Pénurie: interview de Jacques Audergon (EPFL) – Partie 1

Jacques Audergon est ingénieur en génie-civil EPFL, diplômé en 1968 et a commencé sa carrière dans le domaine des barrages. Au travers de ses nombreuses expériences professionnelles, il a notamment travaillé dans les domaines de l’approvisionnement et distribution d’eau potable et de gaz, de réalisation de chauffages à distance et d’installations énergétiques. Pendant plus de 20 ans, il a travaillé pour les cantons romands en réalisant des analyses de risques de catastrophes et de situations d’urgence. Membre de plusieurs conseils d’administration et président de la commission Energie du Club Environnement Energie Sécurité (CEES), il intervient régulièrement sur les questions de risques de pénuries électriques et black-out électrique.

En Suisse et globalement en Europe les ménages et les entreprises ont été habitués à une sécurité électrique exemplaire à tel point que peu de personnes se souviennent du black-out de septembre 2003 qui a touché une bonne partie de l’Italie ou encore plus ancien celui de décembre 1978 qui avait plongé une bonne partie de la France dans le noir. Des études récentes, notamment celles de l’OFEN ont toutefois mis en évidence une dépendance de plus en forte de la Suisse aux importations d’électricité en hiver, dépendance accrue qui arrive dans un contexte où les capacités de production pilotables en Europe sont en baisse et où la crise russo-ukrainienne fait peser un gros risque sur l’approvisionnement en gaz, combustible essentiel pour faire tourner les centrales thermiques pendant les pointes de demande en hiver.

Il existe donc de fortes probabilités que des épisodes de périodes froides anticycloniques centrées sur la Scandinavie, donc accompagnées de peu de vent, entrainent dans un avenir proche sur toute l’Europe et donc en Suisse des pointes de demandes et par conséquent un risque accru de pénurie. En 2014, la Suisse a réalisé un exercice pour tester sa capacité à faire face à une pénurie d’électricité. La situation actuelle appelle à renforcer notre préparation.

Cet entretien en deux parties explore la thématique de la pénurie d’approvisionnement en électricité. Cette première partie de cet entretien se focalise sur le rôle des fournisseurs d’énergie et des gestionnaires de réseau ainsi que sur les questions de sensibilisation au risque ; la seconde partie portera sur les notions de pénurie, de black-out et de productions énergétiques ainsi que sur la gestion du risque.

Afin que le lecteur s’y retrouve, pourriez-vous définir les notions de pénurie et de black-out ?

JA : Ce sont deux notions bien différentes mais toutefois complémentaires. La pénurie d’électricité est un manque résultant d’une offre (production propre + importation) inférieure à la demande ; c’est donc un déséquilibre car on fournit moins que ce que l’on consomme. L’importance d’une pénurie dépend de son ampleur et de sa durée.

Le black-out est une panne d’électricité à grande échelle. Lorsqu’à Lausanne s’était produite une panne mémorable de 2 heures, le 22 février 2010 de 20h30 à 22h30, le terme black-out avait été utilisé ; c’était peut-être un peu exagéré car il faut que ce soit une panne à très grande échelle, au minimum d’échelle régionale comme la Suisse romande voire le pays vu l’échelle de la Suisse. Il faut aussi que cela concerne une certaine durée même si 2 heures c’est déjà considérable puisque nous ne sommes pas du tout habitués à des pannes d’une si grande durée. Mais le vrai black-out c’est 24 heures à plusieurs jours, sachant qu’il y a ensuite une phase ressemblant à la pénurie lors de période de redémarrage du système, jusqu’à ce que qu’il revienne à l’ordinaire.

Qu’est-ce que les entreprises ainsi que les fournisseurs d’énergie et gestionnaires de réseau peuvent faire pour se préparer et quel est leur rôle face à ces problématiques ? Que peuvent-ils proposer ?

JA : Il faut d’abord rappeler que les fournisseurs d’énergie ont des responsabilités : fournir du courant et, en cas de crise, prendre les mesures nécessaires pour atténuer les effets et augmenter la résilience en tant que responsable de l’approvisionnement. S’ils ont moins de courant disponible, ils ne pourront pas faire autrement que de limiter la distribution, sauf s’ils sont préparés avec des installations d’autoproduction. Beaucoup de fournisseurs ont des centrales hydrauliques ou au fil de l’eau. Ces installations sont bien entretenues, mais cela ne suffira pas. Il faudra essayer d’augmenter encore la production, voire de construire de nouvelles installations. Voilà pour la production traditionnelle. Maintenant il faut explorer les possibilités avec la géothermie profonde, qui offre des possibilités très intéressantes lorsque l’on est dans des températures au-delà de 100 C° car on peut produire de l’électricité. C’est donc une ressource qu’il ne faudrait pas négliger, même si c’est une ressource qui n’est applicable qu’à certains endroits.

