À la folie? Quelles alternatives à la psychiatrie?

Les possédés, démons et sorcières d’autrefois sont-il donc devenus les schizophrènes, bipolaires et borderlines d’aujourd’hui? Quel regard portons-nous sur le malade mental? Historien, patients et soignants tentent de nous éclairer.

Les invités
→ Andrea Carlino, historien de la médecine
→ Carlos Léon, psychologue Open Dialogue Genève
→ Vincent Girard, psychiatre Hôpitaux de Marseille et chercheur
→ Bénédicte Braconnay, logopédiste en pédopsychiatrie à Lyon
→ Natasa Arvova, facilitatrice et pair practicienne en santé mentale, Lausanne
→ Saïd Mezamigni, pairaidant et artiste, Marseille
→ Caroline Bernard, artiste et autrice de la performance At The End You Will Love Me
→ Alexandra Nivon, présentation de l’émission
Gérald Wang, enregistrement LE LABO / RTS – Michel Adamik, mixage

Alors que notre société dite moderne semble avoir remplacé l’éthique à la morale, la spiritualité à la foi, et que les Humanités médicales tentent de contribuer à la formation des soignants depuis plusieurs décennies, pouvons-nous apporter d’autres réponses aux personnes, de plus en plus nombreuses depuis la crise sanitaire, atteintes de troubles psychiques ?

Par quel prisme, quelles valeurs et quelles cultures les enjeux fondamentaux de la santé mentale peuvent-ils être abordés ? Si les moyens manquent cruellement, les énergies, l’engagement et les alternatives sont bel et bien là.

En mai 2022, nous proposions au public du théâtre de Saint-Gervais à Genève, At The End You Will Love Me, (En)quête sur l’(im)possible guérison, une ciné-radio performance sur les alternatives à la psychiatrie, un spectacle pour lequel j’étais sur scène, avec mon ami Valerio, le psychologue Radu Podar, et le pair-aidant Saïd Mezamigni. Grâce à une scénographie en jeux de miroirs et d’écrans, nous témoignions par la prise libre de parole, la musique, les images et la poésie de l’histoire que nous traversons depuis maintenant plus de six ans1.

Pour comprendre mon ami Valerio musicien déclaré tour à tour « schizophrène» ou «border-line», et face à l’inefficacité des traitements psychiatriques classiques, j’ai cherché des alternatives depuis le dialogue ouvert récemment importé en Suisse jusqu’aux pratiques du jeûne thérapeutique au bord du lac Baïkal en Sibérie. Sur ma route, j’ai rencontré de nombreuses personnes inspirantes, engagées, prêtes à inventer de nouvelles définitions autour de la santé mentale, prêtes à subir et à affronter les failles du système psychiatrique, prêtes à sortir des rails.

Andréa Carlino, historien de la médecine, Bénédicte Braconnay, logopédiste

Soutenu par le théâtre Saint-Gervais et LE LABO de la RTS/Espace 2, notre équipe a ainsi réalisé une adaptation radiophonique du spectacle diffusé sur les ondes de la RTS en novembre dernier et maintenant disponible en ligne. Cette création a été également adossée à la réalisation de l’émission À la Folie, qui réunit des usagers et usagères de la psychiatrie, c’est-à-dire des patient.e.s et des soignant.e.s et dont je vous propose également l’écoute aujourd’hui. En sortant de l’hôpital psychiatrique conventionnel et en retraversant la grande et les petites histoires de la folie, nous avons tenté avec nos invités de dessiner des voies singulières, où n’est pas toujours malade celui qui est désigné et où l’incurable n’est pas synonyme de fatalité.

À travers l’Histoire, la perception de la folie a constamment évolué. Au 17ème siècle, elle est décrite par le prisme de la religion à travers notamment les possessions démoniaques, pour basculer ensuite dans le champ du médical de façon presque exclusive. Si aujourd’hui on ne parle plus de « folie », les troubles et les mal-êtres demeurent, et la psychiatrie institutionnelle ne semble pas toujours les soulager. Lors de notre rencontre, Andrea Carlino, historien de la médecine, revient sur la politique du grand renfermement, mise en place au 18e siècle et théorisé par Michel Foucault. Il s’agissait alors d’enfermer de façon systématique les aliénés et les marginaux, politique qui trouve un écho contemporain avec la décision récente du maire démocrate de New-York d’enfermer de gré ou de force tous les malades mentaux de sa ville2.

Natasa Arvova et Saïd Mezamigni

Quelle est la place laissée au « fou » et à la « folie » dans nos sociétés normées à outrance et qui se révèlent particulièrement anxiogènes pour certaines personnes sensibles? « Le fou est un symptôme familial ou un symptôme de la société », explique Natasa Arvova, facilitatrice et pair practicienne en santé mentale à Lausanne. En discussion avec Saïd Mezamigni, pair-aidant pour les hôpitaux de Marseille, ils décrivent, chacun à leur manière, leurs longues années en milieu psychiatrique en tant que patient.e.s et les moyens personnels mis en œuvre pour dépasser la condamnation du diagnostic psychiatrique. Schizophrénie, bipolarité de type B, Border-line… Nos sociétés occidentales, viennent désigner la personne en souffrance par des diagnostics définitifs, alors que certaines approches abordent la santé mentale par des prismes plus ouverts et moins catégoriques. « Le diagnostic permet une butée » explique Bénédicte Braconnay, logopédiste pour des enfants atteints de troubles psychiques à Lyon, « il permet d’arrêter de chercher des réponses » ajoute t-elle. Pour Carlos Léon, psychologue spécialisé dans le dialogue ouvert (Open Dialogue), le dilemme de la psychiatrie vient du fait que « les mots deviennent propriétaire de la signification, nos sociétés ne savent pas s’émanciper aujourd’hui des modèles localisationnistes des neuros-sciences ». Les mal-êtres psychiques se situeraient dans des endroits tout désignés du cerveau et il n’y aurait plus qu’à traiter ces zones malades, en dehors de toutes considérations contextuelles. Si, concède Bénédicte Braconnay, le diagnostic médical permet au patient.e d’accéder à des droits, comme des compensations en milieu scolaire, celui-ci enferme le patient dans une lecture médicale de son mal-être de façon trop restrictive. « Il ne faut pas considérer le savoir médical, comme un savoir absolu », insiste la logopédiste. Formée à la clinique transculturelle, elle considère ainsi que le soin doit être apporté en collectif, sans rupture avec le milieu d’origine dans une pluralité de réponses singulières, « comment des grands-parents vivant ailleurs ou dans une autre culture, perçoivent le mal-être de leur petit-enfant? », la coupure du patient avec son milieu annule ses singularités psychiques, mentales ou culturelles, qui sont pourtant des ressources.

Devenir acteur de son rétablissement

Bénédicte Braconnay, logopédiste à Lyon

Ainsi, si la psychiatrie est souvent un endroit de la rupture (hospitalisations et traitements mal vécus voire forcés), les approches alternatives se situent dans la continuité, comme ici la continuité culturelle, mais encore dans la continuité sociale. Natasa et Saïd, en butte pendant de longues années avec leurs traitements, sont maintenant formés à la pair-aidance, c’est-à-dire à un accompagnement par les pair.e.s qui leur permettent aujourd’hui de soutenir de nombreux patients et patientes. Comme l’explique Saïd, « on est expert de sa propre vie », et c’est donc depuis sa propre expérience qu’on peut accompagner l’autre par un effet de miroir ascensionnel, qui aide le patient à se projeter vers un possible, à la façon du grand frère avec son cadet. Dans Le maître ignorant, le philosophe Jacques Rancière propose de renverser la verticalité du processus pédagogique professeur / élève, en soulignant une égalité des intelligences, et la possibilité pour l’élève d’apprendre seul depuis ses compétences et non depuis l’absence supposée de celles-ci. Si on prolonge cette idée dans le champ de la psychiatrie, on peut, en se distançant du dispositif soigné versus soignant, malade ignorant versus médecin mieux-sachant, faire immerger de nouvelles hypothèses thérapeutiques. Ainsi, Saïd Mezamigni raconte son parcours de soin avec Vincent Girard, son ancien psychiatre et maintenant collègue. Vincent Girard, médecin et chercheur, est à l’origine avec d’autres collègues, de nombreuses alternatives à la psychiatrie dans la ville de Marseille, comme le Lieu de répit, un hébergement communautaire alternatif à l’hospitalisation, le Cofor, une université du rétablissement ou encore le projet MARRS, une équipe de santé mentale de rue avec des travailleurs et travailleuses pair.e.s. Jeune psychiatre, Vincent rencontre Saïd le premier jour de sa prise de poste à l’hôpital.

Saïd Mezamigni, pair-aidant, et Vincent Girard, son ancien psychiatre

Saïd est alors considéré comme une cause perdue par la psychiatrie, voilà presque dix ans qu’il fait des allers-retours pour de longs séjours en milieu hospitalier. Vincent explique comment avec Saïd, ils se sont fait confiance mutuellement et ont appris l’un de l’autre, en avançant pas à pas vers le rétablissement depuis les propositions personnelles de Saïd. C’est en replaçant le patient au cœur de son projet de soins que des solutions singulières ont émergé « si on peut contribuer à son propre soin, c’est fantastique » explique Saïd.

Le droit d’utiliser le mot guérison

C’est notamment, un des enjeux du dialogue ouvert (Open Dialogue), dont Carlos Léon est un spécialiste basé à Genève. Psychologue, il considère la singularité de la personne et son chemin de vie comme étant le fil conducteur d’une démarche thérapeutique. L’Open Dialogue3 vient de Finlande, près du cercle polaire. Dans les années 1980, des soignants en psychiatrie, basés en Laponie, décident ainsi de changer radicalement d’approche pour soutenir les personnes en difficulté. Nouvelle méthode adoptée en vingt-quatre heures selon Jaakko Seikkula un de ses fondateurs, les soignants et soignantes choisissent d’associer la famille à la thérapie, et de se déplacer à domicile pour discuter avec le patient et ses proches. Tous les jours si besoin, pendant la durée nécessaire, et ceci afin d’éviter au maximum les hospitalisations. Au bout de deux ans, le taux de réussite était de quatre-vingt cinq pour-cents, c’est-à-dire que huit patients sur dix ont continué leurs activités. Au bout de vingt ans, les évaluations ont démontré que cette approche a permis à un très grand nombre de patients d’avoir une « vie normale », d’accéder à l’emploi ou de construire une famille. « Leur parcours de vie ne n’est pas devenu leur parcours de soin », explique Carlos Léon.

