Les véritables implications de l’assassinat d’Abe Shinzo

Quelques semaines nous séparent désormais de l’assassinat choquant d’Abe Shinzo, la figure dominante de la politique japonaise de ces dix dernières années, durant un discours de campagne électorale. Cette distance permet de relativiser les grandes prédictions faites par certains observateurs immédiatement après l’événement. On parlait alors d’ébranlement de la stabilité de la société nippone, du début d’une nouvelle vague de violence politique, ou de remise en question de tout le système politique de l’archipel. Il n’en sera probablement rien.

 

Un parti refaçonné et un pays qui tourne la page

L’assassinat a effectivement choqué le pays, mais celui-ci s’en est vite remis. L’impact sur l’élection de la chambre haute de la Diète qui eut lieu quelques jours plus tard fut minimale, et le sujet a depuis longtemps cessé de dominer les conversations. Si tous déplorent la fin violente de M. Abe et reconnaissent qu’il a bien servi son pays, notamment en élevant considérablement son profil sur la scène internationale, l’assassinat n’a pas changé l’opinion des détracteurs, qui pointent du doigt les fortes inclinations nationalistes de l’ancien premier ministre, son attitude souvent jugée impérieuse et les multiples scandales qui ont marqué son long passage au pouvoir. C’est pourquoi près de la moitié de la population est opposée aux obsèques nationales, que le gouvernement a décidé d’organiser.

Quoi qu’il en soit, nul ne s’attend à ce que le décès de M. Abe déclenche un cycle de violences politiques, qui étaient fréquentes dans le Japon d’avant-guerre mais ont par la suite été réduites à des incidents isolés. Les mesures de sécurité lors des évènements publics tenus par des politiciens de premier plan seront certainement renforcées, mais l’assassinat est considéré comme un incident isolé et anormal.

 

Les répercussions politiques s’annoncent quant à elles certes importantes pour les membres ambitieux du Parti libéral-démocrate (LDP selon son acronyme anglais), qui domine la politique nippone. Nombre d’entre eux sont probablement en train de manœuvrer en coulisse pour tirer profit de l’énorme vide laissé par M. Abe. Celui-ci a cependant refaçonné son parti à son image avec un tel succès qu’il est peu probable que la trajectoire du Japon change beaucoup en raison de son départ. Le LDP était jusque dans les années 2000 un parti attrape-tout, qui comprenait des mouvances libérales et modérées ainsi que des mouvances conservatrices et nationalistes. Sous la houlette de M. Abe, ces dernières sont devenues dominantes, à tel point que l’actuel premier ministre, Kishida Fumio, qui appartient pourtant aux premières, a dû pour être élu promettre de poursuivre les politiques initiées par son prédécesseur. Rien n’indique qu’il s’apprête à faire marche arrière maintenant que M. Abe a quitté la scène. Celui-ci est indubitablement parvenu à définir le nouveau courant dominant de la politique japonaise, qui promet un Etat fort, protecteur, et proactif sur la scène internationale.

 

Une classe sociale marginalisée

S’il n’annonce probablement pas de grands changements au Japon, l’assassinat de M. Abe a cependant mis en lumière deux phénomènes souvent ignorés. Le premier est la précarité dans laquelle vit une partie non-négligeable de la population nippone. A l’image de l’assassin, nombre de Japonais vivent des vies isolées et cachées, entretenant peu de relations sociales et survivant de petits emplois à court terme et à bas salaire qui leur permettent tout juste de louer un appartement exigu et de subvenir à leurs besoins quotidiens. L’Etat a davantage tendance à ignorer ces personnes qu’à chercher à les assister, et les associations non-gouvernementales de soutien ne peuvent que très partiellement se substituer à lui.

Les cas de personnes marginalisées commettant des actes violents restent bien entendu très rares, mais ne sont pas inconnus. Des individus avec des troubles psychologiques et des intentions criminelles existent partout et il est impossible de prévenir entièrement de tels incidents. Au Japon, ceux-ci sont néanmoins un rappel régulier que le pays pourrait faire plus d’efforts pour tendre une main salvatrice à ses citoyens que la vie a malmenés.

 

Sectes religieuses sur la défensive

L’assassin de M. Abe n’était cependant pas motivé par un ressentiment général contre la société, mais par une rancune particulière envers une des sectes religieuses les plus puissantes de l’archipel, qui entretient des liens importants avec les élites politiques conservatrices. Cette secte, l’Eglise de l’Unification, d’origine coréenne, à la présence globale et connue en Europe sous son appellation de secte Moon, a été accusée d’innombrables fois de tromper ses membres et de les exploiter jusqu’à les ruiner financièrement. C’est ce qui semble être arrivé à la mère de l’assassin de M. Abe. Au Japon comme ailleurs, la secte soutient des causes politiques ultra-conservatrices et sa capacité à mobiliser ses très nombreux membres (estimés à plusieurs centaines de milliers dans l’archipel) lui ouvre beaucoup de portes.

