Mathias de Lattre, jeune photographe de 31 ans, publie Mother’s therapy, livre dans lequel il raconte la bipolarité de sa mère et sa quête pour la soigner grâce à des psychédéliques.
Mathias de Lattre et sa mère feront partie des invités de l’émission Les pouvoirs extraordinaires du corps humain, diffusée sur France 2, le 26 juillet 2022.
Nous avons rendez-vous pendant la semaine d’ouverture des Rencontres de la photographie à Arles, c’est la canicule tendance fournaise, l’incendie aux portes de la ville vient d’être fixé. Son train a quatre heures de retard, la ville est bondée et bruyante. Enfin au calme, je lui raconte la pièce que je viens de monter au théâtre Saint-Gervais à Genève qui est, à la fois une quête et une enquête sur une (im)possible guérison. Six ans de recherche et de création pour essayer de comprendre un ami artiste aux diagnostics à géométrie variable, versus, une vie entière à soutenir une mère bipolaire. Avec Mathias de Lattre, nous nous sommes trouvés une histoire à la fois unique et commune: une histoire où l’art est le moyen d’un voyage singulier au cœur de la psyché humaine – une histoire où l’art devient une recherche incessante d’alternatives face à la psychiatrie et à ses dégâts.
Dans ce livre, vous témoignez à la fois d’une quête et d’une enquête. En vous fondant sur votre propre expérience des psychédéliques, vous avez remonté le fil d’une histoire plus grande, celle de leur usage millénaire, ce qui vous a conduit intuitivement à tenter de soigner votre mère de son trouble bipolaire. Comment ce projet apparemment photographique a-t-il commencé?
J’ai commencé la photographie un peu par hasard, et j’ai rapidement trouvé du travail dans ce domaine, tout en ayant mes projets personnels. Mais je ne peux pas dire que ce livre soit tout à fait un projet photographique. La photographie m’a permis d’amorcer des rencontres ou d’entrer dans des lieux comme des musées en France ou en Allemagne. Je me rendais sur place avec ma chambre pour avoir une vraie qualité de rendu, je faisais la photo “Paf”, et voilà… Mais le cœur de ma recherche était ailleurs.
Depuis une dizaine d’années, j’ai une expérience personnelle avec les psychédéliques – avec d’autres drogues également et j’ai pu vraiment constater la différence. Au lendemain d’une session avec les psychédéliques, je me sentais plutôt bien, plutôt centré. J’avais envie de faire plein de choses, de parler, de sociabiliser, de continuer mes projets personnels. J’avais faim, j’étais vraiment bien, alors qu’avec d’autres drogues, je souffrais souvent de la descente du jour d’après.
J’ai eu cette intuition que les psychédéliques pourraient aider ma mère. Cela paraissait farfelu parce qu’illégal. J’étais jeune, je n’avais encore lu aucune recherche sur le sujet, c’était complètement fou. Je n’ai alors pas osé en parler à ma mère, et encore moins à ma famille.
J’ai toujours été très proche de ma mère, depuis tout petit. Nous avions les rôles mère fils bien identifiés, ce n’était pas ma meilleure amie, mais nous partagions beaucoup de choses. À l’adolescence, mon frère est parti vivre avec mon père, mais moi je suis resté, j’aimais beaucoup être avec elle. J’ai dû partir vers mes dix-huit ans, car malheureusement, cela n’était plus vivable. Ma mère était capable de changer toute la décoration de l’appartement à cinq heures du matin, la veille d’un oral du bac. Ce n’était plus possible de se concentrer. Je devais réviser mes examens, je suis allé vivre chez ma copine de l’époque.
Jeune, j’ai vraiment passé des moments extraordinaires avec ma mère, à discuter de tout, de philosophie, de spiritualité, de musique, mais je voulais prendre mon indépendance. Et notre relation s’est alors éteinte, j’ai fini par comprendre qu’elle était au ralenti à cause des médicaments. J’en ai été très affecté, car je perdais un repère, une personne sage capable de m’accompagner.