Carlos Léon, psychologue Open dialogue à Genève

« Si au bout de vingt ans, on n’a plus de symptôme, ni de traitement, on peut parler de guérison ». La guérison est un mot tabou dans le domaine psychiatrique, mais que les porteurs et porteuses des alternatives s’autorisent. « Utiliser le mot de guérison, c’est reprendre le pouvoir sur soi-même », explique Natasa, « chacun doit trouver ses solutions, la maladie est une invitation à ôter le masque, à regarder à l’intérieur de soi, je me suis autorisée à aller vers mon intégrité. Le masque n’est pas inutile en soi, mais il est un frein à aller vers sa vérité », et justement comme l’explique Carlos, « ôter le masquer, c’est déjà commencer à guérir ».

Bonne écoute

À la folie, un poscast autour des alternatives à la psychiatrie, enregistrement 21 mai 2022
AT The End You Will Love Me, adaptation radiophonique du spectacle, Le Labo / RTS, théâtre Saint-Gervais, Genève, mai 2022

 

Spectacle At The End You Will Love Me, avec Joell Nicolas (alias Verveine), Théâtre Saint-Gervais, mai 2022
  1. Pour le spectacle At The End You Will Love Me, nous étions également précieusement accompagnés d’Alexandra Nivon, et de la musicienne Joell Nicolas (alias Verveine).

  2. Lire à ce propos, Arnaud Leparmentier (New York, correspondant), « New York va hospitaliser de gré ou de force les malades mentaux », publié le 14 décembre 2022 à 00h36, mis à jour le 15 décembre 2022 à 18h08.

  3. Voir le documentaire, « Dialogue ouvert », un moyen alternatif de guérir la psychose » (Open Dialogue, French subtitles), par Daniel Mackler.

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Remerciements spéciaux à Alexandra Nivon pour sa collaboration au texte et son aide à la réalisation de ce projet.

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Cet article entre dans le cadre de mes recherches sur les voies alternatives à la psychiatrie et de la pièce At The End You Will Love Me, coproduites par le théâtre Saint-Gervais (Genève) et LE LABO (RTS, espace 2). 

Lire dans la même série
Mathias, photographe, soigne sa mère bipolaire grâce aux psychédéliques, paru le 26 juillet 2022
Saïd Mezamigni, être expert de sa propre vie, paru le 4 mai 2022
Vincent Girard, un psychiatre s’en va-t-en guerre?, paru le 26 avril 2022
Frédéric Meuwly, “J’ai été schizophrène”, paru le 25 janvier 2021

À propos du projet AT THE END YOU WILL LOVE ME, entretien avec Caroline Bernard.

© crédits photographiques, photographies du spectacle, Corentin Laplanche-Tsutsui, Gaël Sillère

 

 

Mam, 2019, Paris.

Mathias, photographe, soigne sa mère bipolaire grâce aux psychédéliques

Mathias de Lattre, jeune photographe de 31 ans, publie Mother’s therapy, livre dans lequel il raconte la bipolarité de sa mère et sa quête pour la soigner grâce à des psychédéliques.

Mathias de Lattre et sa mère feront partie des invités de l’émission Les pouvoirs extraordinaires du corps humain, diffusée sur France 2, le 26 juillet 2022.

Nous avons rendez-vous pendant la semaine d’ouverture des Rencontres de la photographie à Arles, c’est la canicule tendance fournaise, l’incendie aux portes de la ville vient d’être fixé. Son train a quatre heures de retard, la ville est bondée et bruyante. Enfin au calme, je lui raconte la pièce que je viens de monter au théâtre Saint-Gervais à Genève qui est, à la fois une quête et une enquête sur une (im)possible guérison. Six ans de recherche et de création pour essayer de comprendre un ami artiste aux diagnostics à géométrie variable, versus, une vie entière à soutenir une mère bipolaire. Avec Mathias de Lattre, nous nous sommes trouvés une histoire à la fois unique et commune: une histoire où l’art est le moyen d’un voyage singulier au cœur de la psyché humaine – une histoire où l’art devient une recherche incessante d’alternatives face à la psychiatrie et à ses dégâts.  

Dans ce livre, vous témoignez à la fois d’une quête et d’une enquête. En vous fondant sur votre propre expérience des psychédéliques, vous avez remonté le fil d’une histoire plus grande, celle de leur usage millénaire, ce qui vous a conduit intuitivement à tenter de soigner votre mère de son trouble bipolaire. Comment ce projet apparemment photographique a-t-il commencé?

J’ai commencé la photographie un peu par hasard, et j’ai rapidement trouvé du travail dans ce domaine, tout en ayant mes projets personnels. Mais je ne peux pas dire que ce livre soit tout à fait un projet photographique. La photographie m’a permis d’amorcer des rencontres ou d’entrer dans des lieux comme des musées en France ou en Allemagne. Je me rendais sur place avec ma chambre pour avoir une vraie qualité de rendu, je faisais la photo “Paf”, et voilà… Mais le cœur de ma recherche était ailleurs. 

Depuis une dizaine d’années, j’ai une expérience personnelle avec les psychédéliques – avec d’autres drogues également et j’ai pu vraiment constater la différence. Au lendemain d’une session avec les psychédéliques, je me sentais plutôt bien, plutôt centré. J’avais envie de faire plein de choses, de parler, de sociabiliser, de continuer mes projets personnels. J’avais faim, j’étais vraiment bien, alors qu’avec d’autres drogues, je souffrais souvent de la descente du jour d’après. 

J’ai eu cette intuition que les psychédéliques pourraient aider ma mère. Cela paraissait farfelu parce qu’illégal. J’étais jeune, je n’avais encore lu aucune recherche sur le sujet, c’était complètement fou. Je n’ai alors pas osé en parler à ma mère, et encore moins à ma famille.

J’ai toujours été très proche de ma mère, depuis tout petit. Nous avions les rôles mère fils bien identifiés, ce n’était pas ma meilleure amie, mais nous partagions beaucoup de choses. À l’adolescence, mon frère est parti vivre avec mon père, mais moi je suis resté, j’aimais beaucoup être avec elle. J’ai dû partir vers mes dix-huit ans, car malheureusement, cela n’était plus vivable. Ma mère était capable de changer toute la décoration de l’appartement à cinq heures du matin, la veille d’un oral du bac. Ce n’était plus possible de se concentrer. Je devais réviser mes examens, je suis allé vivre chez ma copine de l’époque. 

Jeune, j’ai vraiment passé des moments extraordinaires avec ma mère, à discuter de tout, de philosophie, de spiritualité, de musique, mais je voulais prendre mon indépendance. Et notre relation s’est alors éteinte, j’ai fini par comprendre qu’elle était au ralenti à cause des médicaments. J’en ai été très affecté, car je perdais un repère, une personne sage capable de m’accompagner.

Dans le même temps où je commençais ma vie de jeune photographe, je découvrais aussi les psychédéliques. J’avais un ami capable de se procurer ces molécules synthétisées, en poudre blanche, comme la psilocybine qui est compliquée à trouver en dehors de son usage médical. Avec cet ami, on pouvait grammer les prises très précisément. On cherchait à se connaître, et comme son nom l’indique, un psychédélique, cela révèle la psyché, le psychique. Pendant les sessions, nous cherchions à redécouvrir la musique, que cela soit du classique ou du rock, nous jouions des playlists et nous observions comment nos consciences se transformaient. Plein d’artistes racontent des histoires similaires, c’est assez commun finalement.

Sept ou huit ans plus tard, j’ai trouvé des articles médicaux qui parlaient d’expériences avec des psychédéliques sur des dépressifs ou sur des addicts au tabac, à l’alcool ou aux opiacés. J’ai alors tout de suite pensé à ma mère. Elle a été diagnostiquée bipolaire de type deux. Cela veut dire que les phases maniaques sont moindres par rapport aux phases dépressives. Ainsi, la personne reste dépressive nonante pour cent du temps. À cette époque, ma mère prenait des traitements à base d’opiacés très lourds qui détruisaient sa santé, elle en a perdu ses dents! Aujourd’hui, elle porte un dentier. C’était une très belle femme, mais la bipolarité est une maladie du social et de l’énergie, la personne en crise peut insulter ses amis ou sa famille, et l’entourage ne comprenant pas, elle se retrouve très vite seule. Cela reste compliqué pour ma mère d’aller vers les autres, même aujourd’hui.  

Pendant toutes ces années, la seule réponse à son état était l’hôpital psychiatrique – « tu pourras aller voir maman à l’hôpital, Joyeux Noël!» Je préférais encore quand elle avait ses phases maniaques ou dépressives à la maison, car au moins nous pouvions continuer d’échanger. À l’hôpital, c’était fini. Les médicaments l’empêchaient de penser et peut-être de souffrir, mais la machine était à zéro, elle était complètement déconnectée.

Mam, 2012, Vernouillet, allers-retours à l’hôpital psychiatrique

 Le livre reste très pudique, il commence par un témoignage de votre mère et puis il y a une rupture. On passe aux traces préhistoriques dans les grottes françaises, ou aux sculptures de champignons hallucinogènes sous la civilisation Maya, comme si face au présent insupportable de votre maman, vous aviez plongé dans le temps? 

Je voulais impérativement ouvrir le livre sur la parole de ma mère, son témoignage écrit que j’ai alterné de photos noir et blanc assez anciennes. C’est vrai que je m’étends peu sur mon ressenti, cela viendra peut-être plus tard. Tout le processus thérapeutique avec ma mère a été très long, il a fallu deux ans et demi pour détoxifier son corps des médicaments avant d’entamer la moindre expérience avec les psychédéliques. Pendant ce temps-là, je continuais mes recherches. Je me suis intéressé à la préhistoire et aux éventuels usages anciens de ces substances. Je ne me considère pas tout à fait comme artiste, et je ne suis pas un scientifique non plus, mais depuis ma position entre-deux, je pouvais émettre l’hypothèse que ces champignons étaient utilisés à la Préhistoire, sans avoir de réelle preuve à l’appui. On ne connaît qu’une seule peinture rupestre datant de 6000 ans sur la côte ibérique, représentant une rangée de treize champignons psychédéliques (Psilocybe Hispanica).  

