Les trois parenthèses enchantées de la chimie sur Terre

Profitant des conditions exceptionnellement réunies sur la planète Terre, une parenthèse enchantée s’est ouverte : celle du vivant, qui développe une chimie douce et très particulière. Une parenthèse pourtant menacée par l’entrée dans l’anthropocène.

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À l’occasion de sa parution aux éditions De Boeck Supérieur, nous vous proposons exceptionnellement un extrait de l’ouvrage « Philosophie de la chimie », coordonné par Bernadette Bensaude-Vincent et Richard-Emmanuel Eastes. Le texte présenté ci-dessous clôt la première partie « Identité de la chimie » et nous questionne sur la place de la chimie dans l’histoire du vivant. Un article co-écrit avec Pierre Teissier, maître de conférences au Centre François Viète de l’université de Nantes.
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La chimie constitue dans la nature une sorte de parenthèse enchantée. Ou plutôt une série de parenthèses emboîtées. Pour un type de composés donné, il n’y a d’abord de chimie que dans une plage d’énergie bien définie, en deçà de laquelle les réactions ne se font plus et au-delà de laquelle les liaisons chimiques sont rompues. Profitant de ces conditions exceptionnellement réunies sur la planète Terre, une seconde parenthèse enchantée s’est progressivement inscrite dans la première : celle du vivant, qui développe une chimie très particulière. Enfin, dernière parenthèse apparue encore plus récemment au sein du vivant : celle des activités humaines. Mais les transformations opérées notamment par les technologies chimiques au sein de cette troisième et dernière parenthèse enchantée pourraient bien mettre un terme aux conditions qui ont permis l’apparition de la seconde.

 

Un royaume bien tempéré

Sur une échelle d’énergies, le royaume de la chimie occupe une vaste plage, bordée vers le bas par les micro-ondes qui agissent sur la rotation des dipôles moléculaires et, vers le haut, par les rayons X qui peuvent interagir avec les électrons de cœur des atomes. Au cœur du royaume trône la liaison covalente, archétype de la liaison chimique. La force des liaisons de ce type, qui assurent la cohésion de toute matière organisée, est dix à quarante fois supérieure à celle d’une liaison hydrogène, elle-même dix à quarante fois supérieure à celle des liaisons de Van der Waals.

Avec ces dernières, parfois qualifiées de « physiques », on atteint le domaine des mousses, bulles et savons, c’est-à-dire le marigot flou des sciences de la matière où se rencontrent chimistes et physiciens. Les liaisons chimiques restent toutefois beaucoup moins énergétiques que la plupart des rayonnements parcourant l’espace intersidéral. Ces derniers relèvent également du domaine de la physique, celle des particules et des hautes énergies, celle des accélérateurs de particules où les chimistes ne pénètrent presque jamais.

Pour administrer ce vaste territoire, la chimie dispose de pouvoirs très mesurés. Elle jugule et exploite des forces contraires : électronégatives et électropositives, réductrices et oxydantes, acides et basiques, hydrophiles et hydrophobes. Elle légifère en offrant de larges degrés de liberté aux électrons du graphite, en procurant une liberté conditionnelle à ceux des polyènes et en imposant des puits de potentiel infranchissables à ceux du diamant.

 

La parenthèse « Boucles d’or » de la chimie terrestre

Sur Terre, la chimie exerce son action dans des gammes d’énergie modérées et sur une plage de températures étroite, de l’ordre de quelques centaines de degrés. Très hautes et très basses énergies sont bannies en premier lieu par la distance idéale de notre planète à son étoile ; une position qui conduit les astrophysiciens à qualifier de « planètes Boucles d’or » (Goldilocks planets) les astres extra-solaires placés dans la zone « habitable » de leur étoile (Goldilocks zone), par référence aux conditions terrestres.

Mais hautes et basses énergies sont également proscrites par une atmosphère qui protège la Terre des rayons ionisants les plus énergétiques, la même atmosphère retenant simultanément les rayons infrarouges qui l’empêchent de se refroidir. L’atmosphère tempère ainsi la surface du globe, où la température est suffisamment chaude pour que les électrons soient actifs et suffisamment froide pour que leurs associations durent. Le jeu des électrons de valence dans un écosystème tempéré dessine ainsi l’étonnante parenthèse enchantée de la chimie terrestre dans l’Univers.