Dans le même temps où je commençais ma vie de jeune photographe, je découvrais aussi les psychédéliques. J’avais un ami capable de se procurer ces molécules synthétisées, en poudre blanche, comme la psilocybine qui est compliquée à trouver en dehors de son usage médical. Avec cet ami, on pouvait grammer les prises très précisément. On cherchait à se connaître, et comme son nom l’indique, un psychédélique, cela révèle la psyché, le psychique. Pendant les sessions, nous cherchions à redécouvrir la musique, que cela soit du classique ou du rock, nous jouions des playlists et nous observions comment nos consciences se transformaient. Plein d’artistes racontent des histoires similaires, c’est assez commun finalement.
Sept ou huit ans plus tard, j’ai trouvé des articles médicaux qui parlaient d’expériences avec des psychédéliques sur des dépressifs ou sur des addicts au tabac, à l’alcool ou aux opiacés. J’ai alors tout de suite pensé à ma mère. Elle a été diagnostiquée bipolaire de type deux. Cela veut dire que les phases maniaques sont moindres par rapport aux phases dépressives. Ainsi, la personne reste dépressive nonante pour cent du temps. À cette époque, ma mère prenait des traitements à base d’opiacés très lourds qui détruisaient sa santé, elle en a perdu ses dents! Aujourd’hui, elle porte un dentier. C’était une très belle femme, mais la bipolarité est une maladie du social et de l’énergie, la personne en crise peut insulter ses amis ou sa famille, et l’entourage ne comprenant pas, elle se retrouve très vite seule. Cela reste compliqué pour ma mère d’aller vers les autres, même aujourd’hui.
Pendant toutes ces années, la seule réponse à son état était l’hôpital psychiatrique – « tu pourras aller voir maman à l’hôpital, Joyeux Noël!» Je préférais encore quand elle avait ses phases maniaques ou dépressives à la maison, car au moins nous pouvions continuer d’échanger. À l’hôpital, c’était fini. Les médicaments l’empêchaient de penser et peut-être de souffrir, mais la machine était à zéro, elle était complètement déconnectée.
Le livre reste très pudique, il commence par un témoignage de votre mère et puis il y a une rupture. On passe aux traces préhistoriques dans les grottes françaises, ou aux sculptures de champignons hallucinogènes sous la civilisation Maya, comme si face au présent insupportable de votre maman, vous aviez plongé dans le temps?
Je voulais impérativement ouvrir le livre sur la parole de ma mère, son témoignage écrit que j’ai alterné de photos noir et blanc assez anciennes. C’est vrai que je m’étends peu sur mon ressenti, cela viendra peut-être plus tard. Tout le processus thérapeutique avec ma mère a été très long, il a fallu deux ans et demi pour détoxifier son corps des médicaments avant d’entamer la moindre expérience avec les psychédéliques. Pendant ce temps-là, je continuais mes recherches. Je me suis intéressé à la préhistoire et aux éventuels usages anciens de ces substances. Je ne me considère pas tout à fait comme artiste, et je ne suis pas un scientifique non plus, mais depuis ma position entre-deux, je pouvais émettre l’hypothèse que ces champignons étaient utilisés à la Préhistoire, sans avoir de réelle preuve à l’appui. On ne connaît qu’une seule peinture rupestre datant de 6000 ans sur la côte ibérique, représentant une rangée de treize champignons psychédéliques (Psilocybe Hispanica).
Sur Terre, il existe environ cent quatre-vingt espèces de champignons psychédéliques, il en pousse sur tous les continents, excepté en Artique et en Antarctique. On peut en trouver dans son jardin aux États-Unis, ou au Bois de Vincennes à Paris. Seul le dosage de la psilocybine, la molécule active du champignon hallucinogène, varie. Même si on sait peu de choses de leurs pratiques, les chasseurs-cueilleurs avaient une connaissance monumentale de leur environnement, ils ne pouvaient ignorer ces variétés. C’est aussi pour cela que je me suis intéressé aux figures anthropomorphiques, aux sculptures mi-homme mi-animal. Les chamans d’hier et d’aujourd’hui ont toujours été en symbiose avec l’animal. Les animaux sont représentés dans une très large proportion dans les peintures rupestres. Donc j’ai tenté de tracer des lignes entre ces différents héritages.