Sur Terre, il existe environ cent quatre-vingt espèces de champignons psychédéliques, il en pousse sur tous les continents, excepté en Artique et en Antarctique. On peut en trouver dans son jardin aux États-Unis, ou au Bois de Vincennes à Paris. Seul le dosage de la psilocybine, la molécule active du champignon hallucinogène, varie. Même si on sait peu de choses de leurs pratiques, les chasseurs-cueilleurs avaient une connaissance monumentale de leur environnement, ils ne pouvaient ignorer ces variétés. C’est aussi pour cela que je me suis intéressé aux figures anthropomorphiques, aux sculptures mi-homme mi-animal. Les chamans d’hier et d’aujourd’hui ont toujours été en symbiose avec l’animal. Les animaux sont représentés dans une très large proportion dans les peintures rupestres. Donc j’ai tenté de tracer des lignes entre ces différents héritages.   

1. Grotte de Font-de-Gaume, Eyzies-de-Tayac, France, 2016 / 2. Selva Pascuala, Villar del Humo, Cuenca, Espagne, 2017, peinture rupestre représentant 13 champignons hallucinogènes / 3. Mushroom stone, civilisation maya, période préclassique, Guatemala, 1er millénaire avant notre ère. Musée du Quai-Branly, Paris, 2017

C’est comme si vous aviez voulu inscrire votre expérience des psychédéliques, votre recherche pour votre mère, dans une sorte de patrimoine de l’humanité?

Oui exactement, et selon moi, toutes ces traces ramènent forcément au chamanisme.

Vous avez ensuite fait des portraits de scientifiques ou de chercheurs, comme Jacques Mabit au Pérou, Olivier Chambon, médecin-psychiatre français, ou encore le docteur Robin Carhart-Harris qui a monté un centre de recherche psychédélique en 2019 à l’Imperial College de Londres? Entre les images de votre mère, celles des cavernes, ces portraits de chercheurs, j’ai l’impression que les photographies de votre livre sont comme les cailloux du Petit poucet dans la forêt? Vous cherchiez un chemin et au final, peu importe la photographie?

Olivier Chambon, médecin, psychiatre-psychothérapeute, Lyon, 2017.

Oui, c’est un projet lié à la vie, à un long cheminement. D’ailleurs, si je m’adressais à un scientifique pour faire son portrait, ou au Quai Branly pour avoir l’autorisation de photographier une statuette, je ne décrivais pas du tout le même projet. Le livre fait converger les choses par la force de la quête personnelle. 

Dans le livre Voyage aux confins de l’esprit1, Michael Pollan décrit les expériences médicales des années cinquante avec les psychédéliques sur les dépressifs. Pour le résumer, il explique qu’une personne dépressive souffre de pensées obsédantes qui tournent en boucle, un peu comme un bug informatique indéfiniment bloqué entre 1 et 0. Les psychédéliques permettraient de se défaire de ces pensées toxiques en rouvrant le champ des possibilités. Comment cela a marché avec votre mère? 

Les scientifiques expliquent que sous psychédéliques, toutes les parties du cerveau sont connectées en même temps, cela pourrait permette de penser autrement, de voir les problèmes personnels différemment, tout en restant logique et lucide. C’est encore un peu mystérieux. Comme les effets s’estompent après un certain temps, il faut essayer, pour conserver les bénéfices des sessions, d’intégrer les leçons de son expérience sous psychédéliques, à son quotidien. 

Pour ma mère, j’ai dû en premier lieu, trouvé un psychothérapeute d’accord d’accompagner la démarche thérapeutique hors-norme. La première expérience de ma mère n’a pas marché, il a fallu recommencer avec de petites doses pendant plusieurs mois. Les deux ans et demi de détoxification des médicaments ne suffisaient pas, car les antidépresseurs agissent sur les mêmes synapses, sur les mêmes récepteurs sérotoninergiques que les psychédéliques. Ainsi, les récepteurs de ma mère ont été usés par vingt ans de médicaments, et nous avons cherché longtemps la bonne dose pour qu’elle ressente les effets de la substance comme le commun des mortels. Le psychothérapeute continuait son suivi hebdomadaire classique et un jour, l’expérience a marché. Cela a marché exactement comme on l’avait fantasmé, imaginé, rêvé. 

Autel, Suisse, 2019, autel de la première cérémonie

On voit dans les images de l’expérience de votre mère, une sorte d’autel, il y a une dimension spirituelle dans votre démarche?

Oui, et je l’assume totalement. Ce sont des voyages d’ordre chamanique, et ces voyages ont des règles depuis des millénaires. Bien entendu, le livre s’appuie sur des recherches scientifiques. C’est un récit plus facile à faire accepter à un public non initié car, de nos jours, seule la science est considérée comme source de vérité. Mais, le risque de cette montée en puissance des psychédéliques dans le domaine du médical, c’est d’abandonner la dimension spirituelle au profit d’une légifération qui ne respecterait pas les règles de l’art.

En effet, on assiste aujourd’hui à un renouveau des recherches médicales en la matière, comme les HUG de Genève qui proposent des psychothérapies assistées par psychédéliques. Dans son livre, Michael Pollan revient sur les recherches médicales des années cinquante qui étaient déjà très prometteuses en matière de santé mentale. Elles ont été abandonnées par la suite pour des raisons essentiellement politiques2. Dans mon travail de chercheuse, je m’intéresse à la façon dont la science vient parfois normer le monde en se fondant sur une approche quantitative, la collecte de données par exemple, au détriment du qualitatif. J’ai trouvé votre démarche intéressante car elle est fondée sur votre intuition, depuis votre expérience. Elle est le fruit d’un tâtonnement qui contraste avec les positions souvent définitives de la psychiatrie. Je n’ai pas d’avis personnel sur les psychédéliques, mais ce que je retiens de Pollan, c’est le sort qui est fait par la science au témoignage individuel et à la qualité du ressenti personnel qui ne peut être vérifié de façon “scientifique”. Parfois, explique-t-il, les scientifiques3 se défaussent en parlant de placebo, alors que le résultat escompté semble là. La personne en souffrance dit “aller mieux”, mais rien ne vient quantifier ce mieux de façon factuelle, comme on le ferait avec le dosage du fer sur une anémie. 

Lorsque vous dites « cela a marché » pour votre mère? Cela veut-il dire qu’elle est guérie de sa bipolarité?

Ma mère est toujours bipolaire, « cela a marché », veut dire qu’en premier lieu, son corps a enfin accepté la molécule, et qu’il a réagi à la substance comme tout le monde. L’ensemble du processus a marché, car elle a enfin arrêté tous ses traitements psychiatriques. «Cela a marché» signifie également que je la retrouve: son mental revient, sa spiritualité revient, sa mémoire revient, nos discussions reviennent. Si elle devait prendre des médicaments tous les jours, les prises de psychédéliques vont pouvoir s’espacer, et peut-être même s’arrêter. Son entourage le constate: ma mère est là, elle est de plus en plus présente. Elle a toujours des phases hautes et basses, mais c’est régulé, nettement moins extrême. Ce ne sont plus les montagnes russes d’avant, et si j’ose dire, ma mère est de « moins en moins bipolaire ».

Comment se projette votre mère dans ce livre?

Elle ne veut absolument pas voir ses portraits, le livre est comme une archive de sa vie, et elle ne veut plus jamais retourner dans cet état, sous médicaments. Elle se rend compte du changement. C’est presque thérapeutique, car le livre lui permet de constater le chemin parcouru.

Quant à l’amour, s’il n’a rien à voir avec les bons sentiments, il est bien le seul à sauver du pire. Maman

1. Mam, 2019, Paris / 2. Lac, Suisse, 2019.

Mathias de Lattre et son livre Mother’s Therapy, Eriskay Connection, 240 × 303 mm | 136 p, EN+FR | softcover

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Le livre de Mathias de Lattre est disponible (bilingue) ici

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1. Michael Pollan, Voyage aux confins de l’esprit, traduction Leslie Tagala et Caroline Lee, Quanto, Lausanne, 2018

2.  Il m’est impossible dans l’espace de cet article de relater la longue et tumultueuse relation des psychédéliques et de la science.

3. J’emploie le terme scientifique dans un sens très large, car les expériences relèvent parfois du médical, de la recherche fondamentale, des sciences sociales, etc. Je ne suis évidemment pas dans une position manichéenne qui opposerait la science au monde sensible.

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Cet entretien entre dans le cadre de mes recherches sur les voies alternatives à la psychiatrie et de la pièce At The End You Will Love Me, coproduites par le théâtre Saint-Gervais (Genève) et LE LABO (RTS, espace 2). Deux émissions radiophoniques seront diffusées à l’automne 2022 sur Espace 2.

Lire dans la même série
Saïd Mezamigni, être expert de sa propre vie, paru le 4 mai 2022
Vincent Girard, un psychiatre s’en va-t-en guerre?, paru le 26 avril 2022
Frédéric Meuwly, “J’ai été schizophrène”, paru le 25 janvier 2021

À propos du projet AT THE END YOU WILL LOVE ME, entretien avec Caroline Bernard.

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Remerciements à Zita-Carmen Velluz pour l’aide à la retranscription



Saïd Mezamigni, être expert de sa propre vie

Déclaré schizophrène à 20 ans, Saïd Mezamigni est musicien et médiateur en santé mentale pour les hôpitaux psychiatriques de Marseille. En s’appuyant sur sa culture comorienne, le rap, et la pairaidance, il a pu sortir de l’engrenage psychiatrique.

Depuis plusieurs années, j’accompagne un ami musicien et j’essaie de comprendre les mécanismes de la santé mentale. Je travaille avec lui en tant qu’artiste mais parallèlement, je mène une vaste enquête sur les voix alternatives à la psychiatrie. En 2019, je suis notamment partie sur les traces du jeûne thérapeutique en Russie*. Avant la chute du mur de Berlin, le jeûne était utilisé par des patients volontaires, cela leur permettait de sortir de leur état psychotique de façon durable. Le psychiatre Vincent Girard, très impliqué dans le changement de la psychiatrie à Marseille, t’a suivi il y a dix ans. Selon lui, tu es un vrai exemple de rétablissement. Tu es aujourd’hui pairaidant, tu travailles pour les hôpitaux de Marseille, et tu accompagnes les personnes qui souffrent de troubles de la santé mentale. Tu seras avec nous sur la scène du théâtre de Saint-Gervais Genève du 12 au 21 mai 2022, pour le projet At The End You Will Love Me. Peux-tu revenir sur ton parcours et notamment sur sa dimension multi-culturelle?

