Pour que deux et deux ne fassent jamais cinq

Les « réfugiés » ukrainiens sont-ils vraiment mieux traités que les autres ?

Le 12 mars dernier, le Conseil fédéral a activé pour la première fois le statut de protection S afin d’accorder de manière rapide et peu bureaucratique une protection aux dizaines de milliers d’Ukrainiens qui s’apprêtaient à arriver en Suisse.  Deux mois plus tard, certaines voix se font entendre pour critiquer ce qui serait un traitement de faveur, inéquitable envers les requérants d’origines diverses. Qu’en est-il dans les faits ?

A première vue, l’accueil réservé aux personnes fuyant le conflit en Ukraine peut sembler bien plus généreux que celui auquel sont confrontés les ressortissants d’autres pays, à l’image des Turcs, des Algériens ou des Afghans, pour citer les trois premiers pays d’origine des requérants d’asile en 2021[1]. C’est d’ailleurs un refrain que l’on entend de plus en plus ouvertement du côté de la gauche académique, appelant une généralisation du statut spécial (ce qui est en soi un non-sens).

Comparer ce qui est comparable

Comparer les situations est toutefois délicat car, comme nous l’avions vu plus en détail début mars, le statut de protection S ne vise précisément pas les réfugiés et les individus cherchant à être reconnus comme tels, mais les personnes déplacées provisoirement en masse par un danger général grave, notamment une guerre[2]. En d’autres termes, il s’agit d’une solution différente pour une situation différente.

S’il est vrai que les personnes qui bénéficient du statut S ont une situation juridique a priori plus confortable que celles qui déposent une demande d’asile – regroupement familial simplifié, droit immédiat d’exercer une activité lucrative ou encore liberté de mouvement – il faut relever une différence fondamentale : cette protection est temporaire.

C’est tout le contraire des demandes d’asile, qui sont déposées individuellement dans le but d’obtenir une protection à long terme – la volonté de retourner dans le pays d’origine étant ultra-minoritaire. Les requérants d’asile venus en Suisse refuseraient ainsi majoritairement de se voir proposer une solution (très) provisoire à l’image du permis S.

Un traitement identique serait inadapté

Il aurait été faux d’inscrire les ressortissants ukrainiens dans le système ordinaire de l’asile. D’une part, la quasi-totalité d’entre eux ne remplit pas les critères de l’asile et aurait obtenu, tardivement, un permis F (admission provisoire). Cela aurait immanquablement conduit, une fois la situation pacifiée, à de longues, coûteuses et rudes procédures de renvoi.

D’autre part, cela aurait impliqué de mener à bien des procédures individuelles pour chaque requérant, ce qui est en l’état pratiquement insurmontable au vu des infrastructures existantes et aurait péjoré le traitement de toutes les demandes, y compris issues d’Etats tiers.

A l’inverse, il serait tout aussi faux d’accorder le statut S aux populations venues des Etats d’origine habituels des requérants. La majorité d’entre eux ne fuit pas provisoirement un danger général, mais recherche bien plus une protection personnelle et durable.

Que ce soit pour des raisons personnelles ou juridiques, une admission (réellement) temporaire est exclue pour le plus grand nombre, qui vise à s’établir durablement. Accorder un regroupement familial simplifié et un droit de voyager dans le pays d’origine irait alors à l’encontre des principes du droit d’asile.

Il y aurait injustice si le séjour des Ukrainiens se prolongeait indéfiniment

S’il est indiscutable que la solution retenue est la seule voie cohérente que nous accordait l’ordre juridique suisse, il faut maintenant veiller à ne pas rater le coche du retour en prolongeant indéfiniment le séjour des bénéficiaires de la protection spéciale.

Si tel devait être le cas, les ressortissants ukrainiens auraient effectivement bénéficié d’une porte d’entrée vers la Suisse sans procédure individuelle d’asile et, pour l’immense majorité d’entre eux, sans remplir les conditions du droit des réfugiés ou du droit des étrangers.

Indépendamment du drame que cela impliquerait pour l’Ukraine (la perte des forces vives d’une génération entière serait dramatique du point de vue de la reconstruction, du développement et de l’avenir du pays), il s’agirait d’un précédent à même de déstabiliser toute la conception de notre droit d’asile – déjà fort bancale certes, j’y reviendrai dans un article de fond.

Agir de manière conséquente et juste

Les décisions qui s’annoncent au sujet des principaux concernés ne seront pas toutes faciles à prendre. Outre les difficultés pratiques (connaissance de la situation, brouillard de la guerre, contraintes juridiques et conséquences humaines), les autorités seront confrontées à un accueil émotionnel et politisé de leurs choix – le délai d’un an accordé aux personnes protégées échoit, pour l’instant, un peu plus de six mois avant les élections fédérales.

Ces considérations subjectives ne doivent pas nous faire perdre de vue les réels enjeux. Il faut dès aujourd’hui envisager le retour échelonné des Ukrainiens en fonction de leur région d’origine – la plupart étant pacifiées – et déterminer la manière dont la Suisse pourra les aider à reconstruire leur pays et à relancer leur économie, conformément à la loi sur l’asile.

Sans cela, nous nous dirigeons vers une marche à l’aveugle et nous condamnons à suivre les courants émotionnels qui ne manqueront pas de marquer le conflit durant les prochains temps.

[1] Demandes d’asile primaires, 2021 : https://www.sem.admin.ch/sem/fr/home/publiservice/statistik/asylstatistik/archiv/2021/12.html

[2] Art. 4 LAsi : https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/1999/358/fr

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