamment par Christopher Clark, pourrait en effet interpréter le développement de la situation proche-orientale en lien étroit avec la crise ukrainienne, voyant dans l’expansion islamiste des visées territoriales destinées à s’assurer la main mise sur des ressources pétrolières sous couvert d’une guerre de religion spectaculairement cruelle, et dont l’hémoglobine mise en scène n’aurait d’autre but que d’attirer l’attention pour mieux dissimuler les enjeux, à l’instar des propagandes militaires qui allaient se développer au cours de la Première Guerre mondiale, sur les soldats allemands violeurs et infanticides pour les uns, ou sur les tirailleurs sénégalais mangeurs de chair humaine pour les autres. 
 
Une expansion en conflit avec des mouvances ethniques, religieuses ou nationalistes, syrienne, chiite ou kurde, dont certaines fractions sont à présent prises à revers par le puissant voisin turc dont le gouvernement conservateur et favorable à l’islamisation joue un rôle ambigüe. Une guerre de conquête en marche vers Damas dont le maître, Bachar el-Assad, ancien secrétaire régional du parti Baas, occupe la position d’un satrape sanglant comptant plus de victimes que l’État islamique. Verrons-nous une suite à la confrontation entre les mercenaires du Calife encadrés, dit-on, par d’anciens cadres du parti Baas irakien (2), et les légions du pseudo-séleucide, ou plutôt une conjonction mortifère ? Ce dernier scénario faisant sans doute le jeu de l’allié moscovite, dont le leader fait volontiers « resurgir une atmosphère de Guerre froide en vantant les valeurs conservatrices de son pays, en tant que contrepoids idéologique d’un ordre mondial libéral conduit par l’Amérique » (3). Un allié dont la base navale de Tartous, sur la côte syrienne, face à Chypre, constitue la seule alternative sérieuse en Méditerranée à la base de Sébastopol bâtie du temps de la tsarine Catherine II, sur la Mer noire, et dont la pérennité est remise en question par la situation ukrainienne. Tartous, une base navale plantée en plein Moyen-Orient, tellement évidente aux yeux occidentaux que même Google Map permet de recenser le nombre de bâtiments militaires battant pavillon russe amarrés aux pontons.
 
Le lecteur intéressé par les corrélations interdépendantes et les inéquations adéquates aura dès lors tôt fait de s’apercevoir à quel point les derniers accords passés entre l’Iran et l’Occident, négociés, et espionnés, en partie en Suisse romande, à l’instar des accords de Lausanne de 1923 qui redessinaient les frontières de cette même partie du monde, tombent à point nommé. Un Iran chiite dont l’influence s’étend sur le sud Irak, développant un contre-pouvoir aux prétentions de Daesh. Un Iran redevenu un concurrent redoutable pour les pays du Golfe, un nouvel ami pour les États-Unis dont les experts militaires accompagnent les Peshmergas kurdes sur le terrain contre les djihadistes, et dont le matériel s’accumule à Bagdad ! 
 
Un scénario, bien entendu inspiré de l’échiquier politique du début du XXème siècle, faisant des pays européens des figurants dans une tragédie en deux parties, une première ukrainienne et une seconde orientale. Une Europe ayant punie d’embargo la Russie, figée à présent devant cette poudrière du Levant ressemblant à celle des Balkans, il y a un siècle, derrière laquelle se profilaient les ombres des grands empires d’alors, un théâtre pour lequel, il faut l’espérer, nous n’aurons pas de Sarajevo en ouverture du troisième acte. 
 
(1) Les Somnambules : Été 1914 : Comment l'Europe a marché vers la guerre, Paris, Flammarion, 2013, 668 pp. (édition de proche dans la collection « Champs Histoire »)
(2) www.hebdo.ch/les-blogs/vuilleumier-christophe-les-paradigmes-du-temps/les-combattants-de-l%E2%80%99oubli
(3) http://www.letemps.ch/Page/Uuid/9c7c9584-557c-11e5-8005-b2819b48d67e/Le_r%C3%AAve_sovi%C3%A9tique_de_Vladimir_Poutine
 

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.