Je vais essayer de synthétiser, mais du fait de toutes mes années d’hospitalisation, j’ai conscience d’avoir pas mal de lacunes au niveau cognitif. À l’époque, ma frise chronologique était devenue quasi inexistante, javais du mal à situer les années, le « avant-après » des événements. Mais bon, grâce à Dieu, ça s’améliore. C’est intéressant ta recherche sur le jeûne en Russie – alors évidemment dans mon travail, tout ce qui est religieux est un peu tabou, on n’en parle pas – mais j’encourage chaque personne, peu importe sa croyance, peu importe sa foi, à se pencher sur la méditation. La méditation, comme la prière, permet d’avoir un regard sur son propre état au quotidien: pour comprendre si on est fatigué, speed ou énervé. Ce regard intérieur permet de moins subir le regard extérieur des proches ou des médecins. Quand tu me parles du jeûne en Russie, je pense au carême musulman, le ramadan ou encore les jeûnes ponctuels que je fais quand je peux. Cela me booste énormément et je constate un vrai plus pour mon moral. Cet état me met dans un forme de méditation, et comme je suis une personne très éparpillée, cela me recentre et cela m’a aidé à me reconstruire.

J’ai commencé à être pairaidant en 2011, mais un an après, en 2012, j’ai fait un burn-out. Je travaillais trop, je voulais changer le monde. Vincent Girard, mon ancien psychiatre, m’avait conseillé de lever le pied, mais je n’ai pas du tout écouté et j’ai fini hospitalisé, secteur fermé et compagnie, comme à chaque fois, comme ça mest arrivé pendant neuf ans d’affilée. Mon grand frère m’a alors conseillé d’aller me ressourcer aux Comores, mon pays d’origine. Arrivé sur place, je n’avais pas pratiqué ma langue maternelle depuis des années, cela me demandait un effort énorme, car le français était devenue ma langue principale. Je me suis retrouvé dans un petit village en période de jeûne, et ne comprenant plus le comorien, mon cerveau a profité de ce calme pour se mettre au repos. En rentrant à Marseille, je me suis rendu compte que j’avais notablement gagné en mémoire. Avant d’aller aux Comores, j’avais du mal à me souvenir des noms, des prénoms et des fonctions de tous mes collègues de travail. Je prenais des notes ou je faisais des petits dessins pour ne pas les oublier. J’ai grandi en Occident, à Marseille. Le repos n’est pas une valeur importante en Occident. Quand les gens partent en vacances, ils disent qu’ils n’ont rien fait, ils ne disent pas qu’ils se sont reposés. En revenant des Comores, j’avais gagné en mémoire et la seule explication pour moi, outre les soins traditionnels que j’ai reçu sur place, c’est que ce repos et cette méditation m’ont énormément apportés.

Aux Comores, la culture est différente. Par exemple, là-bas, je n’arrivais pas à leur expliquer le concept de marginalité. Je tentais de leur dire qu’en Occident, j’étais perçu comme un marginal. Là-bas, si une personne se promène en maillot de bains dans la rue, les gens vont simplement se dire qu’elle va à la rivière. Aux Comores, une personne ne peut pas agir bizarrement, c’est simplement toi qui ne comprend pas son projet. Alors qu’en Occident, on sait très bien désigner une personne marginale. C’est un peu la même chose avec la notion de repos en psychiatrie, la culture occidentale fait qu’on pense plus au traitement, qu’au repos.

Ma vie est complexe. Enfant, je n’avais pas de structure familiale simple, j’ai été placé en foyer. J’ai eu des moments très difficiles, et en 1999, à l’âge de vingt-ans, je me suis retrouvé en soins psychiatriques. Jai mis les pieds dans quelque chose que je ne connaissais absolument pas, et j’ai eu très, très peur. Il y a eu ensuite une accalmie, mais je me suis séparé de ma compagne alors que j’étais en train de construire ma propre cellule familiale autour de notre enfant. Là, j’ai mis le pied dans la psychiatrie dure. À partir de là, j’ai fait des hospitalisations longues de trois mois. Quand on sort de l’hôpital, on est un peu comme un zombie, on commence à aller mieux au bout de trois mois. Et comme on va mieux, on tente d’arrêter le traitement qui nous freine. Mais, l’arrêt de traitement brusque, comme je l’ai appris pendant ma formation de pairaidant, provoque des effets secondaires similaires aux symptômes de la maladie mentale. Ainsi, les effets secondaires se confondent avec les symptômes. La boucle est bouclée, c’est le retour à l’hôpital.

Jai traversé le même schéma classique pendant neuf ans : hospitalisation, sortie dhospitalisation, arrêt des traitements, réapparition des symptômes. Dans ces cas-là, les proches, la famille se disent que la maladie reprend le dessus, sauf que ce n’est pas la maladie, mais l’arrêt des traitement qui provoque les mêmes symptômes que la maladie. C’est juste impossible de faire la distinction, et donc cela déclenche l’hospitalisation et ainsi de suite, et ainsi de suite et ainsi de suite. Jusqu’au jour où j’ai eu la chance de voir la lumière.

Comment s’est amorcé ton rétablissement? Quel a été le déclic?

Je travaille au Centre de Réhabilitation Psycho sociale (CMP). Une personne en souffrance rentre pour avoir un suivi de soin par une équipe pluridisciplinaire : il y a des psychologues, des infirmiers, des ergothérapeutes, des coachs sportifs et des médiateurs. Il y a un questionnement sur la personne: où en est la personne? Quelles sont ses attentes? À partir de là, la personne monte un projet de rétablissement à court terme ou à long terme. Le suivi consiste à répondre à une attente par rapport à une situation donnée. La personne ne réside pas dans le centre médical. Mais, elle peut obtenir un appartement thérapeutique au cas où elle souhaiterait expérimenter le fait d’être plus autonome. Il y a tout un courant en santé mentale qui laisse une place, qui fait une place au « patient ».  Personnellement, je n’ai pas eu de place dans mon projet de soin pendant des années.

La psychiatrie en France est la branche pauvre de l’hôpital. Elle est obligée de faire avec ses moyens et c’est très difficile de faire du cas par cas. Pour la plupart des gens que je connais, le parcours est le même. Il y a le déni de la maladie ou de ce qui se passe. Là, je peux en parler tranquillement comme ça, mais le vivre c’est autre chose. Il y a une différence énorme entre le vivre et s’en rendre compte et le comprendre. Les psychiatres ne peuvent pas se permettre de faire du cas par cas. Mais il existe des courants qui laisse une place active et participative au patient, et notamment celui qu’on nomme l’alliance thérapeutique. Selon moi, chaque traitement agit différemment pour les mêmes diagnostics, les mêmes symptômes. Car chaque personne a son propre métabolisme. On dit que le cerveau est un univers, donc chaque cas doit être traité individuellement. Dans l’alliance thérapeutique, le médecin écoute en fonction de sa connaissance des traitements et des structures, mais il n’est pas expert de ce que traverse son patient. C’est le patient qui reste expert de ce qu’il vit. Cela change l’écoute du médecin, plus centré sur le ressenti du patient. C’est une approche magnifique, mais qui malheureusement, n’est pas appliqué partout. Chaque histoire est singulière, il faudrait pouvoir faire du cas par cas, c’est un luxe, le sur-mesure, mais chaque personne est différente, même si le diagnostic et les symptômes sont identiques.

Avant d’entendre parler de l’alliance thérapeutique, j’ai fait des séances de psycho-éducation. Je ne voulais pas y aller, car j’étais saoulé de la psychiatrie. Cette approche explique que notre mode de vie peut impacter notre rétablissement, c’est-à-dire que même avec un bon traitement ou un bon suivi, on ne peut pas se rétablir si on fait n’importe quoi. Ces séances de psycho-éducation m’ont aidé à comprendre que j’avais un rôle à jouer dans ma maladie. On me laissait enfin une place, ce qui au final, semble logique. À partir de là, j’ai eu un réel espoir.

À l’époque où j’étais suivi par Vincent Girard, il y avait un programme pour faire un métier expérimental de médiateurs en psychiatrie (pairaidant). C’est-à-dire faire de la médiation avec les patients, travailler avec les professionnels de la santé mentale, être intégré aux structures d’accompagnement. Je travaillais alors dans un GEM, un groupe d’entraide mutuelle, d’accueil de patients à patients. Le président de ce GEM, Hermann*, un des premiers médiateurs en France, m’a conseillé de faire cette formation. Au départ, je ne pensais pas tenir, ni la formation, ni de travailler après, mais maintenant ça va faire dix ans que je suis médiateur et que j’accompagne les patients.

Es-tu d’accord de revenir sur ton mal-être à l’époque? Quel était le diagnostic? Comment se manifestaient les symptômes?

Les symptômes peuvent être liés à la prise de substances, à des périodes difficiles de notre vie, à un burn-out. Notre société est une machine à fabriquer des burn-out. Ce n’est pas assez dit.

Je n’ai pas à faire le grand connaisseur, je ne parle que de ce que je connais. On traite « des symptômes soit hallucinatoires, soit délirants », mais malheureusement ces traitements coupent aussi la création, ou la réflexion.  J’ai été dans des états où je ne pouvais plus dessiner, où je ne pouvais plus écrire des textes de rap. Dans ma scolarité, j’étais connu pour faire des croquis tout le temps. Quand on a une intelligence artistique, notre comportement est en harmonie avec cette fibre artistique. Mais ce n’est pas toujours compris par la société. Je fréquente la scène du rap marseillais depuis trente ans, je connais des rappeurs très connus aujourd’hui dont on se moquait à l’époque. Dans notre société, la position de l’artiste est fragile, il n’est reconnu que lorsqu’il est connu. À la moindre déception, cela peut devenir difficile, entre autres, car la voie artistique n’est pas rassurante pour l’entourage.

Peux-tu revenir sur ta première étape psychiatrique ?