Les fournisseurs doivent-ils proposer de nouvelles prestations ?

Oui. D’ailleurs la plupart des fournisseurs cherchent à améliorer leur offre dans leur périmètre d’action ! Pour ce qui concerne les énergies renouvelables, le biogaz ou le bois offrent des possibilités intéressantes. A titre d’exemple, Romande Energie a réalisé et continue de projeter des installations de gazéification du bois permettant de produire simultanément de l’électricité et de la chaleur, certes en quantité encore limitée et avec de conditions d’exploitation requérant la plus grande attention, mais ouvrant la voie à des réalisations plus importantes. Ces productions enrichissent le mix du distributeur, même en petites quantités, indépendamment des grandes ressources que l’on a avec nos barrages. On peut espérer également, à l’avenir, le développement de gaz renouvelable (biogaz ou gaz synthétique) alimentant des couplages chaleur-force.

Il faut donc économiser, valoriser chaque ressource et optimiser chaque infrastructure ?

Nous étions jusqu’à maintenant uniquement sur le versant « production » mais il y a également tout le versant des économies d’énergies et d’une meilleure gestion. Là, le rôle du distributeur est d’informer et d’inciter et il n’est pas seul à remplir ce rôle. C’est surtout le rôle de la Confédération et des cantons. Mais lui-même, en tant qu’interlocuteur pour la partie électrique, doit attirer l’attention, sensibiliser, informer, inciter, quitte à donner des subventions à ses clients pour les conserver. Il faut proposer aux clients des partenariats pour notamment l’amélioration des processus. On sait que les grands industriels ont, en général, déjà fait cela depuis longtemps mais on se rend compte qu’il y a toujours ce fameux « petit bout » auquel on n’a pas encore pensé et qui est souvent utile pour faire des économies. Et il reste ceux qui n’ont pas fait ce travail d’économie, ou trop peu. Les distributeurs ont, à mon avis, le rôle d’attirer l’attention. Cela complète ce que font les cantons avec leur service de l’énergie. Le fournisseur d’électricité est un interlocuteur direct avec une relation commerciale. Il a intérêt à garder ses clients. Une bonne méthode est de les aider, par exemple en offrant des prestations de gestion globale (CECB, lumières, gaz comprimé, etc.). Rien que cette interface-là permettrait d’améliorer l’efficacité énergétique des nombreuses industries, même chez des gens très expérimentés. Ils pourraient bénéficier de ce genre d’expérience et économiser quelques pourcents sur leur consommation, c’est déjà pas mal.

Les distributeurs ont également une autre fonction, celle d’appliquer le Plan OSTRAL. Ils sont responsables de l’application des règles dans leur secteur de distribution.

En sont-ils capables ?

Pour les grands distributeurs, il n’y pas de problème. Mais concernant les petits gestionnaires de réseau de distribution, ou certaines communes qui gèrent elles-mêmes leur réseau, c’est une autre question. Je ne sais pas comment se gère la responsabilité dans ces cas-là, mais c’est clair que c’est plus problématique. Les distributeurs attribuent des tranches horaires lors desquelles vous pouvez consommer ou pas. Quand on parle avec les spécialistes, on se rend compte que le problème principal survient lors du réenclenchement : ce qui menace ce plan, c’est la phase de redémarrage car si tout le monde a laissé les interrupteurs enclenchés, l’appel est beaucoup trop fort et il y a de fortes chances que le réseau s’effondre. Les gens doivent prendre conscience qu’il faut éteindre et avoir cette discipline lors d’une pénurie.

Donc la population en tant qu’utilisatrice du réseau a aussi un rôle à jouer lors de tels événements ?

Oui, par exemple avoir des interrupteurs qui permettent de tout éteindre ou allumer est une solution simple, ou pour des plus grandes structures d’avoir des systèmes qui permettent de verrouiller des étages : ce sont des questions d’organisation. Ce n’est pas une personne ou une organisation qui va changer les choses mais si tout le monde pense à ces gestes-là, ça fait une différence et ça représente une certaine puissance.

