Climat, Environnement et Santé

Fête du premier août et crise du climat

J’ai déclamé hier soir mon premier discours du premier août. J’ai eu l’honneur de m’exprimer dans la cour intérieure du château de Rolle, devant les citoyennes et citoyens de cette petite ville de 6260 habitants, invitée avant tout en mes qualités de scientifique, climatologue plus précisément. En tant que telle je ne suis pas encore habituée aux discours officiels mais plutôt aux cours et aux conférences.

Alors comment concilier allocution pour la fête nationale et message d’urgence climatique et écologique? C’est le périlleux exercice auquel j’ai dû me livrer et voilà ce que ça donne :

« Chères Rolloises, chers Rollois, nous sommes réunis dans ce lieu historique avant tout pour fêter. Pour commémorer le mythique serment du Grütli en 1291 bien sûr, mais c’est aussi l’occasion de rappeler les différences d’échelles de temps entre celui des humains et celui de notre planète. A la fin du XIIIème siècle la Suisse n’existait pas encore, la formation de son territoire n’en était qu’à ses débuts. C’est d’ailleurs aussi en 1291 que le château qui nous abrite ce soir aurait été fondé. A cette époque, ce territoire appartenait aux seigneurs de Savoie, qui elle-même n’appartenait pas encore à la France. Quant au pacte de 1291, il sera choisi seulement six siècles plus tard comme pacte fondateur de la Suisse lors du développement des nationalismes qui caractérise le XIXème siècle. Aujourd’hui la plupart des nations dans le monde organisent une fête nationale pour permettre à leur peuple, chaque année, d’apprécier leur indépendance, souvent rudement acquise par des révolutions populaires pour s’affranchir de l’oppression des monarques ou plus récemment des pays colonisateurs. Chaque communauté, nation, état souverain, célèbre ainsi son propre héritage culturel et ses traditions. La fête nationale participe donc à perpétuer dans le temps notre sentiment d’appartenance et d’identité indispensable pour les humains, mammifères sociaux que nous sommes.

Car les fêtes ont deux fonctions universelles :  rythmer le temps et favoriser la cohésion du corps social. Qu’il s’agisse de nous rappeler nos origines, des symboles politiques, ou religieux, toutes les sociétés en organisent depuis l’aube de l’humanité.

Ainsi, les fêtes participent à notre capacité à vivre ensemble dans la durée, à travers les décennies et les siècles. Le vivre ensemble dans nos contrées est indissociable des valeurs démocratiques que les penseurs du XVIIIème siècle ont conceptualisées. Jean Jacques Rousseau a théorisé les bases d’une organisation sociale juste et équitable dans son révolutionnaire Pacte social qui lui valut à l’époque d’être expulsé de Genève, puis de Berne. Il y explique que les individus qui composent un peuple afin de vivre en toute harmonie doivent confier leurs droits à l’État, qui, par sa protection, conciliera l’égalité et la liberté. Le législateur qui représente le peuple a la tâche de sauvegarder le bien-être général contre les groupements d’intérêts privés. Rousseau conçoit également la notion de bien commun pour lequel les différents individus qui composent une société acceptent de contraindre leur volonté particulière à la volonté générale. Ainsi nous sommes le résultat des tribulations de nos ancêtres. Nous sommes ici ensemble en ce 1 août 2022, héritiers de tous les bouleversements, les idées, les technologies qui apparurent avant nous. Mais le XXIème siècle recèle de nouveaux défis pour nos communautés, et même pour l’humanité toute entière dans un monde globalisé, interconnecté et interdépendant.

Alors que nous avons dépassé six des neuf limites planétaires qui définissent la viabilité de la Terre pour notre espèce, les crises mondiales se succèdent et se superposent. Les mutations accélérées provoquées par les nouvelles technologies du Vivant et de l’informatique comportent de nouveaux risques, comme les cyberattaques que la commune de Rolle a dû affronter l’année passée.

La destruction de l’environnement et la mondialisation créent les conditions idéales pour les pandémies, nous ne sommes pas vraiment sortis de celle de la Covid que d’autres se profilent et c’est dans ce contexte déjà chaotique que l’Europe redécouvre la guerre. Avec elle, réapparait la menace nucléaire et nous prenons conscience de notre dépendance énergétique et alimentaire envers des pays qui ne respectent pas les droits humains.

