Interdiction de ne pas gagner: l’absurde storytelling du sport de haut niveau

Jessica et Georgia sont deux triathlètes qui se battent au plus haut niveau mondial. Elles représentent la Grande-Bretagne, pays qui truste régulièrement les podiums au niveau mondial depuis quelques années. En cette année pré-olympique, Tokyo accueille une épreuve qui fait office de répétition générale avant les JO de 2020, et dans laquelle les athlètes ont des chances d’obtenir leur ticket de qualification pour la grande messe du sport. Les craintes quant à la météo estivale japonaise ont été confirmées la semaine passée, avec une eau à 30.3º, l’air à 31.5º, et l’humidité à 66%, tant et si bien que les organisateurs ont sagement raccourci la dernière partie (la course) de 10 à 5 km.

Rapidement, les deux compatriotes mènent la course sur le parcours vélo, puis se retrouvent seules en tête sur la partie course à pied. Euphoriques, elles décident dans les derniers mètres de franchir la ligne mains dans la main, victorieuses et probablement fières de ne pas chercher à se départager. La victoire individuelle devenant soudainement insignifiante, en comparaison de la joie spontanée du partage qui se lit sur leurs visages.

Les triathlètes britanniques Georgia Taylor-Brown, à gauche, et Jessica Learmonth franchissent la ligne d’arrivée en tête à Tokyo, main dans la main. Jae C. Hong/AP Photo

Le sport recèle de moments émouvants, d’imprévus, de drame parfois, mais aussi de générosité là où ne l’attend plus, tant l’impératif de performance vient encenser la victoire acquise au terme de l’effort. Ces moments nous rappellent peut-être que le sport n’est finalement que l’expression organisée d’un jeu. On y a certes ajouté des règles pour permettre une forme d’équité, cette même équité qui devient problématique dans une situation particulière comme celle de Caster Semenya. Ici, l’équité est telle que la ligne d’arrivée ne peut les départager. On peut même y voir une mise en abyme de la fameuse maxime de Pierre de Coubertin, le rénovateur des Jeux Olympiques modernes: “L’important dans la vie, ce n’est point le triomphe, mais le combat. L’essentiel n’est pas d’avoir vaincu, mais de s’être bien battu.”
L’histoire aurait pu (dû?) s’arrêter là. Alors que l’on nous apprend que les images et les histoires sont depuis la nuit des temps les témoins de l’héritage des peuples, celles-ci trouvent aujourd’hui leur némésis ultime: l’humain et sa bêtise.

Alistair Brownlee, à gauche, porte son frère Jonathan sur les derniers mètres de la course de Cozumel (MEX) en 2016. Photo: EPA

Les deux frères Brownlee, Jonathan et Alistair sont deux triathlètes anglais (eux aussi, décidément). Ils ont été les protagonistes d’une scène inédite en 2016 : le premier (le cadet) est en tête et commence à tituber à 300 mètres de l’arrivée, souffrant d’un évident coup de chaleur. La course se déroulait à plus de 30 degrés avec un taux d’humidité élevé, conditions réunies pour ce genre de surchauffe corporelle dangereuse. On se souviendra de l’arrivée épique de Gaby Schiess-Andersen au marathon féminin des JO de Los Angeles en 1984. Son aîné de frère, champion Olympique peu avant à Rio (Jonathan avait fini médaillé d’argent), deuxième de la course, le rattrape, s’arrête et le porte quasiment jusqu’à la ligne d’arrivée. Il voulait ainsi lui donner une chance de remporter le classement général de la Coupe du Monde. Il le poussera devant lui sur la ligne. Le geste restera dans les annales, même s’il n’aura pas suffit.