D’après les statistiques, le problème peut surgir entre entre 18 et 20 ans pour les hommes, pour moi cela correspond au moment où « on doit se positionner dans la société en tant qu’homme. » Est-ce que tu vas suivre des études de médecine? Est-ce que tu vas être maçon? Ce moment de choisir son orientation est très pressurisant. Jai un fils de 19 ans, il traverse cette période et j’essaye de le soutenir au maximum. Ma première crise est arrivée lorsque je quittais le foyer pour mon premier appartement.

Jai eu un diagnostic bipolaire, puis un deuxième plus axé sur la schizophrénie schizo affectif. Ensuite, j’ai eu la chance d’aller ailleurs, de sortir de l’Occident. Les Comores pratiquent la médecine traditionnelle, avoir un autre diagnostic, dans un autre hémisphère, dans un autre système, m’a permis d’accepter mon diagnostic occidental. J’ai accepté mes deux diagnostics, pour les uns, je suis bipolaire, pour les autres, je suis chaman. Ça m’a permis de sortir du fameux déni. Aux Comores, ils m’ont dit que j’avais une perception différente de la plupart des gens, et qu’à une époque, on devenait guérisseur grâce à cette forme d’intuition. C’est humain de se sentir différent, c’est un trait commun à toute l’humanité. Quand les médecins ont posé mon premier diagnostic, j’ai posé la question bêtement, enfin bêtement, simplement, le plus simplement du monde : « Quelle est la différence entre ce diagnostic et une personne hypersensible ? » Je n’ai pas eu de réponse et j’en ai conclu que les médecins ne faisaient pas la différence. On est tous différents. Certaines différences se voient parce qu’elles sont physiques, les athlètes qui battent des records, font des performances physiques qui sont très visibles. Mais concernant notre sensibilité intérieure, ces performances sont moins visibles. Nos sensibilités peuvent ne jamais être reconnues comme étant des capacités et la question qui demeure est: est-ce qu’on peut guérir de sa sensibilité?

On craint souvent la violence des personnes qui souffrent de troubles de santé mentale, que penses-tu de la peur de cette violence?

La violence existe, mais les médecins, les professionnels de la santé en psychiatrie ont conscience qu’en premier lieu, les personnes sont violentes contre elles-mêmes. Les violences portées sur autrui sont plus rares. Une de nos formatrices venue du Québec, résumait la chose ainsi, « il faudrait s’inquiéter des 99% des crimes et délits commis par des personnes non diagnostiquées, plutôt que de médiatiser les 1% des violences faites par des malades. » La figure des schizophrènes dans les films policiers est fondée sur un fantasme et non sur une réalité médicale.

J’ai été volontaire au Lieu de répit à Marseille, un lieu d’accueil qui évite l’hospitalisation à des personnes en situation de crise. J’intervenais en cas de crise, la violence survenait toujours dans un contexte où la personne ne trouvait pas d’autres moyens pour s’exprimer. Chez tous les humains, il y a une violence, les enfants, les jeunes adultes, peuvent devenir violents dès qu’ils ne trouvent pas leurs mots. Pour certains malades, les traitement ralentissent leur activité cérébrale, certains patients s’épuisent à trouver les mots pour exprimer leur ressenti. Cela peut déclencher ce que j’appelle une violence de surface. Aujourd’hui les personnes bipolaires ou schizophrènes sont stigmatisées. Je me souviens avoir discuté avec des pompiers, ils ne reçoivent aucune formation pour accompagner des personnes en état de crise psychique. Cela veut dire qu’ils peuvent avoir des réactions inappropriées alors que les personnes formées à l’accompagnement laissent tomber tous ces mythes sur la maladie mentale.

En quoi la pratique artistique t’a aidé? Où en es-tu aujourd’hui avec le rap?

J’ai toujours eu une pratique du dessin en arborescence, c’est-à-dire à partir d’un dessin, jen faisais un autre, puis un autre, puis un autre. C’est angoissant quand on voit diminuer son inspiration alors qu’on s’est construit une fibre artistique. J’ai eu le parcours que j’ai eu dans ma scolarité, mais j’ai toujours eu de très bonnes notes et je me suis toujours senti très bien en arts. J’ai même failli à un moment, mais bon je n’avais pas les moyens, intégrer les Beaux-Arts que j’aimais beaucoup.

Quand on vous pose le diagnostic, on se dit que c’est foutu. Dans les structures médicales, le constat sur notre avenir peut être accablant. À la première hospitalisation, on se dit « c’est fini », on va rester dans cet état. On ne croit plus à la possibilité d’une amélioration. Moi, ma quête permanente est celle d’améliorer ma vie. Je suis une personne croyante, et mon espoir était nourri grâce à mes croyances. L’espoir m’a aidé. Les gens qui vont à Lourdes pour un miracle, c’est l’espoir qui les anime et l’espoir, c’est essentiel.

Et, j’ai toujours fait de la musique, j’ai toujours été très actif sur la scène marseillaise, j’ai fréquenté les plus grands noms du rap. À Marseille, on est une grande équipe de musiciens, on a produit plusieurs albums notamment avec mon acolyte Maroco, on signe sous Maroco & Comodo. L’être humain, comme tout ce qui existe sur Terre, est amené à évoluer avec le temps, soit en bien, soit en mal. J’ai toujours écrit, même quand c’était difficile de le faire, je me suis vu écrire « des textes binaires » mais je gardais cet espoir, je me répétais sans cesse, « non, c’est pas fini, il n’y a rien qui est figé sur terre, rien. »

Saïd Mezamigni, sera sur scène avec nous au théâtre de Saint-Gervais, pour le spectacle AT THE END YOU WILL LOVE ME, qui sera présenté du 12 au 21 mai 2022 au théâtre Saint-Gervais Genève. Ce spectacle sera également diffusé à la radio suisse romande (RTS) à l’automne prochain.

* Lire l’article sur Vincent Girard, qui revient sur le parcours singulier d’Hermann.

Cet entretien entre dans le cadre de mes recherches sur les voies alternatives à la psychiatrie.
Lire dans la même série, Vincent Girard, un psychiatre s’en va-t-en guerre?, paru le 26 avril 2022
Vincent Girard sera invité au théâtre de Saint-Gervais pour l’enregistrement public d’une émission radiophonique spéciale du LABO / espace 2, À la folie, le samedi 21 mai à 17h, tous les détails ici.

Lire également Frédéric Meuwly, “J’ai été schizophrène”, paru le 25 janvier 2021

À propos du projet AT THE END YOU WILL LOVE ME, entretien avec Caroline Bernard.

En savoir plus sur le jeûne thérapeutique: Thierry de Lestrade, Le jeûne, une nouvelle thérapie, La Découverte, La Découverte/Poche, 2015

Remerciements pour l’aide à la transcription et la réécriture, Liliane Terrier, Zita-Carmen Velluz

Vincent Girard, psychiatre

Vincent Girard, un psychiatre s’en va-t-en paix?

Vincent Girard est psychiatre et chercheur. Enfant, il voulait être vétérinaire jusqu’à ce qu’à sa rencontre avec une petite fille autiste. Déçu par la psychiatrie, il a initié plusieurs expériences de terrain pour aider les patient.e.s à aller mieux.

Vous êtes psychiatre et chercheur, et à l’origine de nombreux projets alternatifs à la psychiatrie à Marseille. Votre parcours brise de nombreux préjugés et tabous en terme de santé mentale. Pouvez-nous expliquer d’où vient votre intérêt pour la psychiatrie?

Au départ, je voulais être vétérinaire. Je trouvais que les humains étaient des êtres assez détestables qui détruisaient la planète et qui tuaient tous les animaux. Quand j’étais petit, j’avais un oncle, guide de chasse, je détestais sa pratique. J’arrêtais les chasseurs qui passaient devant chez moi, pour leur interdire de chasser, je leur disais que c’était ma colline. Ma mère était psychologue. Un jour, elle a amené une enfant dite souffrant d’autisme secondaire, rescapée des orphelinats roumains construits par Ceausescu. Cette gamine était à la maison pendant une après-midi, et c’était ultra-violent. Elle se tapait la tête contre le sol tellement fort que cela résonnait dans toute la maison. Puis elle s’est mise contre moi, dos à moi et elle m’a pissé dessus. Ma mère m’a dit : « C’est bien, elle a confiance en toi ». Cela m’a énormément touché que cet être vivant, un être humain ait des comportements animaux. Je devais avoir dix ans, je me suis dit : « je vais m’occuper des enfants autistes ». Á l’école, je travaillais bien, mais je me battais beaucoup, j’étais assez indiscipliné, rebelle à l’autorité. Je lisais énormément, tout et n’importe quoi. Je pouvais lire à trois, quatre, cinq heures par jour, j’avais épuisé Zola, Balzac, Victor Hugo, Levi-Strauss. Au collège, les profs de français hallucinaient. Pour autant, je n’étais pas assez brillant pour faire l’école de vétérinaire, j’ai donc fait médecine.

Dans ma famille, les gens étaient un peu tous malades, comme ma mère, qui a lutté contre une sorte de dépression chronique. Mon père était un anxieux, un enfant maltraité, ma tante avait une anorexie grave. J’avais un oncle qui était et qui est toujours bipolaire d’ailleurs, disons que c’est l’étiquette qu’on lui a collée. En médecine, j’aimais bien l’anesthésie en réanimation. Je trouvais que c’était intense de voir tous ces gens mourir ou être sauvés comme livrés à une sorte de roulette russe. C’était un peu l’entrée au paradis, tu meurs, tu ne meurs pas. Puis, j’ai finalement choisi la psychiatrie parce que je trouvais que c’était le plus « rigolo ». Je me suis dit, « là, tu vas pouvoir faire de la recherche, il y a une sorte de niche un peu atypique. » J’avais lu les écrits de Lacan à 16 ans et tout Freud à 14 ans. Ma mère m’a biberonné à la psychanalyse mais au bout de six mois en psychiatrie, j’ai voulu abandonner. Je me suis dit, les psychiatres sont fous, ils enferment les gens et les cachetonnent, ils font n’importe quoi. J’ai négocié une pause d’un an dans mes études, je suis parti faire la traversée de l’Atlantique avec un ami en bateau. J’ai traversé la Colombie en stop, je me suis marié avec une colombienne. Là-bas, j’ai même rencontré Jacques Mabit, un médecin français, qui avait monté un centre de traitement pour les addicts à base d’ayahuasca.