Le nombre de pays démocratiques est en forte régression dans le monde depuis une décennie. La prise du pouvoir par des personnages dépourvus de toute forme de sagesse, d’empathie, de connaissances universelles, de moralité et de scrupules même dans des démocraties occidentales démontre les limites de l’économie néolibérale avec laquelle la loi du plus fort et du plus riche finit par l’emporter. Cela au point qu’une part toujours plus importante de la population se désintéresse totalement de la chose politique avec des taux de participation de plus en plus bas (34% VD 2022 !) Aujourd’hui le contrat social se délite. Tous les jours à Berne, je vois à l’œuvre la puissance des groupements d’intérêts mettre à mal le bien commun, et un qui me concerne en particulier : le climat !

Aie aie aie vous dites-vous maintenant si j’ai réussi à ne pas vous endormir avec mon cours d’histoire moralisateur, voilà que je vais en remettre une couche avec l’écologie…

Comment faire autrement Mesdames et Messieurs? Cela fait 15 ans presque jour pour jour que j’ai donné ma première conférence sur le réchauffement climatique, pas très loin d’ici à Eloi. Et non seulement tout ce qu’on craignait est arrivé, mais également beaucoup plus tôt, et plus intensivement. Je n’ai plus besoin de décrire les effets du réchauffement climatique, il vous suffit désormais de l’observer, de le ressentir et de le craindre par vous-même. Ne vous inquiétez-vous pas de savoir comment vos anciens vont supporter la canicule, surtout s’ils vivent dans un centre urbain, alors que les arbres disparaissent dans les innombrables projets immobiliers de l’arc lémanique ou eux-mêmes victimes du réchauffement ? Ne vous inquiétez-vous pas de l’impossibilité de refroidir les centrales nucléaires alors que la température des cours d’eau augmente chaque année ? Ne vous inquiétez-vous pas de vous retrouver en plein air si survient un épisode de grêle, grosse comme des balles de tennis ? Littéralement le ciel nous tombe sur la tête chez les Helvètes comme chez les Gaulois. Ne vous inquiétez-vous pas de voir les champs grillés comme il n’y a pas si longtemps on ne pouvait le voir que dans le sud de l’Europe ? Je pourrais continuer comme cela longtemps alors que toute cette chaleur et toute cette sécheresse donne soif… Alors je vais terminer ce discours en rappelant que nous sommes tous responsables face au défi désormais vital que de réussir notre transition énergétique et écologique. J’ai cependant totalement conscience que nous ne sommes pas tous égaux, ni ici ni ailleurs tant en termes de responsabilité que de vulnérabilité. Et le plus souvent ceux qui trinquent le plus et vont trinquer le plus, ne sont pas ceux qui sont les plus responsables. Un Suisse émet en moyenne 22 fois plus de gaz à effet de serre qu’un burkinabais, prenant en compte uniquement les émissions émises sur notre territoire. La Suisse, par habitant, est le 4ème pays le plus émetteur de CO2 derrière USA, Australie et Canada, prenant en compte les émissions de l’étranger pour produire nos biens de consommation importés et pour extraire les matières premières dont nous sommes totalement dépendants comme les énergies fossiles pour nos véhicules à moteur, notre industrie et nos chauffages, l’uranium pour le nucléaire mais aussi l’étain et le lithium pour nos smartphones et nos batteries électriques.

