Les possédés, démons et sorcières d’autrefois sont-il donc devenus les schizophrènes, bipolaires et borderlines d’aujourd’hui? Quel regard portons-nous sur le malade mental? Historien, patients et soignants tentent de nous éclairer.
Les invités
→ Andrea Carlino, historien de la médecine
→ Carlos Léon, psychologue Open Dialogue Genève
→ Vincent Girard, psychiatre Hôpitaux de Marseille et chercheur
→ Bénédicte Braconnay, logopédiste en pédopsychiatrie à Lyon
→ Natasa Arvova, facilitatrice et pair practicienne en santé mentale, Lausanne
→ Saïd Mezamigni, pairaidant et artiste, Marseille
→ Caroline Bernard, artiste et autrice de la performance At The End You Will Love Me
→ Alexandra Nivon, présentation de l’émission
Gérald Wang, enregistrement LE LABO / RTS – Michel Adamik, mixage
Alors que notre société dite moderne semble avoir remplacé l’éthique à la morale, la spiritualité à la foi, et que les Humanités médicales tentent de contribuer à la formation des soignants depuis plusieurs décennies, pouvons-nous apporter d’autres réponses aux personnes, de plus en plus nombreuses depuis la crise sanitaire, atteintes de troubles psychiques ?
Par quel prisme, quelles valeurs et quelles cultures les enjeux fondamentaux de la santé mentale peuvent-ils être abordés ? Si les moyens manquent cruellement, les énergies, l’engagement et les alternatives sont bel et bien là.
En mai 2022, nous proposions au public du théâtre de Saint-Gervais à Genève, At The End You Will Love Me, (En)quête sur l’(im)possible guérison, une ciné-radio performance sur les alternatives à la psychiatrie, un spectacle pour lequel j’étais sur scène, avec mon ami Valerio, le psychologue Radu Podar, et le pair-aidant Saïd Mezamigni. Grâce à une scénographie en jeux de miroirs et d’écrans, nous témoignions par la prise libre de parole, la musique, les images et la poésie de l’histoire que nous traversons depuis maintenant plus de six ans1.
Pour comprendre mon ami Valerio musicien déclaré tour à tour « schizophrène» ou «border-line», et face à l’inefficacité des traitements psychiatriques classiques, j’ai cherché des alternatives depuis le dialogue ouvert récemment importé en Suisse jusqu’aux pratiques du jeûne thérapeutique au bord du lac Baïkal en Sibérie. Sur ma route, j’ai rencontré de nombreuses personnes inspirantes, engagées, prêtes à inventer de nouvelles définitions autour de la santé mentale, prêtes à subir et à affronter les failles du système psychiatrique, prêtes à sortir des rails.
Soutenu par le théâtre Saint-Gervais et LE LABO de la RTS/Espace 2, notre équipe a ainsi réalisé une adaptation radiophonique du spectacle diffusé sur les ondes de la RTS en novembre dernier et maintenant disponible en ligne. Cette création a été également adossée à la réalisation de l’émission À la Folie, qui réunit des usagers et usagères de la psychiatrie, c’est-à-dire des patient.e.s et des soignant.e.s et dont je vous propose également l’écoute aujourd’hui. En sortant de l’hôpital psychiatrique conventionnel et en retraversant la grande et les petites histoires de la folie, nous avons tenté avec nos invités de dessiner des voies singulières, où n’est pas toujours malade celui qui est désigné et où l’incurable n’est pas synonyme de fatalité.
À travers l’Histoire, la perception de la folie a constamment évolué. Au 17ème siècle, elle est décrite par le prisme de la religion à travers notamment les possessions démoniaques, pour basculer ensuite dans le champ du médical de façon presque exclusive. Si aujourd’hui on ne parle plus de « folie », les troubles et les mal-êtres demeurent, et la psychiatrie institutionnelle ne semble pas toujours les soulager. Lors de notre rencontre, Andrea Carlino, historien de la médecine, revient sur la politique du grand renfermement, mise en place au 18e siècle et théorisé par Michel Foucault. Il s’agissait alors d’enfermer de façon systématique les aliénés et les marginaux, politique qui trouve un écho contemporain avec la décision récente du maire démocrate de New-York d’enfermer de gré ou de force tous les malades mentaux de sa ville2.