Fine ligne de l’atmosphère terrestre et soleil couchant photographiés par l’équipage de la Station spatiale internationale. L’image illustre particulièrement bien la fragilité de ce que Bruno Latour nomme les “zones critiques” de notre planète.

L’énigmatique parenthèse du vivant

Au cœur de ce premier îlot enchanté de la chimie terrestre a émergé une autre parenthèse, plus restreinte et plus surprenante encore, constituée par la chimie du vivant. Un subtil équilibre a en effet permis l’émergence de la vie sans la rendre immuable. Il joue sur de délicates règles du jeu thermodynamiques et cinétiques : une exposition prolongée à l’air libre ou quelques dizaines de degrés appliqués à la viande, à l’œuf ou à la banane suffisent à en transformer définitivement la texture, tout comme vingt degrés de moins ou une atmosphère inerte permettent d’en préserver l’intégrité des semaines durant. Ce qui vaut pour la viande animale vaut d’ailleurs pour la nôtre : les mêmes agressions transforment aussi dramatiquement l’apparence des humains en quelques décennies.

Au niveau microscopique, la multiplicité des liaisons chimiques fournit la base matérielle de construction du double brin d’ADN, alors que leur souplesse d’interaction ouvre les possibilités de leur réplication et de la transmission de la vie. Le vivant se caractérise ainsi par une double capacité de régulation et de reproduction. Pour la régulation, les molécules de lipides doivent former un milieu intérieur et les ions fournir des conditions contrôlées (pH, température, etc.). Pour la reproduction, les molécules de structure doivent pouvoir se faire et se défaire, sous l’influence des énergies du milieu extérieur : pouvoir oxydant du dioxygène de l’air, frottements de l’eau des rivières et mers, chaleur de la Terre et de l’atmosphère, rayons lumineux du Soleil… Les mêmes énergies de l’environnement terrestre coopèrent tantôt à la construction tantôt à la décomposition du vivant.

Ainsi, non seulement la juste position de la Terre par rapport au Soleil garantit les conditions de l’apparition et de la pérennité de la vie, mais surtout, définissant une première parenthèse enchantée comme une première sphère protectrice, l’action subtile de l’atmosphère permet la définition d’une seconde parenthèse intérieure : celle d’une chimie douce associée au vivant, véritable cuvette de potentiel permettant à la dynamique des écosystèmes de résister aux forces destructrices déployées dans le reste de l’Univers.

Que l’on n’y voie pas nécessairement l’expression d’un dessein divin : la vie elle-même a conduit à l’élaboration de ces conditions en produisant l’oxygène dont est issu l’ozone qui la protège des rayonnements ultraviolets, à la faveur d’une gigantesque et subtile autorégulation. Sont ainsi vérifiées les conditions idéales d’une planète où tous les ingrédients sont présents en justes proportions, où toutes les grandeurs sont ajustées aux bonnes dimensions, donnant un sens plus fort encore au concept de « planète Boucles d’or ».

Yangykala canyons, Turkmenistan. La frontière entre zones habitables et inhabitables est ténue.

L’anthropocène, ou la parenthèse désenchantée

Or, que change la composition de l’atmosphère, ne serait-ce qu’un peu, ou que la température du globe soit modifiée de quelques degrés seulement, et la parenthèse intérieure pourrait, comme on l’a vu, être anéantie. Les actions techniques des humains ont le pouvoir de déstabiliser l’harmonie de la chimie terrestre. On parle d’Anthropocène pour désigner cette période de l’histoire de la Terre où l’action humaine devient une force géologique et perturbe les conditions favorables à l’essor et au maintien de la vie sur la planète.

Certes, la vie a jusqu’ici réussi à s’adapter aux perturbations sous les formes que nous lui connaissons aujourd’hui, à trouver son chemin en recréant de nouvelles conditions à sa subsistance sur des échelles de temps très longues, permettant aux espèces de migrer en fonction des évolutions climatiques et aux mutations génétiques de produire de nouvelles formes de vie adaptées aux nouvelles conditions. Oui, la planète de Boucles d’or peut se modifier, la parenthèse enchantée peut se déplacer, mais pas trop vite !

Tel le fil de guimauve qui se casse si on l’étire trop brusquement, la chimie de notre planète est sensible à la temporalité des changements qu’on lui imprime. Si les perturbations anthropiques sont plus rapides que les capacités d’adaptation de la seconde parenthèse, les activités humaines pourraient bien finir par désenchanter sa chimie et constituer une bien funeste parenthèse dans l’histoire du vivant.

