Quand j’étais prof… une histoire d’énergie

« Encore une histoire ? Pas vraiment. Quand les souvenirs remontent à la surface naturellement, sous la pression d’événements, à la manière d’un jet de pétrole s’échappant de son gisement, je ne les retiens pas. Vous trouvez la métaphore bizarre ? Elle colle pourtant avec mon récit : la science, l’actualité, l’enseignement, la vie, la mienne. »

Comme nous l’avons fait quelques fois sur ce blog, nous donnons aujourd’hui la parole à une professeure de sciences physiques qui, depuis sa retraite, observe les évolutions du monde est s’interroge sur ce qu’elle a enseigné à ses élèves à l’aune des enjeux sociétaux qui résultent des avancées scientifiques du 20e siècle. Nommée enseignante de lycée en 1970, elle a enseigné 35 années durant, affrontant les transformations sociétales (et celle des élèves !) autant que les réformes scolaires.

« L’énergie est à la source de tout enseignement scientifique, elle en est l’un des piliers. Sur ce thème, quel fut mon discours en tant que professeur de sciences physiques ? Celui d’une scientifique qui tentait, bon an mal an et tant bien que mal, de se faire une idée de la crise systémique qui allait nous exploser au visage au début du 21e siècle ; de se frayer un passage à travers la jungle des fausses informations et des mauvaises interprétations des résultats de la recherche sur le climat.

L’énergie, ses sources… et ses impacts

Il y a 50 ans, au début de ma carrière, “l’environnement” ne faisait pas encore partie des préoccupations et des enjeux politiques. Il ne l’est devenu que très progressivement, au fil des années. Les résultats des travaux de recherche qui traversaient l’Atlantique arrivaient brouillés par des scientifiques américains, lobbyistes, qui ont masqué la vérité sur des enjeux de société tels que le réchauffement climatique pendant des décennies (comme le montre Naomi Oreskes dans « Les marchands de doute »).

Compte tenu des moyens d’information dont nous disposions à l’époque, ce n’est pas dans les lycées que les enseignants étaient exposés aux informations fiables et aux premières alertes concernant les problèmes environnementaux. Des universitaires de renom défendaient parfois des thèses complotistes, de bonne foi. J’y emmenais mes élèves ! Quant aux revues scientifiques en français, elles étaient loin de nous annoncer la fin du monde.

De manière générale, le pétrole était présenté comme un bienfait et l’effet de serre seulement évoqué comme un phénomène naturel protecteur de notre planète, emprisonnant la chaleur du soleil. En son absence, la température moyenne terrestre eût été de l’ordre de -18°C.

Ce n’est que dans les années 80 qu’eut lieu la première alerte d’une pollution atmosphérique sérieuse : la diminution inquiétante de la quantité d’ozone dans la stratosphère, due à l’action des chlorofluorocarbones (CFC). L’ozone, maintenue à une faible concentration grâce à équilibre chimique avec le dioxygène de l’air, absorbe en effet une partie des rayons UV responsables de cancers de la peau.

Mais l’entrée dans l’ère des dérèglements climatiques ne se fit qu’en juin 1991, lors de l’éruption du volcan Pinatubo. Le refroidissement du globe qui s’en suivit atteignit 0,5°C pendant quelques mois. Les millions de tonnes de cendres et de dioxyde de soufre projetées dans l’atmosphère auraient ainsi contribué à faire baisser momentanément le niveau des océans. L’été 92 fut froid et pluvieux, les récoltes mauvaises, etc. On commençait à comprendre les instabilités de la machine climatique. Je rappelle que le GIEC fut mis en place fin 1988 à la demande du G7.

Pétrole…

Mais revenons aux années 70, mes premières années d’enseignement. J’avais suivi un cursus universitaire en fonction de mes goûts pour certaines disciplines scientifiques pour pouvoir les approfondir, et ce d’autant plus que, en tant que femme, il était peu envisageable d’avoir une carrière professionnelle dans ces disciplines. Je m’étais donc passionnée notamment pour la chimie organique, guidée en cela par d’excellents enseignants.