Quelle est la place laissée au « fou » et à la « folie » dans nos sociétés normées à outrance et qui se révèlent particulièrement anxiogènes pour certaines personnes sensibles? « Le fou est un symptôme familial ou un symptôme de la société », explique Natasa Arvova, facilitatrice et pair practicienne en santé mentale à Lausanne. En discussion avec Saïd Mezamigni, pair-aidant pour les hôpitaux de Marseille, ils décrivent, chacun à leur manière, leurs longues années en milieu psychiatrique en tant que patient.e.s et les moyens personnels mis en œuvre pour dépasser la condamnation du diagnostic psychiatrique. Schizophrénie, bipolarité de type B, Border-line… Nos sociétés occidentales, viennent désigner la personne en souffrance par des diagnostics définitifs, alors que certaines approches abordent la santé mentale par des prismes plus ouverts et moins catégoriques. « Le diagnostic permet une butée » explique Bénédicte Braconnay, logopédiste pour des enfants atteints de troubles psychiques à Lyon, « il permet d’arrêter de chercher des réponses » ajoute t-elle. Pour Carlos Léon, psychologue spécialisé dans le dialogue ouvert (Open Dialogue), le dilemme de la psychiatrie vient du fait que « les mots deviennent propriétaire de la signification, nos sociétés ne savent pas s’émanciper aujourd’hui des modèles localisationnistes des neuros-sciences ». Les mal-êtres psychiques se situeraient dans des endroits tout désignés du cerveau et il n’y aurait plus qu’à traiter ces zones malades, en dehors de toutes considérations contextuelles. Si, concède Bénédicte Braconnay, le diagnostic médical permet au patient.e d’accéder à des droits, comme des compensations en milieu scolaire, celui-ci enferme le patient dans une lecture médicale de son mal-être de façon trop restrictive. « Il ne faut pas considérer le savoir médical, comme un savoir absolu », insiste la logopédiste. Formée à la clinique transculturelle, elle considère ainsi que le soin doit être apporté en collectif, sans rupture avec le milieu d’origine dans une pluralité de réponses singulières, « comment des grands-parents vivant ailleurs ou dans une autre culture, perçoivent le mal-être de leur petit-enfant? », la coupure du patient avec son milieu annule ses singularités psychiques, mentales ou culturelles, qui sont pourtant des ressources.
Devenir acteur de son rétablissement
Ainsi, si la psychiatrie est souvent un endroit de la rupture (hospitalisations et traitements mal vécus voire forcés), les approches alternatives se situent dans la continuité, comme ici la continuité culturelle, mais encore dans la continuité sociale. Natasa et Saïd, en butte pendant de longues années avec leurs traitements, sont maintenant formés à la pair-aidance, c’est-à-dire à un accompagnement par les pair.e.s qui leur permettent aujourd’hui de soutenir de nombreux patients et patientes. Comme l’explique Saïd, « on est expert de sa propre vie », et c’est donc depuis sa propre expérience qu’on peut accompagner l’autre par un effet de miroir ascensionnel, qui aide le patient à se projeter vers un possible, à la façon du grand frère avec son cadet. Dans Le maître ignorant, le philosophe Jacques Rancière propose de renverser la verticalité du processus pédagogique professeur / élève, en soulignant une égalité des intelligences, et la possibilité pour l’élève d’apprendre seul depuis ses compétences et non depuis l’absence supposée de celles-ci. Si on prolonge cette idée dans le champ de la psychiatrie, on peut, en se distançant du dispositif soigné versus soignant, malade ignorant versus médecin mieux-sachant, faire immerger de nouvelles hypothèses thérapeutiques. Ainsi, Saïd Mezamigni raconte son parcours de soin avec Vincent Girard, son ancien psychiatre et maintenant collègue. Vincent Girard, médecin et chercheur, est à l’origine avec d’autres collègues, de nombreuses alternatives à la psychiatrie dans la ville de Marseille, comme le Lieu de répit, un hébergement communautaire alternatif à l’hospitalisation, le Cofor, une université du rétablissement ou encore le projet MARRS, une équipe de santé mentale de rue avec des travailleurs et travailleuses pair.e.s. Jeune psychiatre, Vincent rencontre Saïd le premier jour de sa prise de poste à l’hôpital.