Couverture de l’ouvrage Philosophie de la chimie de Richard-Emmanuel Eastes et Bernadette Bensaude-Vincent aux éditions De Boeck Supérieur (2020).

 

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons (lire l’article original). Les auteurs tiennent à remercier Bernadette Bensaude-Vincent pour sa relecture précieuse et pour avoir porté à leur attention le concept de « Goldilocks planet ».

Le développement durable en crise (climatique)

Face à l’ampleur de la crise environnementale, le développement durable a cessé d’être le concept le plus opératoire pour imaginer les termes et conditions d’une transition écologique volontaire.

Un article co-écrit avec Francine Pellaud, Haute Ecole Pédagogique de Fribourg

 

Depuis des décennies on n’avait pas vu, dans le monde occidental, une mobilisation concertée telle que celle de la jeune génération face à l’urgence climatique. Fait nouveau, toutefois : mues par la prise de conscience du caractère mortifère de la trajectoire suivie par la civilisation thermo-industrielle occidentale, les revendications des jeunes semblent aller non pas dans le sens d’un élargissement de leurs possibles mais dans celui de l’acceptation d’une restriction de leur confort matériel.

 

L’utopie du développement durable

Les immenses efforts de sensibilisation à l’idée de « durabilité » menés tous azimuts depuis la Conférence de Rio en 1992 auraient-ils fini par être entendus ? Peut-être. Mais très paradoxalement, la dureté des crises environnementales en cours pourrait bien remettre en cause une vision du monde bâtie sur l’idée qu’un développement « durable » serait possible.

Une idée selon laquelle il suffirait de combiner astucieusement les dimensions économique, sociale et environnementale du « développement humain » pour que le développement occidental de la seconde partie du XXe siècle corrige ses défauts et s’étende à la planète entière. Une étonnante utopie que portent encore et toujours les 17 Objectifs de développement durable de l’ONU (ODD) « pour sauver le monde » (sic), sur lesquels se fonde la majorité des agendas 21 de la planète.

 

Les 17 objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU. Wikimedia.

Grâce à son caractère à la fois pléonastique et oxymorique, le concept eut certes l’immense mérite de faire accepter à une grande majorité d’acteurs politiques et économiques la nécessité d’intégrer les questions environnementales à leurs réflexions, actions et investissements. Il laissait en effet entendre que le monde de 2030 pouvait être pensé comme une projection de celui du tournant du siècle, où chacun conserverait ses avantages et privilèges. On pouvait compter sur la responsabilisation citoyenne, la pression de l’opinion publique sur les responsables politiques, le développement de nouvelles solutions technologiques et la signature de quelques traités internationaux pour régler les « quelques » externalités négatives liées à notre relation pourtant de plus en plus extravagante avec la Terre.


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Un concept sédatif

Mais à l’heure où les stigmates de la catastrophe environnementale se creusent chaque semaine un peu plus, on est en droit de se demander si ce concept est toujours suffisamment mobilisateur, voire même encore pertinent.

Alors que fleurissent les notions de transition écologique, d’anthropocène ou de capitalocène, de collapsologie et de survivalisme, il est temps de remettre en question la vision non disruptive que le « développement durable » offre de l’avenir des Terriens et d’accepter le fait qu’à trop rassembler, il a peut-être fini par devenir un « concept sédatif ».

Après être parvenu à sensibiliser à la cause environnementale ceux qui ne voyaient dans le mouvement « écolo » que des marginaux et des rêveurs, le développement durable n’a-t-il pas fait de nous des « climato-quiétistes » ? Or quand les négateurs de la crise climatique usent de ressorts agnotologiques toujours plus puissants pour détourner l’attention de l’impérieuse nécessité d’opérer une transition écologique radicale, le climato-quiétisme commence fort à ressembler lui-même à du climato-scepticisme. Non par la force des convictions, mais par celle de l’inaction.

 

Tout reprendre à zéro

Qu’on ne s’y méprenne pas : les hérauts du développement durable, des origines du concept à nos jours, étaient des héros. Ce qu’ils ont fait était ce qu’ils pouvaient faire de mieux car la tâche était immense, l’aveuglement indicible, l’aspiration au progrès sans bornes. Et ils le sont toujours.