Parler du pétrole en classe, c’était d’abord pour moi montrer sa richesse, la complexité des molécules qu’on pouvait y trouver, décrire une substance qui avait mis des dizaines de millions d’années à se former, et dont les applications en pétrochimie semblaient prometteuses. Le pétrole méritait bien son nom d’ « Or Noir ».

Alors, le dégrader en le brûlant pour former des molécules aussi banales que le gaz carbonique et l’eau me semblait depuis toujours être un non-sens. Le bilan chimique était sans intérêt, seul comptait le bilan énergétique de cette réaction. On pourrait dire la même chose du gaz.

Une autre chose me turlupinait, sérieusement. Combien de morts pour le pétrole ? La plupart des conflits, depuis la dernière guerre mondiale, étaient en lien avec les gisements, les structures d’exploitation et le transport du pétrole. Aujourd’hui, d’autres sont à nos portes : conflit Iran-US dans le détroit d‘Ormuz, concurrence en Méditerranée entre turcs et grecs pour l’exploitation de probables nouveaux gisements, bousculade entre « puissances » dans l’Arctique sur la route maritime du nord-est qui se libère des glaces. « Haro sur les énergies fossiles ! » Tel un slogan, jamais abandonné, c’est cette incompréhension que je livrais à mes élèves.

Quid du charbon, me direz-vous ? Germinal… un classique de la littérature, les maladies des mineurs, mortelles le plus souvent (comme la silicose) et tellement banales qu’elles ne déclenchaient plus que l’indifférence. Dans un seul accident, 1200 mineurs périrent en France au début du XXème siècle. En 1974, 42 mineurs disparurent dans la mine de Liévin dans le Pas-de-Calais. Le charbon ? Pas mieux que le pétrole ; une évidence pour mes élèves.

Mais alors, avant même les prises de conscience des problèmes environnementaux à venir, quelle politique énergétique pouvait-on envisager d’exposer et de discuter en classe, alors que pour ma part je préconisais l’abandon des énergies fossiles ?

Sur le site du Sénat français, j’ai trouvé quelques textes, rappels de l’Histoire :

  • (…) Dès la Libération, le Général de Gaulle veilla à ce que la France puisse reprendre ses recherches sur l’atome. Pour la première fois en 1952, l’atome faisait l’objet d’un débat à l’Assemblée nationale et en 1955 les premières études d’un programme français d’énergie nucléaire pour les vingt années à venir étaient lancées.
  • (…) Après la guerre du Kippour, en 1973, et l’envolée des cours du pétrole, les pouvoirs publics, soucieux d’affranchir la nation de la “tutelle” pétrolière, décidèrent de développer une énergie de substitution dont nous ayons la maîtrise. Ils choisirent la voie de l’énergie nucléaire, mise en place depuis la fin de la seconde guerre mondiale…
  • (…) De Gaulle voulait l’indépendance énergétique de la France. Les plus anciens se souviennent des grandes lignes de la politique énergétique alors menée, depuis cette époque jusqu’à nos jours.

Energies renouvelables… et nucléaire

Toujours dans les années 70, les énergies renouvelables en étaient à leurs balbutiements. Les cellules photovoltaïques commençaient à peine à être produites, on avait nos barrages hydroélectriques —souvent controversés. On savait à peine ce qu’était la biomasse et l’hydrogène semblait difficilement maîtrisable. Les éoliennes ? La première date de 1991 dans l’Aude et n’existe plus aujourd’hui. Je me souviens de celles qui furent installées près de l’A7, au col du Grand Bœuf en… 2007 ! Les automobilistes ralentissaient pour mieux les observer.

J’essayais de partager avec mes élèves mon optimisme pour toutes ces solutions d’avenir, de les convaincre de leur nécessité et de leur mise en œuvre sans trop tarder, de les alerter sur le fait que tant que les énergies renouvelables et notre consommation ne seraient pas à l’équilibre, l’énergie nucléaire serait un pis-aller et devrait être considérée comme « une énergie de transition ».

