Racisme anti-Noirs dans les grandes entreprises suisses

Dans la plupart des pays occidentaux, les discriminations liées à la couleur de peau, à la religion ou encore au nom de famille persistent toujours malgré les dénonciations d’organisations de lutte contre le racisme. Trouver de grands patrons, d’origine africaine, par exemple, dans de grandes entreprises européennes ou américaines, relève d’une gageure, tant ils sont rares. La Suisse ne fait pas exception à cette règle. Problème de compétences ou pratiques discriminatoires ? Les avis divergent.

La polémique née du licenciement de M. Tidjane Thiam, ancien patron de Crédit Suisse, continue d’enfler plusieurs mois après le départ de celui que l’on considère comme l’un des patrons les plus doués de sa génération. Arrivé à la tête de la banque en 2015, après être passé par Londres où il a dirigé un prestigieux groupe d’assurances de 2009 à 2015, M. Tidjane Thiam s’est très rapidement imposé dans la 2ème banque de Suisse. À tel point que cela dérangeait, semble t-il, au plus haut niveau de la hiérarchie de l’entreprise. Mais le plus surprenant est que son ascension aurait également déplu à la population zurichoise, voire suisse, qui, apparemment, n’aurait pas vu d’un bon œil un Africain à la tête de l’un de ses fleurons économiques. C’est du moins ce que l’on a appris dernièrement dans quelques médias suisses, qui se faisaient l’écho d’un article du New York Times paru le 6 octobre dernier. Dans ledit article, on apprenait que lors d’une fête organisée pour les 60 ans de la banque, un artiste noir habillé en concierge s’était adonné à des démonstrations de danse tout en balayant le sol pour égayer l’assemblée composée exclusivement de Blancs et de Tidjane Thiam. Le banquier, offensé, a manifesté son indignation en quittant les lieux, suivi par un couple (blanc évidemment) assis précédemment à sa table, avant de reprendre sa place dans la salle, un peu plus tard. Suffisant pour relancer le débat sur le racisme et sur la capacité des dirigeants noirs à manager de grandes entreprises du pays. Au fait, y en-a-t-il ? Si oui, combien sont-ils ? La problématique n’est pas simple, car le sujet est très sensible. Néanmoins, il faut le poser. En effet, à y regarder de plus près, on se rend compte que, toutes entreprises confondues, il n’existe quasiment pas de grands patrons noirs en Suisse. Que ce soit dans le domaine de la finance, des médias, des administrations publiques (cantons et confédération), des multinationales de toutes sortes, du sport,… Le constat peut également être élargi à la politique. À part quelques élus locaux, il n’existe aucun dirigeant noir d’envergure nationale, et encore moins à la tête d’un parti politique suisse.

Selon une enquête réalisée en France en mars 2020 par une agence de recrutement en ligne auprès de 4,5 millions de candidats à des emplois et 135 000 recruteurs, 95 % des personnes interrogées estiment que la discrimination est présente dans les entreprises. C’est assez extraordinaire de constater que, malgré plusieurs campagnes de lutte contre la discrimination en entreprises dans ce pays, ce constat est partagé par bien des pays qui se font passer pour des chantres de l’égalité des chances.

Si le racisme touche bien des personnes de diverses origines en Suisse, il n’en demeure pas moins que ce sont les Noirs et les musulmans qui en font le plus les frais. Il est souvent pratiqué dans les entreprises et dans les écoles, lieux où, en principe, il devrait être farouchement combattu. Pas moins de 278 cas de discrimination raciale ont été recensés en 2018 par les centres de conseil en Suisse, avec 58 cas dans le monde du travail et à peine 20 moins dans les écoles. Le rapport, réalisé en 2018 par la Commission fédérale contre le racisme (CFR) et l’organisation suisse humanrights, met en lumière des dizaines de cas concrets qui malheureusement ne sont pas tous dénoncés pour différentes raisons, au grand dam des victimes qui sont très souvent livrées à elles-mêmes. Les chiffres de l’Office fédéral de la statistique abondent dans le même sens que le rapport, confirmant ainsi qu’il existe bien un réel problème de discrimination à l’endroit des Noirs en Suisse, sans toutefois affirmer si le phénomène est plus prégnant en Suisse romande qu’en Suisse allemande ou l’inverse.