Donc le fait que les individus prennent conscience de leur consommation pourrait atténuer les problèmes de pénurie ?

Bien sûr, eux aussi sont concernés par les mesures d’économies, indépendamment des questions de risques. Cela a un impact sur les émissions de CO2 et l’environnement de manière générale. Les mesures de sobriété sont nécessaires partout ! Le particulier peut déjà opter pour des mesures d’économies, liées à ses habitudes de consommation, par exemple en optant pour des appareils moins gourmands lorsqu’il les change. Les ménages représentent tout de même 1/3 de la consommation donc ils ont un rôle à jouer ! Je pense aussi que les gens comprennent mieux de quoi on parle maintenant, notamment et surtout les jeunes sur les questions de CO2. Ce sont souvent des problèmes d’information et de motivation.

Est-ce aussi le rôle des distributeurs de sensibiliser sur ces questions-là ?

C’est un complément car c’est aussi politique : les cantons ainsi que la Confédération ont un rôle à jouer. C’est à ce niveau que ça doit se passer, dans les écoles et les institutions ; il faut faire descendre l’information jusqu’à ce qu’elle soit ancrée et après ce sera plus facile de parler du reste.

Vous avez travaillé avec les cantons et notamment la Direction de l’énergie du Canton de Vaud (DIREN) afin de mettre en place des recommandations. Quelles ont été les mesures prises ?

De nombreux thèmes sont ressortis suite aux analyses de risques que j’avais réalisées pour les cantons mais deux sont ressorties fortement lors des différentes discussions que nous avions eues dans le Canton de Vaud en 2008 : les pénuries et les pandémies. En 2004, les questions de pénuries et de black-out n’étaient pas du tout prises au sérieux. Les personnes en charge de la planification ainsi que de la distribution étaient toutes persuadées que j’exagérais fortement. En 2008, ces questions-là n’étaient plus éludées mais leur probabilité d’occurrence toujours fortement minimisées ; 2012-2013 je travaillais pour le Canton de Neuchâtel. Les questions de pénurie d’électricité et de black-out étaient de plus en plus prises au sérieux. Maintenant on voit des articles et des discussions sérieuses sur ces thématiques.

La DGE-Diren a décidé en automne 2015 de former un groupe de travail constitué de membres de la DIREN et du Service de la sécurité civile et militaire (SSCM) pour étudier les effets et mesures à prendre en cas de black-out électrique. J’ai eu le privilège de faire partie de ce groupe. Nous avons choisi quelques thèmes hautement prioritaires :

  • La sécurité, la conduite et la communication pour les autorités jusqu’au niveau des communes. Cela comprend la possibilité pour les autorités de joindre les numéros d’urgence ; s’il y a un black-out électrique, il n’y a plus de possibilité de communication au bout de quelques heures et cela vaut aussi pour les radios dont les antennes ne fonctionneraient plus ;
  • L’approvisionnement en eau ; dans 80% des cas, s’il n’y a plus d’électricité, vous n’avez plus d’eau. De nombreux systèmes gravitaires sont repompés et la plupart des réseaux fonctionne avec des systèmes de pompage. Les questions de traitement des eaux sont moins critiques car de nombreuses sources naturelles peuvent être exploitées sans traitement mais l’approvisionnement en eau est un gros enjeu et le simple fonctionnement du système d’approvisionnement nécessite de l’électricité ;
  • Les hôpitaux et les EMS étaient le troisième thème prioritaire.

Cette première phase d’études s’est clôturée en 2017 par un plan directeur (septembre 2017) proposé au Conseil d’État. Bien que n’ayant pas été intégré directement au programme de législature du Conseil d’État pour la période 2017-2022, une suite a été donnée à ce projet. En effet, dans une nouvelle phase, le Groupe de projet a été complété par des représentants de la Santé Publique et de l’Office responsable de l’approvisionnement en eau pour définir les tenants et aboutissants de projets concrets concernant aussi bien la Conduite (POLYCOM, centrales, communication canton-communes, approvisionnement en carburant), que l’approvisionnement en eau (réseau moyen et réseau de petite taille) ainsi que les problèmes de la chaîne hospitalière (hôpitaux et EMS). Une fois la conception et le cahier des charges établis, des projets pilotes ont été lancés. Le COVID-19 a interrompu la démarche qui va probablement reprendre dès que possible.