J’organisai, malgré la lourdeur des démarches, de nombreuses visites de la centrale nucléaire de Fessenheim (Alsace), sous la houlette d’anciens ingénieurs. J’y emmenai surtout les classes littéraires. Cette sortie était appréciée (un seul refus de parents). Pour les élèves, à la fois impressionnés par le gigantisme et étonnés par la simplicité du fonctionnement d’une telle activité industrielle, plus guère de mystère mais une certaine fierté de mieux savoir.

Je me souviens de la réflexion de l’un d’eux à propos de la sécurité des lieux : « Si on appliquait ces consignes dans notre vie courante, on ne monterait plus dans une voiture ». Ces élèves n’ont vraisemblablement plus jamais fait l’amalgame, souvent répandu, entre une centrale nucléaire et une arme atomique…

Il y avait d’autres raisons d’être optimistes à cette époque : certaines recherches avançaient, des efforts ciblaient notamment les déchets dont le traitement aurait peut-être pu conduire à créer de nouveaux combustibles, la fusion nucléaire semblait être une technique bientôt au point —certains de mes livres et revues annonçaient une mise en service de la première centrale pour l’année 2002 !!!

Je me souviens avoir vu, à la Cité de Sciences et de l’Industrie de La Villette, où j’avais emmené mes élèves d’avant-dernière année de lycée, deux prototypes de réacteurs de fusion nucléaire : fusion par confinement inertiel par lasers, et confinement par de puissants champs magnétiques créés par les électroaimants (tokamak).

L’écologiste français, durant cette fin de XXème siècle, était d’abord un lobbyiste anti-nucléaire. Il entraîna l’écologie sur une voie unique, celle du combat contre le nucléaire, occultant TOUS les autres problèmes environnementaux, comme l’érosion de la biodiversité, l’épuisement des ressources naturelles, entre autres, jusqu’à ce que certains découvrent enfin tous les enjeux et tous les défis à relever. Fût-il légitime de le combattre, le nucléaire était l’arbre qui cachait la forêt. Trop longtemps.

Développement durable

Pour la petite histoire, il y a quelques années, alors retraitée, je croisai dans la rue le proviseur-adjoint de mon lycée. Il m’adressa quelques mots dont ceux-ci : « Je me souviendrai toujours que c’est toi qui as parlé pour la première fois de « développement durable ». Et dire que je ne savais même pas ce que cela signifiait ! »

Aujourd’hui, 50 ans après, où en sommes-nous ?

  • On veut enfin se débarrasser des énergies fossiles ; on a enfin compris qu’il en va de la survie de la planète.
  • On découvre qu’on a perdu notre indépendance énergétique.
  • On a également perdu notre recherche et notre savoir-faire dans le domaine du nucléaire—on ne sait même plus faire une soudure dans les cuves, on ne sait toujours que faire des déchets, on a fourni un minimum d’efforts pour entretenir les centrales, on en ferme, ici et là.
  • On finance la guerre d’un dictateur pour nous être rendus dépendants de son gaz et de son pétrole.
  • Et malgré les hausses de prix, on continue à exploiter des sources d’énergies sous-payées au regard de leur coût environnemental.

Confusion…

Notre acharnement à vouloir supprimer l’énergie nucléaire n’est-il pas l’expression d’un fol individualisme ? On accepte que des conflits tuent et dévastent des régions, souvent assez lointaines pour ne pas être éclaboussés, pour que nous, pays dits riches, soyons suffisamment pourvus en gaz ou pétrole. Et dans le même temps, on se bat contre une énergie nucléaire (dont on ne peut pour l’instant se passer), source d’angoisse pour une tranquillité confortable considérée comme un droit.

Parmi les maux qui enténèbrent la raison, freinent l’envie de chercher, de comprendre, de dépasser nos idéologies, je citerai, en guise de conclusion, l’ultracrépidarianisme, qui cartonne : « On est tous pour ou contre le nucléaire, pour ou contre les nanosciences, pour ou contre les OGM. Mais qui d’entre nous est capable de dire ce qu’on met vraiment dans un réacteur nucléaire ? Ce qu’est une réaction de fission ? Qu’implique E = mc² ? Qu’est-ce que c’est qu’une cellule souche, un OGM ? Personne… » (Etienne Klein).

