Le peuple n’est pas au-dessus de la démocratie

Est-il encore possible en Suisse de s’interroger sur la place du peuple dans notre système politique? Au cours de ces dernières années, le dogme « vox populi, vox dei » qui place le pouvoir du peuple au rang d’article de foi politique absolu a gagné du terrain. A tel point que c’est une levée de bouclier générale lorsqu’on rappelle certains principes démocratiques de base.  Et pourtant: en démocratie, le peuple n’a pas tous les pouvoirs et ne peut pas faire tout ce qu’il veut. Notre Constitution fédérale le dit clairement depuis plus d’un siècle: au sein de l’Etat démocratique, le peuple partage le pouvoir avec les cantons, l’Assemblée fédérale, le Conseil fédéral et les Tribunaux.

S’il constitue incontestablement l’un des organes les plus importants de l’Etat démocratique, le peuple n’est pourtant pas tout puissant. En démocratie, le peuple est soumis à un cadre qui lui impose plusieurs limites. La première, c’est que pour modifier la Constitution, la majorité du peuple a besoin de celle des cantons. Ainsi en mars 2013, l’article constitutionnel sur les familles a certes été accepté par le peuple. Sans la majorité des cantons, il a dû néanmoins être rejeté.

La deuxième limite est plus profonde: le corps électoral ne peut pas tout faire. Ses attributions consistent à élire, à voter et à signer des textes de référendum et d’initiatives. Pour pouvoir s’exprimer, le peuple doit s’appuyer sur le travail du Parlement, du Conseil fédéral et du Tribunal fédéral.

Pourquoi ne peut-on pas donner tous les pouvoirs au corps électoral? La démocratie a cela d’extraordinaire qu’elle répartit le pouvoir entre plusieurs organes qui se limitent et se protègent les uns des autres. La Constitution prévoit des attributions essentielles pour le peuple. Dans le même temps, elle lui impose des limites structurelles en octroyant à d’autres organes de l’Etat démocratique le soin de juger, de motiver des décisions et d’édicter des lois. Le cadre est clair. Si le peuple prend systématiquement la place du parlement en édictant toutes les lois à sa place (comme l’UDC cherche à le faire dans le domaine du renvoi des délinquants étrangers) ou s’il cherche à décider à la place des juges sur des cas précis en se transformant en tribunal populaire, il met en péril la séparation des pouvoirs et donc la démocratie elle-même.

La troisième limite est celle du droit. L’Etat démocratique est régi par des principes qui s’appliquent à tous les organes de l’Etat, y compris au peuple (proportionnalité, intérêt public, bonne foi, etc.). Celui-ci ne peut donc pas décider de délivrer l’AVS aux seules personnes qui ont les yeux bleus. Il ne peut pas non plus priver d’aide sociale tous ceux qui sont nés dans le canton de Berne.

De 1945 à nos jours, le peuple suisse s’est prononcé à 197 reprises et a pris 580 décisions. Dans un pays où l’on vote bien plus que partout ailleurs, la démocratie requiert que le peuple en saisisse correctement les règles. Les plus essentielles sont celle de l’équilibre entre les pouvoirs ainsi que leur séparation. Pour préserver notre démocratie d’un abus de pouvoir, il est indispensable que ce pouvoir soit partagé entre les différents organes de l’Etat tels que notre Constitution les définit. Cette règle est le meilleur rempart contre le despotisme et la dictature, y compris celle du peuple. Le pouvoir illimité est dangereux d’où qu’il émane.

En réalité, ce dont nous aurions réellement besoin aujourd’hui, c’est d’améliorer notre vie démocratique en faisant en sorte que les décisions du peuple soient prises selon un processus démocratique non dévoyé. Dès lors, nous ferions bien de mettre en place des règles sur le financement des partis politiques et sur la transparence des élus en matière de lobbys.

 

Paru également dans Politblog du 14 avril 2014

Celsa Amarelle

Professeure de droit à l'Université de Neuchâtel, Cesla Amarelle enseigne actuellement le droit constitutionnel, les droits humains et le droit de la libre circulation des personnes. Elle est également conseillère nationale (PS/VD), membre de la Commission des institutions politiques et de la Commission des finances (présidente de la sous-commission en charge de la santé), et vice-présidente des Femmes socialistes suisses.