Le Canton de Fribourg, se basant sur l’analyse des risques, a mis en place dès 2009 des organisations communales (voire inter-communales) en cas de catastrophe, désignées ORCOC, chargées d’assister l’autorité communale pour la gestion de crises et de catastrophes. Ces ORCOC ont mis au point des plans pour répondre à ces différents risques, dont celui de pénurie et de black-out électrique. Une des idées qui s’est imposée a été la mise en place de centres fixes et connus d’information (par exemple la salle polyvalente) où le citoyen peut, même en l’absence de toute communication, se tenir informé et poser des questions 2 fois par jour à heure fixe à un représentant de l’autorité communale. Pour des villes telles que Bulle et Fribourg, il a été imaginé de tels centres par quartier. Un des points cruciaux a été la mise en place d’un poste fixe permanent à ce même endroit assurant la liaison par radio POLYCOM (censé fonctionner même en l’absence d’électricité réseau) entre ce point et les autorités cantonales et les numéros d’urgence (114, 117, 1118), complété par un ou plusieurs groupes de secours. Dans le Canton de Vaud, l’organisation est faite par district, s’appuyant sur la protection civile. Cette organisation poursuit les mêmes objectifs. Toutes ces mesures n’enlèvent pas la nécessité pour chacun de faire des réserves d’eau et de nourriture pour être en mesure d’atténuer les effets d’une crise ou d’une catastrophe, en particulier la pénurie d’électricité ou le black-out.

Concernant les industriels, même si la plupart ont conscience des problèmes et qu’ils ont fait des analyses de leur consommation énergétique, ils peuvent tout de même se préparer en se demandant simplement « Qu’est-ce qu’il se passe si on me coupe le courant ou si on m’abaisse la possibilité de consommer tout dont j’ai besoin ? ». Cela s’appelle faire un plan de continuité. Cela permet de faire des choix rapides lors d’une confrontation avec une telle situation : savoir comment gérer mes processus, le chauffage, la lumière et la ventilation de manière diminuée. Ce n’est pas compliqué mais ces réflexions doivent avoir été faites en amont de l’évènement.

 

Corentin Neuffer

Rédacteur

2 réponses à “Pénurie: interview de Jacques Audergon (EPFL) – Partie 1

  1. Je crois qu’il faut mette un bémol important à cette affirmation : « …. les fournisseurs d’énergie ont des responsabilités : fournir du courant et, en cas de crise, prendre les mesures nécessaires pour atténuer les effets et augmenter la résilience en tant que responsable de l’approvisionnement … ».
    Il fut un temps où les grandes « Ueberlandwerke » avaient justement cette responsabilité, reconnue et assumée en échange de la garantie d’avoir un monopole de fourniture.
    Ce n’est hélas plus du tout le cas aujourd’hui et il n’y a plus de responsables du tout, sinon le marché (qui est inattaquable en justice pour fourniture promise et non tenue!) puisque les fournisseurs dont dépendent les consommateurs peuvent s’approvisionner ici ou là, mais aussi sur les marchés européens, en pouvant aller jusqu’à négliger les vrais producteurs suisses qui sont pénalisée avec des coûts qui peuvent être plus élevés de quelques centimes que ce que l’on trouve quelque fois de « bradé » (voire à prix négatif en été !) sur le marché européen.
    L’ouverture et la libéralisation ont maintenant pour effet pervers que rien ne peut plus être garanti par personne qui ne porte plus aucune responsabilité. Il s’en suivra le chaos inéluctable lors d’absence d’excès de productions nationales dans les pays voisins qui ne pourront et ne devront plus rien nous livrer en hiver même si des contrats de fourniture existent.
    Je reste donc extrêmement pessimiste dans ce domaine de l’électricité qui aurait dû rester non libéralisé pour garantir un approvisionnement, devenu maintenant aléatoire en cas de pénuries inéluctables au plan européen.

    1. Tout à fait d’accord: la libéralisation a conduit à un système déconnecté de la réalité. J’ajouterai un autre problème: celui de la distance producteur/consommateur. Comment peutt-on accepter des offres du type électricité verte en provenance de la Mer du Nord en Suisse ? Comment peut-on décemment envisager que l’électron généré au Danemark arrive en Suisse ?

Les commentaires sont clos.