C’est comme si vous aviez voulu inscrire votre expérience des psychédéliques, votre recherche pour votre mère, dans une sorte de patrimoine de l’humanité?
Oui exactement, et selon moi, toutes ces traces ramènent forcément au chamanisme.
Vous avez ensuite fait des portraits de scientifiques ou de chercheurs, comme Jacques Mabit au Pérou, Olivier Chambon, médecin-psychiatre français, ou encore le docteur Robin Carhart-Harris qui a monté un centre de recherche psychédélique en 2019 à l’Imperial College de Londres? Entre les images de votre mère, celles des cavernes, ces portraits de chercheurs, j’ai l’impression que les photographies de votre livre sont comme les cailloux du Petit poucet dans la forêt? Vous cherchiez un chemin et au final, peu importe la photographie?
Oui, c’est un projet lié à la vie, à un long cheminement. D’ailleurs, si je m’adressais à un scientifique pour faire son portrait, ou au Quai Branly pour avoir l’autorisation de photographier une statuette, je ne décrivais pas du tout le même projet. Le livre fait converger les choses par la force de la quête personnelle.
Dans le livre Voyage aux confins de l’esprit1, Michael Pollan décrit les expériences médicales des années cinquante avec les psychédéliques sur les dépressifs. Pour le résumer, il explique qu’une personne dépressive souffre de pensées obsédantes qui tournent en boucle, un peu comme un bug informatique indéfiniment bloqué entre 1 et 0. Les psychédéliques permettraient de se défaire de ces pensées toxiques en rouvrant le champ des possibilités. Comment cela a marché avec votre mère?
Les scientifiques expliquent que sous psychédéliques, toutes les parties du cerveau sont connectées en même temps, cela pourrait permette de penser autrement, de voir les problèmes personnels différemment, tout en restant logique et lucide. C’est encore un peu mystérieux. Comme les effets s’estompent après un certain temps, il faut essayer, pour conserver les bénéfices des sessions, d’intégrer les leçons de son expérience sous psychédéliques, à son quotidien.
Pour ma mère, j’ai dû en premier lieu, trouvé un psychothérapeute d’accord d’accompagner la démarche thérapeutique hors-norme. La première expérience de ma mère n’a pas marché, il a fallu recommencer avec de petites doses pendant plusieurs mois. Les deux ans et demi de détoxification des médicaments ne suffisaient pas, car les antidépresseurs agissent sur les mêmes synapses, sur les mêmes récepteurs sérotoninergiques que les psychédéliques. Ainsi, les récepteurs de ma mère ont été usés par vingt ans de médicaments, et nous avons cherché longtemps la bonne dose pour qu’elle ressente les effets de la substance comme le commun des mortels. Le psychothérapeute continuait son suivi hebdomadaire classique et un jour, l’expérience a marché. Cela a marché exactement comme on l’avait fantasmé, imaginé, rêvé.
On voit dans les images de l’expérience de votre mère, une sorte d’autel, il y a une dimension spirituelle dans votre démarche?
Oui, et je l’assume totalement. Ce sont des voyages d’ordre chamanique, et ces voyages ont des règles depuis des millénaires. Bien entendu, le livre s’appuie sur des recherches scientifiques. C’est un récit plus facile à faire accepter à un public non initié car, de nos jours, seule la science est considérée comme source de vérité. Mais, le risque de cette montée en puissance des psychédéliques dans le domaine du médical, c’est d’abandonner la dimension spirituelle au profit d’une légifération qui ne respecterait pas les règles de l’art.