Mais on doit constater que cela n’a pas fonctionné. Pour y avoir consacré une part prépondérante de leur carrière professionnelle, les auteurs de cet article n’en prennent acte qu’avec plus de tristesse. Mais plutôt que de s’enferrer dans une solution inopérante, ils ont la conviction qu’il est nécessaire de repartir et d’aller de l’avant. D’essayer autre chose. Encore et toujours.

Imaginons un voyage dans le temps. Rio, 1992. Revenant du futur, nous connaissons cette fois l’état du monde post-développement durable de 2019 et tout est à penser pour éviter d’emprunter la même trajectoire, celle dont l’inexorable propension est de nous conduire dans la direction d’un grand basculement environnemental, social, économique et (géo)politique. Parce que nous savons qu’elle se révèlera anesthésiante, il n’y a pas d’autre choix que d’admettre d’emblée l’impossibilité de la continuité contenue dans l’idée de « durabilité ».

Alors, depuis ce passé éclairé, quelle vision programmatique de la vie sur Terre devons-nous construire (aurions-nous dû construire) pour faire contrepoids aux chimères des mondes hors-sol qui seront proposés par les Trump, Johnson et autres Salvini, aspirés dans une fuite en avant et un repli sur soi qui ne pourront qu’amplifier le désastre en retardant sa reconnaissance, pour seulement quelques années supplémentaires d’aveugle insouciance ?

Changer de logiciel. Sortir du paradigme d’un développement fondé sur la croissance économique, reconstruire sur d’autres bases les idées d’épanouissement et de prospérité, extraire l’idée même de modernisation de son carcan scientiste et techniciste, dépasser le clivage gauche-droite désormais stérile de la plupart des politiques occidentales pour le réorienter vers la question de notre appartenance collective à la Terre et de la manière dont nous l’habitons…

Autant de défis qui nécessitent de penser de nouveaux concepts pour définir notre rapport au monde, de nouveaux attracteurs politiques, une nouvelle définition de la citoyenneté, voire une nouvelle éducation.

Le roi est mort, vive le roi. Mais la tâche s’annonce colossale.

 

Un (long) voyage collectif

La communauté scientifique, et notamment celle des sciences humaines et sociales, est certes mobilisée depuis longtemps sur ces questions ; en témoigne notamment l’explosion des débats scientifiques sur la pertinence de la collapsologie ou même de celle d’anthropocène.

Mais dans un monde ravagé par les atteintes environnementales, l’explosion des inégalités, et à l’aube d’une prévisible crise migratoire sans précédent, réfléchir aux nouvelles conditions matérielles de notre existence suppose, comme le suggère Bruno Latour, d’être capables de décider collectivement « d’où nous voulons atterrir », c’est-à-dire de quelles nouvelles manières d’exister et d’habiter nos espaces de vie nous voulons promouvoir. Voilà de quoi vivifier pour longtemps nos espaces démocratiques.


À lire aussi : Plaidoyer pour une éducation à la « condition terrestre »


Car en parallèle, à supposer que nous parvenions à décider de la piste d’atterrissage, faut-il encore décider de comment nous y rendre. Ce volet de la transition écologique semble presque le plus facile à penser ; c’est d’ailleurs celui qui a été le plus exploré par les réflexions relatives aux conditions d’un développement durable, mais en négligeant la plupart des destinations qui nécessitaient une remise en question radicale des fondements de notre économie carbonée. À quoi bon les écogestes si l’on emprunte l’avion sans discernement ? À quoi bon les kiwis bios s’il proviennent de Nouvelle-Zélande ? A quoi bon les fermes solaires si c’est pour alimenter des raffineries de pétrole ?

 

Vue d’artiste de la future ferme solaire de Marsden Point (Nouvlle Zélande). Northern Advocate.

Si d’anciennes idées peuvent sûrement être recyclées pour penser le basculement vers un nouveau régime climatique, sortir de l’hypothèse de la continuité nous semble absolument nécessaire pour imaginer des solutions salvatrices. Loin d’être évidente, la négociation sera âpre, tant les décisions à prendre sont susceptibles d’impacter nos habitudes et modes de vie ; et tant sont clivants les marqueurs idéologiques qui les qualifient.

Sans compter qu’avant de savoir où aller et comment y aller, il faut encore savoir où nous sommes ! Or nombreux sont les idéologues qui, n’adhérant pas aux solutions (qualifiées indifféremment de bolchéviques ou d’obscurantistes) proposées par les écologistes, préfèrent nier les causes ou minimiser l’urgence et créer du doute sur le point de départ de notre voyage, plutôt que de réfléchir à leurs responsabilités et d’admettre la nécessité des changements à opérer.