Une chose est cependant sûre. Que l’on soit en Suisse allemande ou romande, si on est noir, on a très peu de chances d’être PDG d’une grande entreprise, quelles que soient les compétences qu’on peut mettre en avant. La problématique est la même en France, dans la mesure où, selon l’enquête menée par l’agence de recrutement en ligne «78% des femmes et 69% des hommes interrogés n’ont jamais eu de dirigeants ou bien de supérieurs hiérarchiques de couleur. De même pour les postes de direction des Ressources Humaines, 89% des sondés n’ont jamais eu en face d’eux une personne typée lors d’un entretien d’embauche ».

Outre-Atlantique, la situation est légèrement différente. En effet, selon le réseau Black Enterprise, « 39 % des entreprises de l’indice S&P 500 (indice boursier basé sur 500 grandes sociétés cotées sur les bourses aux États-Unis) n’avaient aucun Afro-Américain à leur conseil d’administration en 2019, un chiffre en hausse de 2 points par rapport à l’année précédente ». Toujours selon le même réseau, « le nombre total d’administrateurs noirs a toutefois progressé, passant de 308 à 322 en 2019, dont une vingtaine est président ou administrateur principal ».

Quelques progrès sont à signaler aux USA, et non des moindres, puisque de grandes entreprises telles que Alphabet, Amazon, Apple ou Facebook comptent en leur sein un ou plusieurs administrateurs noirs qui occupent de très hautes fonctions, chose impensable il y a encore une dizaine d’années. Parmi les 500 plus grandes entreprises du pays, 5 seulement sont dirigées par des Afro-Américains. Sans compter Barack Obama, 1er et unique président noir des USA à ce jour.

En France, on a eu, pêle-mêle, Rama Yade (ancienne ministre), Harry Roselmack (20h de TF1), feu Pape Diouf (Président de l’Olympique de Marseille), et autres. En Italie, Cécile Kyenge, ministre pour l’Intégration du gouvernement Enrico Letta de 2013 à 2014. Au Canada, Michaëlle Jean a été Gouverneure générale avant de diriger l’organisation de la Francophonie. Sa compatriote Dominique Anglade, également d’origine haïtienne, est députée provinciale de la circonscription de Saint-Henri–Sainte-Anne, cheffe du Parti libéral du Québec et cheffe de l’opposition officielle du Québec. En Suède, Nyamko Ana Sabuni, femme politique membre du parti Les Libéraux, originaire du Burundi, a été ministre de l’Égalité des genres et de l’Intégration entre 2006 et 2010. En Angleterre, NneNne Iwuji-Eme a été nommée ambassadeur britannique au Mozambique en 2018, après 16 ans de bons et loyaux services au ministère des affaires étrangères britanniques. Toujours dans ce même pays,  le présentateur vedette du journal télévisé le plus regardé de Grande-Bretagne, ITV Evening News à 18 h 30, s’appelle Trevor McDonald, noir et originaire de Trinidad. Consciente des inégalités qui existent dans sa rédaction, la BBC s’est imposée des quotas qui font qu’elle peut se vanter aujourd’hui d’avoir 8% de son personnel issu des minorités ethniques du pays, ce qui est révolutionnaire. Sauf que ces minorités sont confinées à des rôles plutôt secondaires. Ce qui fait dire à Janice Turner, l’une des responsables du syndicat des journalistes de télévision et porte-parole, «nombre de journalistes et producteurs restent enfermés dans des productions pour les minorités comme si les femmes devaient couvrir des questions féminines». «Les Noirs ou les Asiatiques ne veulent pas faire de la télé pour minorités, ils veulent simplement faire de la bonne télé, argumente le professeur Jim Pines, spécialiste des médias à l’université de Luton, qui se dit partisan d’une intervention du gouvernement pour améliorer la représentativité des minorités. Il y a dix ou quinze ans, la pression sur les médias était plus forte, maintenant ce n’est plus une priorité, il faut que le gouvernement joue son rôle.»

En Angleterre, comme en Suisse, quelques médias affirment faire des efforts pour recruter des journalistes et producteurs de couleur. Mais, dans les faits, les médias représentent-ils les Noirs dans la population ? La réponse est clairement non.