Certains y ont vu du mépris. Encore un sachant !

Le monde à l’envers. L’énergie du désenchantement. »

Marie-Noëlle Eastes,
1 mois après l’invasion de l’Ukraine.

1 an après… post scriptum

« Peut-être aurais-je écrit un petit peu différemment, avec sûrement de la colère car l’année noire que nous avons vécue m’a fait découvrir des faits que j’ignorais, en particulier dans les domaines de l’énergie, plus précisément de sa géopolitique et son commerce, et a mis en lumière les décennies de mauvaises décisions et d’incurie dont nos élites (détentrices de pouvoir, d’informations, de fortunes, etc.) furent responsables.

Et pourtant le coupable que l’on désigne systématiquement, c’est le citoyen lambda, celui qui ne savait pas mais qui aurait dû savoir, celui qui n’a pas su quoi faire mais qui aurait dû faire.

Le “boomer d’après-guerre” est emblématique de cette mise en cause qui oublie une bonne partie des responsables. On l’accuse indifféremment d’avoir :

  • d’avoir bousillé la planète, ou presque
  • d’avoir, en raison de sa fragilité, provoqué le confinement d’une population robuste et travailleuse lors de la pandémie
  • de jouir d’une retraite mais, en raison de sa longévité, d’être à ce titre considéré comme une lourde charge portée par les générations plus jeunes qu’il oblige à travailler plus longtemps.

Quelle misère !

De l’espoir ?

La génération à l’œuvre, aux commandes, maintenant elle sait. Et tente de réparer… Des projets vertueux à la pelle, des voies nouvelles à explorer, des intelligences démultipliées… Une énergie à dépenser, des énergies à abandonner.

Mais pour canaliser cette énergie, quelqu’un a-t-il encore une boussole ? »

Marie-Noëlle Eastes,
Juin 2023.

Il n’y a pas de « chantage » climatique !

Les jeunes et les partis écologistes sont-ils coupables de « chantage » au changement climatique ? De quelles si terribles armes et si puissants soutiens disposent-ils pour se voir régulièrement accusés de vouloir instaurer une « dictature verte » ?

A quelques jours de l’anniversaire de sa troublante publication par l’AGEFI Suisse, nous avons décidé de revenir sur la chronique publiée en juin dernier par le Centre Patronal sous la plume de la juriste Sophie Paschoud. Intitulée « Le chantage climatique commence à bien faire », elle nous semble en effet intéressante à relire au moment où la fuite en avant de nos sociétés occidentales à irresponsabilité illimitée a non seulement conduit au dramatique confinement d’une bonne partie de l’humanité, mais a également mis en évidence la fragilité d’un système d’échanges commerciaux à flux tendu qui menace la souveraineté économique de nos propres Etats. Une crise que d’aucuns considèrent en outre hélas comme une répétition générale de celles que nous feront sous peu affronter les conséquences de nos modes de vie insensés, parmi lesquelles l’effondrement de la biodiversité, la transformation des océans en égouts et le désastreux déplacement de la teneur en CO2 de l’atmosphère.

“Je serai soulagé lorsque cette crise sanitaire sera passée…”

En effet, ce texte consternant, du reste immédiatement dénoncé par plusieurs acteurs politiques, traduit particulièrement bien les tensions et crispations qui accompagnent depuis plusieurs années la question climatique dans les sphères politiques et économiques. Lors de sa parution, je l’ai toutefois lu avec déception et tristesse et j’aimerais essayer ici d’expliquer, de la manière la plus constructive possible, pourquoi le problème soulevé par Sophie Paschoud ne me semble pas être posé convenablement.

 

Une montée en puissance de la couleur verte

Depuis les dernières élections, les partis traditionnels s’émeuvent d’une montée en puissance des écologistes et on les comprend. Une des réactions qu’ils opposent à ce phénomène consiste à accuser ces derniers de dramatiser la situation pour « siphonner des voix » et « faire passer leur idéologie ». Ainsi Sophie Paschoud écrit-elle : « On en arrive à un stade où les considérations écologiques ne sont plus qu’un prétexte pour imposer une idéologie en passe de devenir une véritable dictature ».

