Nos ancêtres, ces “émigrants de masse”

A Berne se tenait ce soir la première conférence d’un cycle dédié à la question de la migration, organisé par la Nouvelle Société Helvétique.[1]  A cette occasion, la professeure de l’Université de Berne Kristina Schulz a rappelé quelques points essentiels de l’histoire de la migration en Suisse. L’un d’eux a spécialement attiré mon attention: la forte émigration de la population suisse au cours de l’histoire (notamment entre 1400 et 1800)[2], et particulièrement celle touchant les domaines de la formation et de la construction.

L’émigration résultant de la volonté d’acquérir un plus grand savoir est une sorte de tradition helvétique. Ainsi, à cause du manque de possibilités de formation en Suisse, mais également pour des raisons de prestige, nombreux sont les étudiants suisses qui, dès le XVe siècle, ont migré vers l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie ou encore la Russie.[3] Notons là qu’«il peut s'agir aussi bien de séjours de courte durée que de cycles complets, facilités dès la seconde moitié du XVe siècle par un système de bourses d'études. Les savoir-faire du négoce, de la finance et de la banque, en revanche, sont acquis dans les milieux d'affaires et les grands centres économiques, lors d'apprentissages ou de stages, parfois successifs. Et, par la suite, ces qualifications acquises formellement ou «sur le tas» dans le cadre d'une première migration sont souvent à l'origine d'une seconde migration, les nouvelles compétences ne trouvant pas à s'employer au pays.» Je reviendrai sur ce dernier point un peu plus bas.

Outre l’émigration des «cerveaux», celle concernant le domaine de la construction représente également une constante au fil des siècles et remonte, elle, au XIIe siècle lorsque les Tessinois se faisaient employer en Italie. Ils étaient ainsi des milliers à travailler sur les chantiers des grands centres urbains italiens, bénéficiant d’une conjoncture favorable.[5] Plus tard, «émigrés dans nombre d'autres villes européennes, ils y exercent, comme les ressortissants de certaines vallées grisonnes, toute une gamme de métiers.»[6]

Enfin, notons encore que «l'une des émigrations de peuplement les plus fortes a été celle du repeuplement agraire dans les zones ravagées par la guerre de Trente Ans et à laquelle les Suisses ont participé en masse. Pour les seules Alsace et Franche-Comté, les immigrants de Suisse sont estimés à environ 15’000-20’000 personnes entre 1660 et 1740, auxquelles il faut adjoindre les départs massifs vers les terres de l'Empire (Palatinat, Wurtemberg, Bavière, Brandebourg)».[7]

Mais quelles étaient au fond les raisons de ces vagues d'émigration? Elles sont très simples. Ce sont exactement les mêmes qui, aujourd’hui, poussent de nombreux Européens du Sud ou de l’Est à rejoindre l’Europe occidentale, dont notre pays. Le départ des Suisses était ainsi causé par le besoin, la croissance démographique et, comme déjà évoqué ci-dessus, le sous-emploi.[8] Certaines politiques en étaient également la cause, telle que «la fermeture des villes suisses à l'égard de leurs ressortissants de la campagne»[9] avant 1848.

En regard de ces différents faits – que je ne peux malheureusement pas évoquer en détail dans un si petit article –, il est évident que, dans la situation politique actuelle, les Suissesses et les Suisses se doivent, avant de façonner leur avenir, de jeter un œil sur leur passé. Que les Tessinois se rappellent qu’ils ont dû un jour, par manque d’emploi, fuir leur région pour s’engager sur les chantiers d’Italie. Que les universitaires se souviennent que la Suisse ne leur a pas toujours offert de bonnes conditions d’apprentissage. Que les agriculteurs pensent au départ de leurs aïeux pour l’Alsace et la Franche-Comté. Enfin, que chacun garde en mémoire, que, pour nos ancêtres, l’Europe représentait une terre d’accueil et non une ennemie et que celle-ci a contribué, par la formation de talents, au succès économique actuel de la Suisse.

 

 

[1] http://www.nhg.ch/fr/activites/manifestations.html (consulté le 10.11.2015)

[2] On estime à un million le nombre de Suisses qui ont quitté leur pays entre le XVe et le XVIIIe siècle (cf. Parini, Lorena. « La Suisse terre d'asile » : un mythe ébranlé par l'histoire.  Revue européenne des migrations internationales,1997, Volume 13,  Numéro 1,  p. 52.)

[3] Cf. Dictionnaire historique de la Suisse : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F7988.php (consulté le 10.11.2015).

[4] op.cit.

[5] Cf. op.cit.

[6] op.cit.

[7] op.cit

[8] op.cit.

 

Caroline Iberg

Caroline Iberg a travaillé entre 2013 et 2017 au Nouveau mouvement européen Suisse (Nomes). Elle est désormais chargée de communication à Strasbourg.