Où sommes-nous ? Où atterrir ? Comment y aller ? Un voyage à penser collectivement (les significations des axes sont laissées à la libre appréciation des lecteurs). Author provided.

 

Réapprendre à s’entendre

Savoir décider de la direction à prendre suppose dès lors de disposer des dispositifs démocratiques adéquats pour construire réellement ensemble une vision commune de l’avenir et refonder notre conception du bien commun.

À ce jour, si la médiatisation d’une Greta Thunberg ou d’un Aurélien Barrau témoigne d’une sensibilisation individuelle accrue à la crise environnementale, elle conduit aussi à une polarisation sociale très préoccupante, car stérilisante de l’action publique.

Faut-il aller jusqu’à penser, comme le philosophe Dominique Bourg, que « la démocratie représentative n’est pas en mesure de répondre aux problèmes écologiques contemporains » et que « sauvegarder la biosphère exige de repenser la démocratie elle-même » ?

S’accorder sur notre point de départ, décider ensemble de la destination et négocier le chemin à prendre pour s’y rendre – sachant que ce point de départ se dérobera sous nos pieds si nous ne le quittons pas et que, une fois partis, il n’y aura pas de retour en arrière possible –, voilà le voyage dans lequel nous, Terriens, sommes irrémédiablement engagés. L’eau, l’air, la terre, le feu et l’ensemble du vivant figurent parmi les passagers, et il faudra désormais tenir compte de leur agentivité.

 

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons (lire l’article original). Les auteur·e·s tiennent à remercier Bastien Lelu, Livio Riboli-Sasco et André Giordan pour leurs relectures attentives et pour les critiques précieuses qu’ils ont apportées à la fois à cet article et à celui, paru le 19 septembre 2019, qui le complète : Plaidoyer pour une éducation à la « condition terrestre ».

La trouble posture des chimistes français face au déni climatique

Plusieurs incidents récents au sein de la communauté des chimistes soulèvent l’étrange question de leur apparente tolérance aux entreprises de désinformation menées par leurs pairs négateurs de la crise climatique. Quelle posture les institutions et les représentants les plus prestigieux de cette discipline souhaitent-ils vraiment adopter face aux sciences du climat et aux périls qu’elles annoncent ? Le besoin de clarification est urgent.

 

2 juillet 2019. 25 chimistes reconnus dont 2 lauréats du prix Nobel, tous membres de la prestigieuse Académie des Sciences française, signent une tribune dans l’Actualité Chimique pour soutenir l’auteur d’une chronique que cette revue de la vénérable Société Chimique de France a décidé de retirer de son site, suite au tollé suscité par le texte parmi ses lecteurs et sur les réseaux sociaux. La raison de cette rétractation : le texte est accusé par ses détracteurs (dont les courriers sont rendus publics par la revue) d’être outrageusement climatosceptique, voire franchement climato-dénialiste (*), de contenir des erreurs scientifiques grossières et de ressasser les poncifs exploités par les négateurs de la crise climatique depuis des décennies. Mais surtout, il tourne en ridicule aussi bien les mobilisations des jeunes pour le climat que les travaux de la communauté des climatologues, en remettant en cause leurs travaux sur la base de considérations météorologiques et d’articles datés des années 70, ou en évoquant des publications scientifiques dont les auteurs eux-mêmes indiqueront ensuite qu’ils n’ont pas été compris.

Capture d’écran de la page Twitter d’un lecteur de l’Actualité Chimique

Un non-événement ?

Sur un autre sujet, l’affaire pourrait paraître anecdotique : quoi de plus normal, voire de plus sain, que des arguments contradictoires se juxtaposent dans une revue scientifique dont le rôle est justement de permettre le débat entre théories concurrentes ? La tribune des académiciens semble d’ailleurs avoir été écrite en ce sens : tout en évoquant un peu imprudemment une réflexion appuyée sur « des publications scientifiques validées par les pairs » alors qu’on n’y trouve aucune publication issue d’une revue à comité de lecture postérieure à 2001, elle ne cherche pas à accréditer explicitement les contenus de la chronique incriminée mais prétend critiquer, au nom du droit au doute scientifique, le fait qu’elle ait été retirée.