Avec une phrase telle que celle-ci, sa thèse du « chantage climatique » apparaît comme une version à peine édulcorée de celle du tout-ménage de l’UDC diffusé au printemps dernier dans lequel on pouvait lire des slogans tels que « Voici comment la gauche et les verts veulent rééduquer la classe moyenne » ou « Que cache donc cette hystérie climatique attisée par la gauche écologiste ? », et dont les illustrations reprenaient la traditionnelle représentation libertarienne du diable communiste avançant masqué derrière son camouflage vert.

Exemple de slogan anti-vert de l’UDC. Extrait du “tout-ménage” du 15 juin 2019.

Or face à cette menace électorale, ces partis traditionnels semblent ne parvenir à se focaliser que sur la question de la réalité du changement climatique ou de la gravité de la crise écologique. Ce faisant, ils prennent nettement position, parfois sans le vouloir, sur le large spectre du climato-scepticisme qui s’étend du climato-quiétisme au climato-dénialisme.

Pourtant, les deux seules questions qui méritent d’être posées et débattues démocratiquement ne portent désormais plus sur l’existence ou non d’une crise climatique mais 1/ sur la société que nous voulons construire COMPTE TENU de la gravité de cette crise et 2/ sur le chemin que nous voulons suivre pour atteindre ce nouvel objectif. Et pour ce faire, nous avons besoin de tous les partis, que tous proposent des solutions, du PS à l’UDC, parmi lesquelles les électeurs choisiront. Parce que face à l’ampleur de la menace, toutes les intelligences et toutes les idées sont nécessaires !

Au lieu de cela, et en dépit de quelques maigres esquisses de propositions politiques (voir image ci-dessous), on voit les énergies se canaliser dans la négation du problème plutôt que dans sa résolution. Là réside le second drame que nous vivons : celui de ne pas être capables de nous atteler ensemble à la tâche colossale qui est devant nous.

Exemple de solution à la crise écologique proposée par l’UDC. Extrait du “tout-ménage” du 15 juin 2019.

Et pourquoi pas la disparition des partis écologistes ?

Je soutiens personnellement les partis écologistes mais je ne pourrais rêver mieux que de les voir disparaître si cela pouvait signifier qu’ils sont devenus inutiles, les partis traditionnels ayant enfin intégré les questions environnementales dans leurs visions du monde, à la place qu’elles méritent. Là où Sophie Paschoud croit que les Verts font du chantage pour aspirer des voix, je ne vois personnellement que des personnes sensées et de bonne volonté, simplement désireuses de faire entendre la leur, sur la base de ce qui saute aux yeux de qui veut bien les garder ouverts. Va-t-on tout de même leur reprocher de défendre en même temps leur vision du monde si celles qui ont cours ne leur conviennent pas ?

A cet égard, Sophie Paschoud ne semble pas très bien informée quant à ce qui se joue en ce moment dans la biosphère. Il suffit pourtant de lire la littérature scientifique et d’essayer de comprendre où ira le monde si l’ensemble de l’organisation de notre civilisation thermo-industrielle basée sur des énergies carbonées n’est pas rapidement révolutionnée. Les mesures qu’elle tourne en dérision ne sont pourtant que le début de ce à quoi il faudra se résoudre en termes de limitation de notre confort pour ne simplement pas perdre tout le reste. Mais c’est probablement une réalité trop difficile à regarder en face.

Alors on préfère critiquer Greta Thunberg et les jeunes qui s’engagent, parler de « retour à l’âge de pierre » ou dire que « la Suisse est responsable de 0,1% des émissions mondiales de gaz à effet de serre ». D’une part, ce chiffre n’a pas de sens car il ne tient pas compte de phénomènes tels que les émissions externalisées par les pays occidentaux qui la font remonter à la 14e place au niveau mondial en termes d’émissions par habitant, ou encore l’impact des investissements des banques suisses dans l’industrie carbonée. D’autre part, ce chiffre n’intègre aucunement le pouvoir d’influence politique, économique et technologique de notre pays.