Les liens étroits entretenus avec de nombreux politiciens du LDP, dont M. Abe (la photo ci-dessus est prise d’un discours qu’il avait donné l’année dernière durant une conférence organisée par la secte), sont connus depuis longtemps, mais la presse japonaise avait tendance à éviter le sujet. L’assassinat a cependant changé les choses et déclenché une avalanche d’enquêtes et de révélations qui ont mis l’Eglise de l’Unification et le LDP dans l’embarras. Les partis d’opposition et les critiques de longue date ont le vent en poupe, et il semble probable que la secte voie son rôle dans la vie publique japonaise fortement réduit.

 

Maintenant que la question de l’influence politique des sectes religieuses anime le pays, les yeux se tournent également vers un acteur encore bien plus important. Soka Gakkai est non seulement la plus grande « nouvelle religion » du Japon (avec plus de 12 millions de membres), mais fait également partie intégrale, à travers son bras politique, le Komeito, de la coalition qui gouverne le pays presque sans interruption depuis 1999 – année qui marque le début d’une alliance avec le LDP. Le Komeito a en réalité eu une influence modératrice sur son allié, s’étant fait l’avocat des droits du citoyen moyen face à un Etat trop puissant et d’une politique étrangère pacifiste. Il joue cependant un rôle crucial dans le maintien du règne du LDP de par sa capacité à mobiliser les membres de Soka Gakkai pour soutenir les candidats de son allié partout où le parti lui-même n’est pas dans la course.

Les opposants à cet arrangement voient dans l’affaire de l’assassinat l’occasion d’affaiblir le Komeito – qui fait de surcroît face à d’autres défis liés à un changement de direction – et de pousser Soka Gakkai à se retirer du monde politique. Cela forcerait le LDP à chercher d’autres partenaires pour assurer la stabilité de son socle électoral. Vu la direction prise par le parti sous M. Abe, ces nouveaux partenaires seraient probablement plus à droite que le Komeito, ce qui risque de pousser la gouvernance du Japon dans une direction encore plus conservatrice. Si le décès de M. Abe contribue à un tel changement, il aura en fin de compte effectivement refaçonné la politique japonaise.

Antoine Roth

Antoine Roth est professeur assistant à l'Université du Tohoku à Sendai, au Japon. Genevois d'origine, il a obtenu un Master en Etudes Asiatiques à l’Université George Washington, et un Doctorat en Politique Internationale à l'Université de Tokyo. Il a également effectué un stage de six mois à l'Ambassade de Suisse au Japon. Il se passionne pour les questions sociales et politiques qui touchent le Japon et l’Asie de l’Est en général.

4 réponses à “Les véritables implications de l’assassinat d’Abe Shinzo

  1. Merci pour cet analyse d’une situation politique compliqué et très peu connue en Europe. J-ai eu la réponse à la question que je me posai concernant l’opposition de la majorité des japonais aux funérailles nationales accordées à M. ABE.

  2. Vous avez des nouvelles de la Covid au Japon ?

    Il y a 2 semaines:

    “Nous sommes en pleine septième vague, avec une explosion des cas au niveau national. Si la tendance ne s’inverse pas dans les deux semaines, les hôpitaux seront débordés et les activités économiques perturbées. Il faudra se résoudre à de sévères restrictions de déplacements. » Kazuhiro Tateda, professeur à l’université Toho, a dressé, vendredi 29 juillet, sur la chaîne publique NHK, un constat alarmiste quant à la situation sanitaire au Japon.”

    https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/07/31/covid-19-le-japon-submerge-par-une-septieme-vague-d-une-ampleur-inedite_6136718_3244.html

    1. Comme l’article du Monde l’indique, nous sommes effectivement dans la plus grande vague que le Japon ait connu jusqu’à maintenant, bien que celle-ci aie désormais heureusement commencé à refluer. La cause en est cette terrible variante BA.5, combinée au fait que même si le taux de vaccination est élevé sur l’archipel, les vagues précédentes avaient été relativement petites, ce qui fait que la proportion de la population qui avait été exposée au virus était encore assez faible (et donc le degré d’immunité aussi). Dans tous les cas, le système hospitalier a cette fois été mis sous extrême pression et les institutions sociales ont beaucoup souffert, mais malgré cela on a bien senti que les japonais sont maintenant au même stade que les Européens, c’est-à-dire qu’ils se sont résignés à “vivre avec covid” et ne s’imposent plus vraiment de restrictions malgré l’intensité de la vague. La situation était bien entendu suivie de près et discutée tous les jours aux nouvelles, mais sans le degré d’urgence et d’alarme des vagues précédentes, ce qui a probablement beaucoup frustré les experts médicaux qui tentaient de souligner la gravité de la situation sans grand succès.

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