À votre retour, vous vous familiarisez avec le concept de rétablissement, un modèle médical qui rompt avec la notion de guérison, et qui se centre sur le point de vue du « patient » à la première personne?

Quand je rentre de mon année sabbatique, la psychiatrie est toujours aussi violente. On enferme les gens, on les séquestre et on les maltraite, on les bourre de médocs. Je trouve cela d’une inefficacité crasse et c’est totalement maltraitant. J’assiste alors à la conférence d’un professeur américain qui s’appelle Larry Davidson à la fac de médecine de St Germain. Il est devant 300 psychiatres, psychologues, tous d’obédiences plus ou moins psychanalytiques et il leur explique le concept de rétablissement. Moi je ne connaissais pas ce mot et je prends ça de haut. Le rétablissement, explique-t-il, c’est lorsque vous demandez à un patient ce qu’il souhaite et il vous dit :« je veux manger une coupe de fraises avec de la crème dans mon bar préféré au bord de la mer » et que vous l’emmenez sur place manger avec lui ces fraises à la crème: « Recovery is like strawberry with cream, cream with strawberry, this is recovery, just strawberry with cream. ». Et là, je vois tous les psy en train de se fissurer dans l’amphithéâtre. Un psychanalyste dans l’amphi hurle : « non, mais comment ça? C’est pas ça? Et l’histoire de la mère et le père? Et le complexe d’Œdipe? » Et Davidson, il a un petit sourire comme ça, il rigole de plus en plus dans le brouhaha de la salle qui monte, et il répète encore « strawberry with cream cream with strawberry ». Quelques temps après, je lui propose de faire un stage dans son équipe, pour travailler dans la rue avec les sans-abris. À l’époque, j’avais une barbe comme ça, les cheveux qui touchaient le sol. J’étais prêt à nimporte quoi pour quitter Marseille et la psychiatrie française. 

Grâce à cette expérience, vous découvrez les travailleur.s.e.s pair.e.s, ou encore l’open dialogue, des pratiques qui chamboulent le schéma hospitalier de la psychiatrie?

De fil en aiguille, je deviens un travailleur social de rue dans la ville de New Haven, je marche dans la rue, dans la neige, tôt le matin, je vais voir des gens, je discute: « Comment ça va aujourd’hui et comment t’as dormi? T’as besoin d’un sac de couchage? Tu veux qu’on te file un coup de voiture pour aller à tel endroit? » « Tu veux appeler ta mère, ton père, ta sœur, ton frère? »

Et puis discuter de tout et de rien. Dans cette équipe, je découvre les travailleurs pairs, c’est-à-dire des gens qui ont été dans la rue, qui ont eu des problèmes de santé mentale, qui ont fait de la taule, et qui aident les autres. Dans la rue, tu n’imposes rien aux gens, ils font ce qu’ils veulent. Ils en ont marre de te voir ils te disent : « vas-y dégage ». On est chez eux, en fait, ils mènent la danse. Toi tu es invité, tu es toléré. C’est complètement l’inverse de l’hôpital psychiatrique. L’hôpital psychiatrique, c’est la maison du psychiatre et de la psychiatrie et c’est le patient qui est toléré dans cet endroit. Donc c’est vraiment pour moi un renversement de paradigme. Les relations sont tellement plus égales. Tu n’as quasiment aucun pouvoir, juste le pouvoir de persuader, de convaincre, d’aller prendre une douche, de manger, de voir un médecin.

En rentrant en France, j’intègre une équipe bénévole à Marseille pour les sans abris à Médecins du monde. La première journée, je rencontre un autrichien qui s’appelle Herman, le gars parle cinq langues, c’est un ancien chef d’entreprise. Il vient de guérir d’une première tuberculose dont il a failli crever. Je le trouve brillant, je lui propose de devenir travailleur pair, et il me dit : « ça m’intéresse, il faut que j’arrête de boire et je te rappelle. » Il me rappelle un an après pour me dire : « je suis prêt », et on commence à travailler ensemble. J’arrive à convaincre la DRASS et l’hôpital de faire une sorte d’alliance entre Médecins du monde et l’hôpital, et nous montons le projet MARSS, une équipe de santé mentale de rue avec des travailleurs pairs.

Et la première chose qu’on fait? On ouvre un squat à la rue Curiol, avec l’appui d’un collectif de militants dont des jeunes chercheurs en anthropologie et sociologie qu’on appelle «collectif logement santé». Il fallait arrêter de parler, la seule solution pour aider les gens, c’était de leur trouver un logement avant tout, donc on ouvre ce squat.

Au bout de trois semaines, les hôpitaux nous adressent des patients : « Allo le squat de la rue Curiol, on aurait un patient; là il est hospitalisé, il voudrait venir chez vous. » On est plein à craquer, dès qu’on retape une chambre, une personne s’installe. Le journal Le Monde parle de nous, on devient un peu connu. C’est en 2008, au moment où Nicolas Sarkozy fait son discours hyper stigmatisant sur la psychiatrie depuis un hôpital psychiatrique de la région parisienne. Et là, j’étais en contact avec un conseiller de Rosine Bachelot, ministre de la santé, je lui écris: « vous n’êtes pas dans la merde » et la ministre décide alors de venir nous voir à Marseille. Elle débarque dans le squat rue Curiol, et discute pendant une heure avec les habitants. Peu après, elle nous donne les moyens pour pérenniser le projet, et nous commande un rapport ministériel sur les personnes sans abris. Nous sommes une dizaine à travailler dessus, Pierre Chauvin un épidémiologue social parisien, Pascale Estecahandy de Toulouse. Suite à ce rapport, nous lançons Un chez soi d’abord, sur le modèle canadien Housing First, l’idée est avant tout de trouver des logements aux sans abris. On est en 2010, je suis alors thésard, et nous lançons un des plus gros projets de recherche en santé mentale de France. Tous les pays d’Europe attendent les résultats, le projet prend une envergure européenne.

L’expérience du squat a permis d’identifier plusieurs autres besoins mis à part le logement. Un des besoins est celui d’un lieu autre que l’hôpital pour pouvoir se réfugier en cas de crise psychiatrique aiguë. En 2018, grâce à pas mal d’ingénierie et de plaidoyers, nous ouvrons alors le lieu de répit, un hébergement communautaire. sur le modèle de Soteria. Un autre besoin a été celui de l’évitement aux incarcérations. Idem avec beaucoup de plaidoyers et une ingénierie de financement très compliquée, nous arrivons à lancer un projet appeler AILSI, sous la conduite du psychiatre Thomas Bosetti (qui vient de débuter en mars 2022)

En 2015, je découvre à New-York, une équipe qui met en place le projet Parachute, un mixte en Soteria, et Offshore lancé dans les années 70. Les travailleurs pairs du projet sont spécialisés dans la gestion de crise mais aussi dans l’open dialogue. C’est une approche qui inclut soignants, travailleurs sociaux, patients par une prise en charge fondée sur le dialogue. Très souvent, cela évite l’hospitalisation et la médicamentation lourde. Avec l’aide de Peter Stancy, un vieil ami de ma directrice de thèse, et Anne Lovell, une chercheuse américaine basée en France, nous intégrons les travailleurs pairs au Lieu de répit. Carlos Léon, spécialiste de l’open dialogue à Genève, vient alors former des travailleurs pairs à Marseille, certains partent également en Finlande rencontrer les pionniers en la matière.

Aujourd’hui, vous souhaitez plutôt prévenir que guérir, vous considérez que la société doit changer de modèle de soins?

Aujourd’hui mon intérêt porte sur les programmes de développement des compétences psychosociales, plus que la psychiatrie institutionnelle : par exemple, le programme Inspire contre les violences éducatives ordinaires porté par l’OMS, fondé sur le modèle suédois. Il faut changer de modèle éducatif, les principes fondés sur le schéma punition-récompense-compétition doivent être remplacés par de la communication explicite, la coopération, la négociation, l’autonomie.

On connait des précédents dans l’Histoire, les chasseurs cueilleurs en général et les Amérindiens en particuliers, eux, avaient un modèle plutôt fondé sur la coopération et l’apprentissage par l’expérience. Après la guerre de 1914-1918, des éducateurs ont également travaillé ce sujet, et se sont rendus compte que nos modèles éducatifs fabriquaient des moutons capables de se faire tuer pour leur pays. Les découvertes sur le développement du cerveau chez l’enfant concordent toutes sur le fait, que si vous n’interdisez pas les choses, mais vous les expliquez, si vous travaillez sur la coopération plutôt que de la compétition, le cerveau se développe mieux. Vous avez moins de troubles de santé mentale, plus de connexions neuronales, plus d’intelligence, plus d’ouverture, plus de créativité.

J’ai passé la première partie de ma vie professionnelle à vider la baignoire et maintenant je veux couper le robinet. Le rétablissement aide les gens qui vont mal et ça marche. Mais il faut changer la société pour les aider. C’est la société qui les rend malade, et c’est à elle de s’adapter à eux et pas l’inverse. Aujourd’hui, notre modèle de société est une des sources principales des problèmes de santé mentale. On sait par exemple qu’en diminuant les violences dans l’éducation, les problèmes d’addiction sont moindres, l’ascenseur social marche mieux, la pauvreté diminue. C’est scientifiquement prouvé par plein d’études. Il y a un prix Nobel qui a dit : « s’il y a un programme social à mettre en place, c’est le développement des compétences psychosociales parce que c’est ce qui rapporte le plus. Vous investissez 1 $ vous en récupérez 60. Dites ça à n’importe qui qui vend des pizzas ou du café, et il vous expliquera que c’est du pur business ». 1 € pour 50 récupérés, c’est rarissime et je ne sais pas pourquoi c’est un business qui n’intéresse personne. Sur le programme Un chez soi d’abord, on est arrivé à 1 € investi, 1,4 euro récupéré, on a considéré ça comme un résultat extraordinaire.

Caroline : Je mène dans le même temps une quête et une enquête. Je tente d’aider un ami brisé par la psychiatrie. La première chose qui me frappe, c’est lorsque la première psychiatre pose un diagnostic, je ne reconnais pas mon ami dans ces mots. Quand vous commencez votre histoire avec la liste des diagnostics qu’il y avait dans votre famille, je perçois le diagnostic comme un endroit de la limite. Quand je parle aux experts finlandais de l’open dialogue, ils me disent qu’il faut en finir avec la métaphore de la maladie. Pour eux, la santé mentale ne se pose pas en ces termes.