En Suisse, il y a 37 milliardaires, dont deux de plus depuis la crise COVID, et 500 000 millionnaires contre 722 000 personnes dont les revenus les placent en dessous du seuil de pauvreté. Les empreintes carbones des uns et des autres ne sont évidemment pas comparables. Enfin, pour que chacun puisse opérer les bons choix, l’état, de la commune à la Confédération, a le devoir de développer les infrastructures nécessaires, et de créer les incitations, tant pour diminuer nos émissions que pour s’adapter aux effets du réchauffement, ce que la commune de Rolle a engagé tout dernièrement avec son plan climat. Enfin les grosses entreprises et multinationales portent une responsabilité accrue. Je sais que bon nombre d’entre elles se sont lancées dans des programmes de réduction ambitieux, mais je vois à l’œuvre les pressions des lobbys de la grosse industrie mettre à mal toutes les tentatives du gouvernement et du parlement pour mettre enfin la Suisse sur les rails d’une politique climatique et environnementale adéquate face à l’urgence climatique et écologique. Car, malheureusement, ce n’est pas seulement une atmosphère stable que nous avons perdue, mais également des ressources naturelles indispensables. Les sols, l’eau et l’air sont pollués ou se raréfient et la disparition des espèces est 1000 fois plus rapide qu’avant la révolution industrielle. Alors qu’il a fallu 600 ans pour la création de la Suisse, les écosystèmes existants résultent d’une très longue évolution et interaction entre les éléments naturels et les espèces vivantes depuis des dizaines et des centaines de millions d’années. On parle désormais de 6ème extinction de masse du vivant, provoquée par les activités humaines, la dernière fois que c’est arrivé c’était il y a 65 millions d’années et provoqué par une gigantesque météorite.

Les innovations technologiques sont indispensables pour nous permettre de relever le défi climatique, mais seul un changement radical d’habitudes de consommation et la mise en place d’une économie basée sur la sobriété pourra préserver une planète vivable pour nos enfants. C’est désormais une question de survie. Car les sociétés humaines et l’économie ne peuvent survivre à l’effondrement des écosystèmes. C’est comme si vous imaginiez pouvoir continuer de vivre dans une maison en feu…

Il n’y a pas si longtemps en Suisse, comme cela n’a jamais cessé de l’être dans la plupart des régions du monde, les femmes et les hommes devaient se préoccuper de leur survie et de celle de leurs enfants au quotidien. Après une période extrêmement privilégiée très courte en réalité par rapport à l’échelle de temps géologique et à l’histoire humaine, voilà qu’aujourd’hui la fête est finie (façon de parler n’est-ce pas…). Nous devons nous préoccuper de l’avenir proche, pour permettre à nos enfants une existence digne. Nous devons faire cela, collectivement, à l’échelle de la planète comme à celle de Rolle d’ici à 2028 pour limiter le réchauffement dans des conditions d’habitabilité de notre planète. Pour cela nous n’avons pas le choix, nous devons renoncer à la satisfaction immédiate et illimitée de nos désirs, revenir à l’essentiel et à l’utile, préférer systématiquement la qualité à la quantité, l’être à l’avoir.

Ainsi j’achève ce discours, ma conclusion évidemment n’est pas très propice à la légèreté d’un événement festif, mais les fêtes servent aussi à détendre les tensions…Plus que jamais nous devons être capables de concilier appréhension grave de l’avenir et capacité d’apprécier les bons moments du présent, mais désormais en toute simplicité. Et l’occasion de construire, ou reconstruire, des liens communautaires riches et fertiles.

Mesdames et messieurs, chers habitantes et habitants de Rolle, je vous souhaite donc de belles festivités du premier août. »

Épilogue : après un tel discours du premier août, le risque bien sûr est de plomber l’ambiance. Mais à l’exception d’un monsieur d’un certain âge qui m’a reproché de le culpabiliser, plusieurs auditrices et auditeurs, de tout âge, m’ont remerciée pour la franchise de mes propos. J’en déduis que la population a soif de propos clairs et sincères. Il est de plus en plus absurde de chercher à rassurer en minimisant la gravité de la situation dans laquelle nous sommes. Il est au contraire nécessaire d’affronter la réalité en toute conscience, ce qui évidemment est impossible pour qui se complaît dans le déni. Il est également tout aussi important de rappeler qu’il n’est pas trop tard et que chaque dixième de degré d’augmentation de la température évité compte énormément.

Durant la soirée, l’ambiance était bel et bien festive dans le cadre admirable de la place du château de Rolle « bijou du Léman » (mes compatriotes boéland.e.s me pardonnent). L’annonce à 22 heures que les feux d’artifice étaient annulés pour question de sécurité, la végétation des berges et les vignes à proximité étant desséchées comme dans la plupart des régions d’Europe, fut reçue avec beaucoup de compréhension par la population. Ainsi nos traditions et nos habitudes sont-elles déjà modifiées par l’adaptation au réchauffement climatique, même le soir du premier août !

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