Le règlement est changé en 2018 pour limiter l’héroïsme fraternel et les dénouements contraires à la sacro-sainte compétition. Les “administrateurs” du triathlon mondial ont alors réfléchi à quelques scénarios catastrophes possibles et ont ajouté le point 2.11f, qui stipule : “… des athlètes qui finissent la course à égalité de façon intentionnelle en ne faisant aucun effort pour séparer leur temps d’arrivée seront disqualifiés”. Dès lors, les juristes et les officiels se sont rapidement accordés pour trancher sur cette situation inédite. Jessica Learmonth et Georgia Taylor-Brown ne figurent plus sur le haut du classement de la course, mais tout en bas, avec trois lettres faisant office de trace de leur présence: DSQ (disqualification).

La victoire finale de l’épreuve pré-olympique de Tokyo 2019 est revenue à la bahamienne Flora Duffy, qui obtient ainsi un ticket pour les JO lors de sa première course après une année de rééducation de blessure. Une belle histoire aussi, mais quelle l’histoire préférez-vous?

Boris Gojanovic

Boris Gojanovic est médecin du sport à l'Hôpital de La Tour à Meyrin (GE). Son credo: la santé pour et par le mouvement. Sa bête noire: l'immobilisme. Il s'occupe de tous ceux, jeunes ou moins jeunes, sportifs ou non, qui pensent que bouger mieux les mènera plus loin. Il espère être un facilitateur, tout en contribuant au transfert et à l'échange de connaissances, tant dans la communauté que dans les auditoires.

4 réponses à “Interdiction de ne pas gagner: l’absurde storytelling du sport de haut niveau

  1. Good one, Boris. In trail races, the “tie” is a possibility – and the specific rule we’ve developed with the assistance of ITRA captures this:

    “A finishing position resulting in a tie is permissible when clearly evident by the athletes’
    intention.”

    Rule (in French) >>> https://www.iaaf.org/download/download?filename=7cd2bdb8-2e23-4952-bd98-e74d733e7805.pdf&urlslug=Amendment%3A%20Technical%20Rule%20251%2C%20in%20force%20from%201%20January%202019

    1. Superb, Alessio. This must get the triathlon “authorities” something to think about…hopefully.

  2. Rien n’empêchait une des deux sœurs de laisser l’autre passer en premier. Oui le règlement est un peu stupide. Mais il faut se rendre compte que si le sport est un jeu c’est aussi dans le cas de jeux olympiques un travail fait par des sportifs de haut niveau. Les investissements sont énorme et demande des qualifications clair. Si les sportifs sont trop puéril et préfèrent faire la une des journaux (du moins dans le cas des deux sœurs où aucune blessure n’est présente) plutôt que de rester professionnelle et laisser leurs émotions pour la fin de la course désolé mais leur belle histoire voilà voilà. Ce sont des professionnelles de haut niveau et donc oui ils doivent se comporter comme tel. Le monde des bisnounours ça s’appelle le sport amateur ou tu vas justement pour te faire plaisir. A aucun moment le sport de haut niveau prétend à être un compte de fée. Bien au contraire c’est une guerre du meilleur et ça désolé de vous en informer cher rédacteur du Temps, mais c’est pour ça que le sport de haut niveau attire du monde et pas le niveau amateur.

    Ce que les gens veulent voir c’est des professionnelle de dépasser et pas deux gamins se tenir la main pour finir entre pote. Sinon je le répète personne ne les empêchent d’aller dans des clubs amateur juste pour le plaisir du sport. Bref on pourrait continuer à développer et à prendre d’autres exemples mais le but était surtout de tenter de remettre sur terre le rédacteur qui j’ai l’impression regarde le sport comme une fête de village où les sourires et le p’aisir Passe avant tout alors que le sport professionnel n’est qu’un combat pour être le
    Meilleur.

    1. Merci beaucoup pour le partage de votre point de vue. Je précise que le contenu du billet n’engage que ma personne en tant que contributeur au blog du Temps. Le Temps ne fait qu’héberger la plateforme pour permettre le dialogue et l’expression d’idée. Elles sont clairement parfois polarisantes, comme votre commentaire le souligne. Petite précision, elles ne sont pas soeurs, mais représentent simplement le même pays. Sportivement.

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