Un référent en santé mentale en Belgique dit que les diagnostics n’étaient pas utiles pour soigner les gens. Et c’est assez vrai. Je pense que le diagnostic naide pas forcément les soignants à réfléchir à des bonnes stratégies. En réalité, ce qui soigne na rien à voir avec le diagnostic. Les médicaments, cela ne marche pas voire, c’est dangereux. Cela marche peut-être sur du moyen terme pour 20-30% des gens, mais jamais sur le long terme. C’est éventuellement utile pour gérer les crises.

Aujourd’hui, les associations d’usagés de la psychiatrie demandent au niveau international, de rattacher les troubles, non pas à une étiologie génétique mais une étiologie autour du trauma et des violences subies dans l’enfance. On revient donc à la question des violences éducatives ordinaires. La violence est toujours perçue comme étant quelque chose d’extraordinaire, alors qu’elle est aussi ordinaire. Ordinaire, ça veut dire que par exemple. la manière de parler à son enfant, de lui imposer des choses, de le mépriser parce qu’il est plus faible, a un impact durable. La place du trauma est négligée dans les catégories diagnostiques des psychiatres. Probablement car le trauma et le psychotrauma se soignent principalement par des psychothérapies qui marchent, et cela les met  en porte-à-faux.

Il y a aussi beaucoup d’erreurs de diagnostics. Les catégories de diagnostics sont très fragiles au niveau scientifique, elles sont très discutées dans des débats à l’OMS par exemple. Qu’est-ce qui relève du trouble de l’humeur, qu’est-ce qui est de l’ordre de la schizophrénie, que serait la psychose? Scientifiquement, ce sont plutôt des hypothèses que des certitudes. La dépression, est-elle vraiment une maladie, ou est-ce que c’est une réaction normale à un monde qui dysfonctionne? Aujourd’hui, les diagnostics, je m’en fous un petit peu. Il faut s’attacher aux besoins des personnes, et à comment les aider? Quand j’ai été invité à l’OMS comme expert, la question posée dans les débats était: qu’apporte la science pour mettre en place une politique en santé mentale qui respecte les droits humains? Selon une approche evidence based and human based, d’un point de vue scientifique, les pratiques, comme l’open dialogue qui respectent les droits humains, sont plus efficaces.

Pour moi aujourd’hui, ce qui marche c’est d’être soi-même, d’être cohérent, congruent, de ne pas stigmatiser, de ne pas avoir peur. Je pense que le gros problème de notre société, c’est la peur. Je pense que les gens ont peur, ont peur des gens qui ont des troubles psychiatriques alors qu’on en à tous en fait. Tu as peur de toi-même, tu as peur de ta propre vulnérabilité, de la possibilité que toi aussi de devenir un jour, les autres. Les gens pensent qu’il y aurait des nous et des eux.

Avez-vous en mémoire des personnes qui s’en sortent, qui se sont rétablies durablement?

J’ai une de mes meilleures amies avec qui j’ai fait mes études de médecine, qui a déclenché un trouble psychiatrique sévère pendant ses études et que j’ai soutenue tout au long de sa trajectoire. On a appris ensemble à déconstruire la psychiatrie et à reconstruire une stratégie efficace de rétablissement. Elle élève trois enfants, elle est anesthésiste réanimatrice. Elle a pris énormément de poids à cause des traitements, une hypothyroïdie secondaire au lithium, liée aux traitements psychiatriques. Le traitement est censé soigner et là, il l’a rendu malade. Aujourd’hui, elle vit sans traitement, avec plein de stratégies de bien-être. Quand elle entre en crise, elle prend quelques médicaments qu’elle maîtrise. J’étais vraiment en première ligne, son parcours est fondateur pour moi. Son état était sévère et elle est arrivée à se rétablir.
Avant ça, lorsque j’étais jeune psychiatre, j’ai rencontré Saïd* qui était enfermé en chambre d’isolement et qui n’arrêtait pas de défoncer la porte à coups de poings et de pieds. Je suis devenu son psychiatre et il m’a accompagné à lui faire confiance pour arrêter les traitements. Aujourd’hui, il est travailleur pair, médiateur de santé, il a quatre enfants. Il va bien, toujours sans traitement, alors que son diagnostic était plus plus plus.

Le rétablissement, c’est un processus long, ça prend plusieurs années. Saïd a été assez rapide, je dirais qu’en cinq ans, il s’est vraiment bien rétabli. Le système est tellement inadéquat, que pour te rétablir, tu dois te rétablir contre le système. Il faut être à la fois intuitif, autonome, flexible, évidemment intelligent. Mais c’est une intelligence pragmatique, inscrite dans le réel. Il ne faut pas être un théoricien, c’est une intelligence de vie.

Les rétablissements ne sont pas linéaires, ce sont des processus de changements. Ce n’est pas une politique des petits pas, c’est une politique d’essais-erreurs: je tente ça, ça marche, je tente ça, ça ne marche pas. Mais au moins dans le rétablissement, il y a une espérance. Au final, selon moi, le rétablissement, c’est aussi la capacité à se réaliser, à être heureux.

Depuis trente ans, la spécialité de mon laboratoire, c’est de mesurer le bonheur, la qualité de vie. On sait que la mesure épidémiologique de la qualité de vie ne marche pas très bien. Dans mon laboratoire, nous fabriquons des outils pour mesurer le bonheur, mais si évidemment, on veut mesurer le bonheur d’une population sans abri, les échelles doivent être adaptées à leur contexte de vie. Sinon, ça ne marche pas. Ainsi, on peut mesurer si une stratégie thérapeutique joue sur le bonheur de la personne. C’est un critère bien plus intéressant que la diminution des symptômes. Si on veut diminuer les symptômes de quelqu’un, mais qu’il est malheureux, est-ce que vous avez vraiment améliorer sa santé? Cela peut paraître présomptueux d’un point de vue scientifique de mesurer le bonheur, mais du point de vue de la santé publique, cela permet d’avoir un critère plus pertinent.

Marseille est une plateforme des alternatives à la psychiatrie, le squat de la rue Curiol s’est transformé en maison d’accueil pour les gens de la rue avec des troubles psy sévères. L’équipe Marss pour le rétablissement sanitaire et social, le lieu de répit, sont toujours en place. Nous avons également ouvert un tiers lieu, le Coco-Velten. En 2019, nous avons lancé une université du rétablissement (COFOR, Centre de Formation au Rétablissement), sur le modèle international du Recovery College. Nous formons des gens en souffrance au rétablissement, avec l’aide de personnes qui sont elles-mêmes dans un processus de rétablissement plus avancé. Tout ceci existe à Marseille, mais pour autant, la majorité de l’argent continue à aller dans les hôpitaux psychiatriques qui sont des lieux de non soin. Alors, pourquoi ne mettons-nous pas en place des solutions qui existent  Dans le livre « Les prisons où nous choisissons de vivre », Doris Lessing dit que dans le futur, les gens se poseront une question: « Pourquoi n’avons-nous pas utilisé toutes les solutions que nous avions découvertes?» Pour moi, l’humanité se tape la tête contre les murs toute la journée comme cette enfant autiste, alors qu’elle peut répondre à ses besoins…

Vincent Girard sera invité le 21 mai 2022 après-midi au théâtre de Saint-Gervais pour l’enregistrement public d’une émission spéciale du LABO / espace 2: À la folie.

* Saïd Mezamigni, pairaidant et musicien, sera sur scène au théâtre de Saint-Gervais, il fera prochainement l’objet d’un portrait sur ce blog.

Cet entretien entre dans le cadre de mes recherches sur les voies alternatives à la psychiatrie. Une recherche, qui sinscrit dans la création du spectacle AT THE END YOU WILL LOVE ME, qui sera présenté du 12 au 21 mai 2022 au théâtre Saint-Gervais de Genève. Il sera également diffusé à la radio suisse romande (RTS).

Lire dans la même série, le portrait de Frédéric Meuwly, “J’ai été schizophrène”

Remerciements pour l’aide à la transcription et la réécriture, Liliane Terrier, Zita-Carmen Velluz

 

crédit photo: Raimon Gaffier

Frédéric Meuwly, portrait

« J’ai été schizophrène »

Dans son livre « Schizo », Frédéric Meuwly témoigne de son passé schizophrène. Il entendait des voix et se pensait possédé par le diable. En psychiatrie, le diagnostic de la schizophrénie est souvent vécu comme une condamnation, on ne parle jamais de guérison, au mieux de rétablissement. Frédéric Meuwly est revenu de son voyage en « Schizophrénia » grâce à une approche thérapeutique inédite, centrée sur le corps et non sur le mental.

CB : Le 23 octobre 1987, vous vous rendez au cinéma pour voir Full Metal Jacket de Stanley Kubrick, vous entrez dans la salle, mais vous n’en ressortez jamais[1]. C’est le moment de la fracture et du basculement ?
FM : Oui c’était comme un accident de la route. À la fin du film, j’étais complètement paumé, la voix de mes amis était robotisée. Intérieurement, c’était une douleur atroce. Mon identité s’était fondue dans le personnage de Grosse baleine qui se suicide dans le film. Je voulais mourir. J’avais besoin d’une explication pour comprendre ce désir inadmissible. J’ai commencé à penser que j’étais possédé par le diable. J’avais une arme et le diable me disait de la prendre pour me flinguer.

CB : Le film était pour vous un événement déclencheur ?
FM : Toute ma vie a été un événement déclencheur. À l’époque, je ne pouvais pas avoir une vie normale, l’idée d’avoir une copine m’angoissait profondément. Mon inconscient était resté bloqué à l’âge de la préadolescence. J’étais un enfant non désiré, ma mère a voulu avorter. J’ai été placé jusqu’à l’âge de vingt mois chez une maman de jour maltraitante et j’ai été victime de privation sensorielle. J’ai été ensuite récupéré par ma mère, mais très jeune, j’étais déjà très abimé. À l’adolescence, je n’ai pas pu me construire normalement. J’ai commencé à m’opposer à mon père qui frappait ma mère. À la suite d’une enquête des services sociaux, j’ai été sorti de ma famille pour avoir mon propre appartement.