En effet, on assiste aujourd’hui à un renouveau des recherches médicales en la matière, comme les HUG de Genève qui proposent des psychothérapies assistées par psychédéliques. Dans son livre, Michael Pollan revient sur les recherches médicales des années cinquante qui étaient déjà très prometteuses en matière de santé mentale. Elles ont été abandonnées par la suite pour des raisons essentiellement politiques2. Dans mon travail de chercheuse, je m’intéresse à la façon dont la science vient parfois normer le monde en se fondant sur une approche quantitative, la collecte de données par exemple, au détriment du qualitatif. J’ai trouvé votre démarche intéressante car elle est fondée sur votre intuition, depuis votre expérience. Elle est le fruit d’un tâtonnement qui contraste avec les positions souvent définitives de la psychiatrie. Je n’ai pas d’avis personnel sur les psychédéliques, mais ce que je retiens de Pollan, c’est le sort qui est fait par la science au témoignage individuel et à la qualité du ressenti personnel qui ne peut être vérifié de façon “scientifique”. Parfois, explique-t-il, les scientifiques3 se défaussent en parlant de placebo, alors que le résultat escompté semble là. La personne en souffrance dit “aller mieux”, mais rien ne vient quantifier ce mieux de façon factuelle, comme on le ferait avec le dosage du fer sur une anémie.
Lorsque vous dites « cela a marché » pour votre mère? Cela veut-il dire qu’elle est guérie de sa bipolarité?
Ma mère est toujours bipolaire, « cela a marché », veut dire qu’en premier lieu, son corps a enfin accepté la molécule, et qu’il a réagi à la substance comme tout le monde. L’ensemble du processus a marché, car elle a enfin arrêté tous ses traitements psychiatriques. «Cela a marché» signifie également que je la retrouve: son mental revient, sa spiritualité revient, sa mémoire revient, nos discussions reviennent. Si elle devait prendre des médicaments tous les jours, les prises de psychédéliques vont pouvoir s’espacer, et peut-être même s’arrêter. Son entourage le constate: ma mère est là, elle est de plus en plus présente. Elle a toujours des phases hautes et basses, mais c’est régulé, nettement moins extrême. Ce ne sont plus les montagnes russes d’avant, et si j’ose dire, ma mère est de « moins en moins bipolaire ».
Comment se projette votre mère dans ce livre?
Elle ne veut absolument pas voir ses portraits, le livre est comme une archive de sa vie, et elle ne veut plus jamais retourner dans cet état, sous médicaments. Elle se rend compte du changement. C’est presque thérapeutique, car le livre lui permet de constater le chemin parcouru.
Quant à l’amour, s’il n’a rien à voir avec les bons sentiments, il est bien le seul à sauver du pire. Maman
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Le livre de Mathias de Lattre est disponible (bilingue) ici
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1. Michael Pollan, Voyage aux confins de l’esprit, traduction Leslie Tagala et Caroline Lee, Quanto, Lausanne, 2018
2. Il m’est impossible dans l’espace de cet article de relater la longue et tumultueuse relation des psychédéliques et de la science.
3. J’emploie le terme scientifique dans un sens très large, car les expériences relèvent parfois du médical, de la recherche fondamentale, des sciences sociales, etc. Je ne suis évidemment pas dans une position manichéenne qui opposerait la science au monde sensible.
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Cet entretien entre dans le cadre de mes recherches sur les voies alternatives à la psychiatrie et de la pièce At The End You Will Love Me, coproduites par le théâtre Saint-Gervais (Genève) et LE LABO (RTS, espace 2). Deux émissions radiophoniques seront diffusées à l’automne 2022 sur Espace 2.
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À propos du projet AT THE END YOU WILL LOVE ME, entretien avec Caroline Bernard.
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Remerciements à Zita-Carmen Velluz pour l’aide à la retranscription
La Science n’est pas l’unique source de connaissance, celle-ci se trouve aussi dans les savoirs immémoriaux de nos origines comme l’a fort bien pressenti Mathias de Lattre. Merci pour ce billet et ce très beau témoignage d’amour d’un fils. Puisse la démarche utilisée contribuer à soigner et à soulager encore de très nombreuses personnes !