 

Un combat d’arrière-garde

Il y a donc une forme de combat d’arrière-garde à parler de « chantage climatique » alors que tous les indicateurs sont au rouge et que même le GIEC admet que ses prévisions étaient sous-estimées. Et pour en attester, que l’on me permette de citer, en plus des papiers qui pourraient risquer d’être taxés d’écolos ou de gauchistes, cette récente interview de Jean-Marc Jancovici dans Le Figaro ou cet article du journal économique Les Echos.

Pour résumer, quand un navire sombre, les passagers se bagarrent-ils pour savoir si l’avarie est grave, voire si elle existe vraiment ? Accuse-t-on ceux qui préconisent des solutions radicales de chercher à faire passer leur idéologie ? Ne feraient-ils pas mieux de tous chercher, ensemble, à colmater la brèche, quoi que cela en coûte, pour ne pas simplement tous périr ?

“Si nous sommes en train de couler, pourquoi sommes-nous des dizaines de mètres au-dessus de l’eau ?”

Mme Paschoud n’a peut-être pas d’enfants. Sans quoi elle chercherait probablement davantage à anticiper l’état du monde dans lequel ils vont vivre. Mais qu’elle se rassure quoi qu’il en soit : ce qui doit être fait ne le sera pas. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner l’indigence des résultats de la COP25 qui, en décembre 2019, titrait pourtant « Time for Action ». Nous atteindrons sans aucun doute les 2, 3 voire 5°C supplémentaires d’ici la fin du siècle. Pour cela, on peut faire confiance à la robustesse du capitalisme et à la brutalité de la pandémie ultralibérale qui, elle, a démarré bien avant celle du Covid-19.

 

Le développement durable en crise (climatique)

Face à l’ampleur de la crise environnementale, le développement durable a cessé d’être le concept le plus opératoire pour imaginer les termes et conditions d’une transition écologique volontaire.

Un article co-écrit avec Francine Pellaud, Haute Ecole Pédagogique de Fribourg

 

Depuis des décennies on n’avait pas vu, dans le monde occidental, une mobilisation concertée telle que celle de la jeune génération face à l’urgence climatique. Fait nouveau, toutefois : mues par la prise de conscience du caractère mortifère de la trajectoire suivie par la civilisation thermo-industrielle occidentale, les revendications des jeunes semblent aller non pas dans le sens d’un élargissement de leurs possibles mais dans celui de l’acceptation d’une restriction de leur confort matériel.

 

L’utopie du développement durable

Les immenses efforts de sensibilisation à l’idée de « durabilité » menés tous azimuts depuis la Conférence de Rio en 1992 auraient-ils fini par être entendus ? Peut-être. Mais très paradoxalement, la dureté des crises environnementales en cours pourrait bien remettre en cause une vision du monde bâtie sur l’idée qu’un développement « durable » serait possible.

Une idée selon laquelle il suffirait de combiner astucieusement les dimensions économique, sociale et environnementale du « développement humain » pour que le développement occidental de la seconde partie du XXe siècle corrige ses défauts et s’étende à la planète entière. Une étonnante utopie que portent encore et toujours les 17 Objectifs de développement durable de l’ONU (ODD) « pour sauver le monde » (sic), sur lesquels se fonde la majorité des agendas 21 de la planète.

 

Les 17 objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU. Wikimedia.

Grâce à son caractère à la fois pléonastique et oxymorique, le concept eut certes l’immense mérite de faire accepter à une grande majorité d’acteurs politiques et économiques la nécessité d’intégrer les questions environnementales à leurs réflexions, actions et investissements. Il laissait en effet entendre que le monde de 2030 pouvait être pensé comme une projection de celui du tournant du siècle, où chacun conserverait ses avantages et privilèges. On pouvait compter sur la responsabilisation citoyenne, la pression de l’opinion publique sur les responsables politiques, le développement de nouvelles solutions technologiques et la signature de quelques traités internationaux pour régler les « quelques » externalités négatives liées à notre relation pourtant de plus en plus extravagante avec la Terre.