Saïd est alors considéré comme une cause perdue par la psychiatrie, voilà presque dix ans qu’il fait des allers-retours pour de longs séjours en milieu hospitalier. Vincent explique comment avec Saïd, ils se sont fait confiance mutuellement et ont appris l’un de l’autre, en avançant pas à pas vers le rétablissement depuis les propositions personnelles de Saïd. C’est en replaçant le patient au cœur de son projet de soins que des solutions singulières ont émergé « si on peut contribuer à son propre soin, c’est fantastique » explique Saïd.
Le droit d’utiliser le mot guérison
C’est notamment, un des enjeux du dialogue ouvert (Open Dialogue), dont Carlos Léon est un spécialiste basé à Genève. Psychologue, il considère la singularité de la personne et son chemin de vie comme étant le fil conducteur d’une démarche thérapeutique. L’Open Dialogue3 vient de Finlande, près du cercle polaire. Dans les années 1980, des soignants en psychiatrie, basés en Laponie, décident ainsi de changer radicalement d’approche pour soutenir les personnes en difficulté. Nouvelle méthode adoptée en vingt-quatre heures selon Jaakko Seikkula un de ses fondateurs, les soignants et soignantes choisissent d’associer la famille à la thérapie, et de se déplacer à domicile pour discuter avec le patient et ses proches. Tous les jours si besoin, pendant la durée nécessaire, et ceci afin d’éviter au maximum les hospitalisations. Au bout de deux ans, le taux de réussite était de quatre-vingt cinq pour-cents, c’est-à-dire que huit patients sur dix ont continué leurs activités. Au bout de vingt ans, les évaluations ont démontré que cette approche a permis à un très grand nombre de patients d’avoir une « vie normale », d’accéder à l’emploi ou de construire une famille. « Leur parcours de vie ne n’est pas devenu leur parcours de soin », explique Carlos Léon.
« Si au bout de vingt ans, on n’a plus de symptôme, ni de traitement, on peut parler de guérison ». La guérison est un mot tabou dans le domaine psychiatrique, mais que les porteurs et porteuses des alternatives s’autorisent. « Utiliser le mot de guérison, c’est reprendre le pouvoir sur soi-même », explique Natasa, « chacun doit trouver ses solutions, la maladie est une invitation à ôter le masque, à regarder à l’intérieur de soi, je me suis autorisée à aller vers mon intégrité. Le masque n’est pas inutile en soi, mais il est un frein à aller vers sa vérité », et justement comme l’explique Carlos, « ôter le masquer, c’est déjà commencer à guérir ».
Bonne écoute
À la folie, un poscast autour des alternatives à la psychiatrie, enregistrement 21 mai 2022
AT The End You Will Love Me, adaptation radiophonique du spectacle, Le Labo / RTS, théâtre Saint-Gervais, Genève, mai 2022
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Pour le spectacle At The End You Will Love Me, nous étions également précieusement accompagnés d’Alexandra Nivon, et de la musicienne Joell Nicolas (alias Verveine).
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Lire à ce propos, Arnaud Leparmentier (New York, correspondant), « New York va hospitaliser de gré ou de force les malades mentaux », publié le 14 décembre 2022 à 00h36, mis à jour le 15 décembre 2022 à 18h08.
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Voir le documentaire, « Dialogue ouvert », un moyen alternatif de guérir la psychose » (Open Dialogue, French subtitles), par Daniel Mackler.
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Remerciements spéciaux à Alexandra Nivon pour sa collaboration au texte et son aide à la réalisation de ce projet.
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Cet article entre dans le cadre de mes recherches sur les voies alternatives à la psychiatrie et de la pièce At The End You Will Love Me, coproduites par le théâtre Saint-Gervais (Genève) et LE LABO (RTS, espace 2).
Lire dans la même série
Mathias, photographe, soigne sa mère bipolaire grâce aux psychédéliques, paru le 26 juillet 2022
Saïd Mezamigni, être expert de sa propre vie, paru le 4 mai 2022
Vincent Girard, un psychiatre s’en va-t-en guerre?, paru le 26 avril 2022
Frédéric Meuwly, “J’ai été schizophrène”, paru le 25 janvier 2021
À propos du projet AT THE END YOU WILL LOVE ME, entretien avec Caroline Bernard.
© crédits photographiques, photographies du spectacle, Corentin Laplanche-Tsutsui, Gaël Sillère