Au niveau onusien, il faut relever que le regretté Kofi Annan a dirigé l’ONU de 1997 à 2006. Aujourd’hui, l’éthiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus est à la tête de l’OMS (Organisation mondiale de la santé). Il sera peut-être rejoint par une autre africaine, la nigériane Ngozi Okonja-Iweala comme patronne d’une autre grande organisation internationale, en l’occurrence l’OMC (Organisation mondiale du commerce), dans une élection qui opposera cette dernière à la candidate de la république de Corée le 7 novembre 2020 à Genève. Si la candidate de l’Afrique l’emporte, elle sera la première directrice générale de l’OMC de l’histoire. Dans le domaine des grandes organisations sportives, la sénégalaise Fatma Samoura est secrétaire générale de la FIFA depuis mai 2016

Comme on le constate à travers ces différentes situations, malgré quelques timides avancées de-ci-delà, le plafond de verre pour les cadres supérieurs Noirs vivant en Occident reste bien une réalité. L’accès à certains postes à hautes responsabilités reste encore très compliqué, malgré quelques mesures visant à combattre le racisme. Depuis 1966, il existe bien une Journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale, célébrée le 21 mars. Plus d’un demi-siècle après sa proclamation par les Nations-Unies, force est de constater que le problème reste, malheureusement, entier.

Tidiane Diouwara

Tidiane Diouwara est journaliste RP et spécialiste des sciences de l’information. Il est titulaire d’une maîtrise universitaire en linguistique, d’un doctorat 3 ème cycle en sciences de l’information. Il est Directeur du CIPINA (www.cipina.org), une association spécialisée dans la promotion de l'image de l'Afrique. Il est également Conseiller diplomatique et expert des Droits de l'Homme.

7 réponses à “Racisme anti-Noirs dans les grandes entreprises suisses

  1. ” il n’en demeure pas moins que ce sont les noirs et les musulmans qui en font le plus les frais.”

    A lire ces blogs, vous pouvez y inclure les chinois, voire même les russes.

    On est encore loin de l’égalité des races ou de genre et encore, il semble que les genres se divisent de plus en plus en de nombreuses couleurs… .
    🙂

  2. Les US ont une grande composante noir dans la population, ce qui incite à faire un effort. Effort que rejette les autres minorités (asiatiques,…) qui s’en sortent mieux, sans être avantagé. Idem pour l’Angleterre.
    La Suisse a peu d’africains dans sa population. Qu’il y ait un racisme, peut-être, mais l’absence dans certains métiers ne s’explique donc pas par le racisme. La Suisse n’a aucune raison de favoriser les noirs au détriment d’autres.

    J’ajoute qu’il y a une constance en occident, c’est une réussite plus grande chez les asiatiques que les noirs. L’excuse facile, c’est le racisme, je n’y crois pas. C’est un travail pour un ethnologue, sociologue pour comprendre cette bizarrerie au-delà des clichés du racisme, ou de la vision raciste.

  3. Pour une fois je suis d’accord avec Monsieur Wilhem.

    J’ai regardé toutes les photos des personnes que vous citez (noires ou blanches, hommes ou femmes) : toutes ont un physique avenant et sont très photogéniques.

    Pas de personnes obèses, handicapées ou au physique «difficile».

    Il est des discriminations dont personne ne parle (double peine) et qui sont peut être encore plus répandues que le supposé «racisme systémique», car elles touchent toute l’humanité, toutes les cultures, toutes les couches de la population et tous les continents.

  4. .. Malheureusement avoir plus de personnes racisées ayant des postes élevés au sein d’entreprises importantes ne changeront pas le schmilblick (ou le système capitaliste blantriarcat) : au lieu que ce soient uniquement des personnes blanches qui oppressent la population, ce seront des personnes noires qui le feront.

  5. J’ai toujours cru qu’une attitude non raciste consistait à ne pas tenir compte de la couleur de la peau. Car nous faisons tous partie de la même humanité. Par exemple, celui qui comptait les Noirs dans une équipe de football était considéré comme un raciste.
    L’anti-racisme n’est plus ce qui’il était.

  6. Très bien écrit et ceci de manière factuelle. Bravo Tidiane.
    Cela fait plus de trois décennies que je vie en Suisse et j’ai eu la chance de vivre dans un pays de l’est avant et voyager beaucoup.
    Il y a encore un gros travail à faire pour que les choses bougent.
    Le principe du silence de peur de conséquences disproportionnées avérées ou non, la culpabilité complice et silencieuse de ceux et celles à qui cela profite font perdurer la chose…
    Cependant chacun et chacune de nous devons prendre nos responsabilités et nous battre pour réaliser nos rêves…. Rien ne peut arrêter la détermination d’un HOMME qui n’a pas peur

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