À lire aussi : Les malentendus du développement durable


Un concept sédatif

Mais à l’heure où les stigmates de la catastrophe environnementale se creusent chaque semaine un peu plus, on est en droit de se demander si ce concept est toujours suffisamment mobilisateur, voire même encore pertinent.

Alors que fleurissent les notions de transition écologique, d’anthropocène ou de capitalocène, de collapsologie et de survivalisme, il est temps de remettre en question la vision non disruptive que le « développement durable » offre de l’avenir des Terriens et d’accepter le fait qu’à trop rassembler, il a peut-être fini par devenir un « concept sédatif ».

Après être parvenu à sensibiliser à la cause environnementale ceux qui ne voyaient dans le mouvement « écolo » que des marginaux et des rêveurs, le développement durable n’a-t-il pas fait de nous des « climato-quiétistes » ? Or quand les négateurs de la crise climatique usent de ressorts agnotologiques toujours plus puissants pour détourner l’attention de l’impérieuse nécessité d’opérer une transition écologique radicale, le climato-quiétisme commence fort à ressembler lui-même à du climato-scepticisme. Non par la force des convictions, mais par celle de l’inaction.

 

Tout reprendre à zéro

Qu’on ne s’y méprenne pas : les hérauts du développement durable, des origines du concept à nos jours, étaient des héros. Ce qu’ils ont fait était ce qu’ils pouvaient faire de mieux car la tâche était immense, l’aveuglement indicible, l’aspiration au progrès sans bornes. Et ils le sont toujours.

Mais on doit constater que cela n’a pas fonctionné. Pour y avoir consacré une part prépondérante de leur carrière professionnelle, les auteurs de cet article n’en prennent acte qu’avec plus de tristesse. Mais plutôt que de s’enferrer dans une solution inopérante, ils ont la conviction qu’il est nécessaire de repartir et d’aller de l’avant. D’essayer autre chose. Encore et toujours.

Imaginons un voyage dans le temps. Rio, 1992. Revenant du futur, nous connaissons cette fois l’état du monde post-développement durable de 2019 et tout est à penser pour éviter d’emprunter la même trajectoire, celle dont l’inexorable propension est de nous conduire dans la direction d’un grand basculement environnemental, social, économique et (géo)politique. Parce que nous savons qu’elle se révèlera anesthésiante, il n’y a pas d’autre choix que d’admettre d’emblée l’impossibilité de la continuité contenue dans l’idée de « durabilité ».

Alors, depuis ce passé éclairé, quelle vision programmatique de la vie sur Terre devons-nous construire (aurions-nous dû construire) pour faire contrepoids aux chimères des mondes hors-sol qui seront proposés par les Trump, Johnson et autres Salvini, aspirés dans une fuite en avant et un repli sur soi qui ne pourront qu’amplifier le désastre en retardant sa reconnaissance, pour seulement quelques années supplémentaires d’aveugle insouciance ?

Changer de logiciel. Sortir du paradigme d’un développement fondé sur la croissance économique, reconstruire sur d’autres bases les idées d’épanouissement et de prospérité, extraire l’idée même de modernisation de son carcan scientiste et techniciste, dépasser le clivage gauche-droite désormais stérile de la plupart des politiques occidentales pour le réorienter vers la question de notre appartenance collective à la Terre et de la manière dont nous l’habitons…

Autant de défis qui nécessitent de penser de nouveaux concepts pour définir notre rapport au monde, de nouveaux attracteurs politiques, une nouvelle définition de la citoyenneté, voire une nouvelle éducation.

Le roi est mort, vive le roi. Mais la tâche s’annonce colossale.

 

Un (long) voyage collectif

La communauté scientifique, et notamment celle des sciences humaines et sociales, est certes mobilisée depuis longtemps sur ces questions ; en témoigne notamment l’explosion des débats scientifiques sur la pertinence de la collapsologie ou même de celle d’anthropocène.