CB : Cela a été salvateur d’être sorti du système familial ?
FM : Cela s’est avéré neutre, cela n’a rien changé du tout à mon état émotionnel. L’enquête des services sociaux a été très gênante pour moi car nous devions parler de nos sentiments, et nous n’étions pas habitués. J’avais besoin de réponses. J’avais grandi dans un milieu évangéliste modéré, et donc en cherchant des solutions, j’ai plongé « dans des bondieuseries ».

CB : Dieu vous semblait être la solution à votre mal-être ?
FM : Oui je cherchais un antidote et Dieu m’a semblé la seule possibilité. C’est tout ce qui me restait dans la vie. Dieu me promettait une libération moyennant des conditions que je n’arrivais jamais à remplir. Dieu ou le diable exerçaient sur moi la même pression : j’étais possédé par le diable et Dieu allait me sauver. J’allais dans des églises évangéliques assez extrêmes avec des prédicateurs censés nous guérir. En réalité, ils ne guérissaient rien du tout.

CB : Dans le livre L’intranquille, le peintre Gérard Garouste, en proie à un long parcours psychiatrique, explique qu’on a les délires de sa culture ?
FM : Oui en effet. Je travaille dans la réinsertion des jeunes. Certains, qui ont des troubles mentaux, se pensent persécutés par des espions. Je me souviens aussi d’un jeune passionné de science-fiction, qui divaguait sur les extra-terrestres. Le fond schizophrénique est toujours le même, mais on emprunte le décor à sa culture.

La schizophrénie, une réponse correcte à un contexte incorrect

CB : Vous expliquez la schizophrénie comme « une maladie inéluctable si certaines circonstances sont réunies. Elle constitue une « réponse correcte » à un « contexte incorrect ». »

FM : oui, effectivement, ne devient pas schizophrène qui veut ! Il y a une certaine « logique » sous-tendu par l’impossibilité de se construire. Après, je suis conscient que mon parcours est hors norme, car j’ai réussi à scinder ma vie entre le professionnel, où je jouais un personnage qui donnait le change, et ma vie privée où je vivais mes délires. Le fait est, qu’après ma guérison, vers 2006, j’ai reçu dans mon travail des patients diagnostiqués schizophrènes pour leur intégration professionnelle. Ces rencontres m’ont permis de prendre conscience de mon parcours et j’ai commencé l’écriture. J’ai reconnu chez eux les mêmes symptômes.

CB : Notamment les voix ?
FM : Oui. Quand nos pensées ne sont plus les nôtres, elles deviennent les voix. Après ma guérison, j’ai compris que ces pensées étaient des désirs inconscients. Celui de mourir n’étant pas acceptable, il devait venir d’une entité extérieure. Pendant trois semaines après ma première décompensation, ces voix m’ont constamment habité. Jour et nuit. Je ne dormais plus. C’était atroce. Les voix me demandaient de faire des choses létales. J’avais l’impression de jouer à la roulette russe.

CB : Vous n’avez plus de visites de ces voix ?
FM : Non plus du tout et ceci depuis des années. J’ai vécu pendant sept ans avec des hauts et des bas. Mon travail était un puissant anxiolytique, car il canalisait mon esprit. À l’époque, j’étais moniteur de colonies de vacances, je faisais de la marche, du ski, cela m’aidait beaucoup. Et puis en congé, dans mon petit studio, les voix réapparaissaient. Elles s’arrêtaient la veille de la reprise du travail. Je retrouvais alors le personnage que je jouais, j’étais un peu « quelqu’un ». Lorsque j’ai eu un métier avec un rythme plus régulier, où j’avais mes soirées de libre, c’est devenu très compliqué à gérer.

CB : Vous dites être allé en « Schizophrénia », pourquoi est-ce un voyage ?
FM : C’est un monde à part. Imaginez-vous parachuté à Alep en plein milieu des bombardements, sans aucune préparation et avec un esprit d’enfant. Vous n’avez plus aucun repère, la langue parlée n’est pas la vôtre. Je n’étais plus capable de dire « j’ai mal », je disais « ça fait mal ». Je n’avais plus les mots pour décrire ce qui m’arrivait.

CB : Mais un voyage peut être positif ?
FM : Non pas en « Schizophrénia ». C’était un voyage forcé. C’est difficile à imaginer un pareil état de délabrement. J’étais très déstructuré, je me sentais morcelé. Mon esprit était rétrogradé à un stade si archaïque que seul, une pensée simple et absolue pouvait me secourir : Satan me possède et Dieu va me sauver. Tout le reste n’était plus recevable.

Guérir le mental par le corps

CB : En 1993, vous rencontrez Éliette Christen, physiothérapeute, ex-cheffe du service de réadaptation de l’hôpital cantonal vaudois, en Suisse, et qui a mis au point « La morpho-psychothérapie par le souffle profond ». Selon vous, c’est la personne qui a rendu votre guérison possible ?
FM : J’ai guéri grâce à une approche exclusivement corporelle. Lorsque j’ai rencontré ma thérapeute, je ne lui ai pas dit que j’étais schizophrène. Je n’aurai pas pu lui dire, j’étais encore dans le déni. J’ai juste évoqué des problèmes de respiration. Elle m’a expliqué que c’était lié à une scoliose et une lordose ainsi qu’à une introversion de la cage thoracique, et elle s’est lancée pour « retaper tout ça ». La réhabilitation de ma morphologie a amené de la détente physique qui a déclenché de la détente cérébrale. Petit à petit, les voix ont disparu. Je n’étais pas vraiment conscient de ce qui se passait, mais je dois mon salut à cette thérapie.

CB : Vous n’évoquiez jamais la schizophrénie avec elle ?
FM : Non jamais. Elle avait une certaine distance avec la psychiatrie, elle considérait que séparer corps et mental, et de surcroit faire une classification – du mental[2] – relevait d’une vision naïve de la nature profonde de l’homme. Je ne suis pas le seul à être passé entre ses mains pour des troubles mentaux mais ce n’était jamais exprimé directement.

CB : Pourquoi cette thérapie a été si bénéfique selon vous ?
FM : Depuis la petite enfance, on accumule les tensions. Ces tensions musculaires empêchent un développement harmonieux du squelette, de toute la colonne vertébrale et gênent la qualité de la respiration et de la verticalisation. Dans cette thérapie, il y environ une douzaine de postures qui permettent, entre autres, de récupérer en capacité respiratoire. Bien avant que l’épigénétique ne le démontre, Mme Christen considérait que les troubles qualifiés de « mentaux » représentaient l’expression de nos cellules qui composent notre corps, et que celle-ci – l’expression – était potentiellement modifiable avec sa thérapie.

CB : Vous dites, « j’ai été schizophrène ». En psychiatrie, on considère généralement que la guérison est impossible. Or, vous utilisez le passé, pensez-vous vraiment ne jamais rechuter ?
FM : Non, c’est impossible ! Je n’ai plus de problème avec mon identité, mes fondations sont en béton armé. Ma thérapeute considérait que nous étions dénaturés, trop éloignés d’une relation simple à la nature et notre environnement. Elle était très terre-à-terre. Les postures se faisant dans l’expiration, nous ne pouvions pas parler. Quand je sortais d’une séance, j’étais très détendu, je roulais en voiture comme sur des aéroglisseurs. Mais, le lendemain, la thérapie éveillait des émotions, et ces émotions n’étaient pas toujours agréables. Elles pouvaient être aussi douloureuses qu’en temps de crise. Mais comme j’étais détendu, je pouvais les traverser et me reconstruire.

CB : Cette traversée vous a permis de donner une place plus juste à vos émotions ?
FM : La thérapie m’a permis de métaboliser des émotions jadis embourbées dans un magma d’angoisses. La schizophrénie empêche d’identifier nos émotions. La personne capte des choses de son environnement mais il lui est impossible de les trier. La thérapie m’a permis de reconstruire un nouvel écosystème.

CB : Mais le fait de ne jamais avoir parlé de schizophrénie avec elle n’a-t-il pas ralenti votre guérison ?
FM : Oui, j’aurais peut-être gagné du temps si j’avais pu m’exprimer plus pendant les séances. Mais je considère que les nonante pour-cent de ma guérison viennent de cette technique corporelle. On rencontre chez les patients qui ont des troubles mentaux, des adaptations négatives de la morphologie. C’est comme la tôle froissée d’une voiture accidentée. Avec cette technique du souffle profond, on retrouve la forme originale de la tôle.

CB : Aujourd’hui, vous souhaitez prendre le relais de votre thérapeute, et faire connaître sa technique ?
FM : Oui, j’ouvre un cabinet dans ma maison, et même si je continue mon travail dans la réinsertion, j’ai surtout le désir d’apporter ma contribution pour aider ceux qui souffrent actuellement. Cela a fonctionné pour moi, je connais la pratique, je connais les fondements, je me dois de prendre le relais de ma thérapeute. En intervenant presque exclusivement avec des médicaments qui agissent sur les neurotransmetteurs, la psychiatrie est limitée dans ses effets bénéfiques sur les patients. Par ailleurs, il y a eu par le passé tellement de dérives au niveau des approches corporelles qu’elle s’en trouve encore échaudée, et du coup, privée d’une piste qu’elle n’explore pas.

CB : L’écriture de votre livre a été thérapeutique également ?
FM :
La sortie du livre a surpris tout mon entourage. C’était un peu comme un coming out. L’écriture du livre a parachevé un processus de guérison, en me sortant de la honte, en osant raconter mon histoire. Avoir été schizophrène, ce n’est pas comme avoir été le champion du cent mètres. Je suis cependant très fier de m’en être sorti. C’était un parcours incroyable, j’ai l’impression d’avoir fait Paris-Moscou sur les genoux.

Cet entretien est le premier d’un cycle dans le cadre de mes recherches sur les voies alternatives à la psychiatrie. Une recherche, qui s’inscrit dans un projet de création plus large, dont le résultat sera montré au théâtre de Saint-Gervais à Genève,. Il sera également diffusé à la radio suisse romande (RTS), lorsque le contexte sanitaire sera plus serein.

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[1] Extrait de: Frédéric Meuwly. « SCHIZO. » Éditions Abysses, mars 2020.
Pour plus de renseignements, consultez le site Internet de l’auteur, https://mpts.ch/.

[2] Frédéric Meuwly fait référence ici au DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders). Publié par l’Association américaine de psychiatrie (American Psychiatric Association ou APA), ce manuel de référence en psychiatrie décrit et classe les troubles mentaux.