Mais dans un monde ravagé par les atteintes environnementales, l’explosion des inégalités, et à l’aube d’une prévisible crise migratoire sans précédent, réfléchir aux nouvelles conditions matérielles de notre existence suppose, comme le suggère Bruno Latour, d’être capables de décider collectivement « d’où nous voulons atterrir », c’est-à-dire de quelles nouvelles manières d’exister et d’habiter nos espaces de vie nous voulons promouvoir. Voilà de quoi vivifier pour longtemps nos espaces démocratiques.


À lire aussi : Plaidoyer pour une éducation à la « condition terrestre »


Car en parallèle, à supposer que nous parvenions à décider de la piste d’atterrissage, faut-il encore décider de comment nous y rendre. Ce volet de la transition écologique semble presque le plus facile à penser ; c’est d’ailleurs celui qui a été le plus exploré par les réflexions relatives aux conditions d’un développement durable, mais en négligeant la plupart des destinations qui nécessitaient une remise en question radicale des fondements de notre économie carbonée. À quoi bon les écogestes si l’on emprunte l’avion sans discernement ? À quoi bon les kiwis bios s’il proviennent de Nouvelle-Zélande ? A quoi bon les fermes solaires si c’est pour alimenter des raffineries de pétrole ?

 

Vue d’artiste de la future ferme solaire de Marsden Point (Nouvlle Zélande). Northern Advocate.

Si d’anciennes idées peuvent sûrement être recyclées pour penser le basculement vers un nouveau régime climatique, sortir de l’hypothèse de la continuité nous semble absolument nécessaire pour imaginer des solutions salvatrices. Loin d’être évidente, la négociation sera âpre, tant les décisions à prendre sont susceptibles d’impacter nos habitudes et modes de vie ; et tant sont clivants les marqueurs idéologiques qui les qualifient.

Sans compter qu’avant de savoir où aller et comment y aller, il faut encore savoir où nous sommes ! Or nombreux sont les idéologues qui, n’adhérant pas aux solutions (qualifiées indifféremment de bolchéviques ou d’obscurantistes) proposées par les écologistes, préfèrent nier les causes ou minimiser l’urgence et créer du doute sur le point de départ de notre voyage, plutôt que de réfléchir à leurs responsabilités et d’admettre la nécessité des changements à opérer.

Où sommes-nous ? Où atterrir ? Comment y aller ? Un voyage à penser collectivement (les significations des axes sont laissées à la libre appréciation des lecteurs). Author provided.

 

Réapprendre à s’entendre

Savoir décider de la direction à prendre suppose dès lors de disposer des dispositifs démocratiques adéquats pour construire réellement ensemble une vision commune de l’avenir et refonder notre conception du bien commun.

À ce jour, si la médiatisation d’une Greta Thunberg ou d’un Aurélien Barrau témoigne d’une sensibilisation individuelle accrue à la crise environnementale, elle conduit aussi à une polarisation sociale très préoccupante, car stérilisante de l’action publique.

Faut-il aller jusqu’à penser, comme le philosophe Dominique Bourg, que « la démocratie représentative n’est pas en mesure de répondre aux problèmes écologiques contemporains » et que « sauvegarder la biosphère exige de repenser la démocratie elle-même » ?

S’accorder sur notre point de départ, décider ensemble de la destination et négocier le chemin à prendre pour s’y rendre – sachant que ce point de départ se dérobera sous nos pieds si nous ne le quittons pas et que, une fois partis, il n’y aura pas de retour en arrière possible –, voilà le voyage dans lequel nous, Terriens, sommes irrémédiablement engagés. L’eau, l’air, la terre, le feu et l’ensemble du vivant figurent parmi les passagers, et il faudra désormais tenir compte de leur agentivité.

 

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons (lire l’article original). Les auteur·e·s tiennent à remercier Bastien Lelu, Livio Riboli-Sasco et André Giordan pour leurs relectures attentives et pour les critiques précieuses qu’ils ont apportées à la fois à cet article et à celui, paru le 19 septembre 2019, qui le complète : Plaidoyer pour une éducation à la « condition terrestre ».