Certes. Mais en premier lieu, les réseaux sociaux seraient bien en droit de s’émouvoir si deux douzaines de physiciens de l’Académie décidaient de contester le retrait, par leur revue scientifique, d’un texte aussi ouvertement platiste qu’est climato-dénialiste (*) celui dont il est question ici, repoussant d’autant les limites des connaissances susceptibles d’être soumises au doute scientifique. Surtout que l’auteur de la chronique incriminée Jean-Claude Bernier, ancien directeur du Département de Chimie du CNRS, signe depuis des années des textes du même acabit (sous couvert d’humour, de droit au doute scientifique et de dénonciation de la « pensée unique ») dans les médias les plus divers, diffusant erreurs scientifiques et interprétations fallacieuses jusque sur le site www.mediachimie.org destiné aux professeurs de science de l’école secondaire (par exemple en comparant indûment le CO2 atmosphérique recyclé par la respiration des humains à leurs émissions de carbone fossile, aux fins de relativiser ces dernières).

 

Page d’accueil du site de ressources pour enseignants mediachimie.org

En second lieu, il est impossible de considérer cette tribune comme anecdotique si on l’analyse à la lumière des enjeux politiques attachés à la gestion de la crise climatique. Car à l’inverse de ce que prétendent ses signataires, les débats sur cette question ne peuvent être réduits à de simples controverses scientifiques dès lors qu’ils sont systématiquement exploités par des groupes d’intérêts économiques, politiques ou idéologiques. C’est ce contre quoi des historiens des sciences comme Naomi Oreskes, Erik Conway ou Robert Proctor mettent pourtant en garde la communauté scientifique depuis les années 80, dénonçant avec force exemples les mécanismes de production de l’ignorance des « marchands de doute », auxquels les scientifiques sont comme ici bien souvent associés malgré eux, devenant alors à leur insu au minimum des « fauteurs de doute ». Des pratiques si courantes et tellement éprouvées, de l’industrie du tabac au déni climatique en passant par le scandale de l’amiante, qu’il y a même eu matière à fonder une branche de l’épistémologie dédiée à ces seules questions : l’agnotologie.

 

Récupération immédiate…

Il est à cet égard affligeant de voir que la manière dont cette affaire a été immédiatement récupérée illustre point pour point les enseignements de ces universitaires, les cercles climato-dénialistes revendiquant immédiatement une « victoire » contre « l’irrationnel déferlement carbocentriste ». Le site de l’association des « climato-réalistes » se réjouit ainsi de la réaction de l’Académie à un « acte de censure » contre une chronique qui émettait « simplement » l’hypothèse que le réchauffement récent est dû à la variabilité naturelle du climat, « peut-être accélérée (ou peut-être pas) par nos émissions de gaz à effet de serre » (sic).

Doux euphémisme que le nom de cette association dont les principaux membres publiaient en août 2018, Jean-Claude Bernier en tête, un article intitulé « Une vérité qui dérange : le réchauffement climatique ralentit contrairement aux idées alarmistes » dans les pages du sulfureux site Europe-Israël. Et de retrouver les mêmes noms dans la lettre aux secrétariats de l’ONU et de la CCNUCC publiée le 24 septembre et intitulée « Il n’y a pas d’urgence climatique », signée par une invraisemblable troupe de « scientifiques » dépareillés dont on pourrait croire que les instigateurs se sont efforcés de trouver les moins qualifiés pour parler des questions climatiques (voir notre article du 26 septembre), quand ils sont simplement encore en activité. Il est vrai que selon l’appel à signature publié par les instigateurs de la lettre, un doctorat ou un « diplôme niveau master 2 dans un domaine scientifique (sens large) » associé à « une expérience professionnelle de haut niveau en lien avec la science (sens large) » suffisent pour être éligible. Inutile de préciser que l’auteur de la chronique citée précédemment et soutenu par les chimistes de l’Académie des sciences française, figure en bonne place parmi les signataires.

Extrait de la liste des signataires suédois et suisses de la lettre ouverte

D’autres faits troublants

En remontant les fils de cette affaire apparemment peu significative de prime abord, d’autres faits troublants viennent peu à peu s’accumuler. Ainsi, le 18 novembre 2015, la Maison de la Chimie organisait dans ses murs un colloque au titre inspirant : « Chimie et changement climatique ». Ce colloque « ouvert à un large public […] et accessible aux lycéens et à leurs enseignants », présenté sur son site comme accueillant « quelques-uns des meilleurs spécialistes » du climat, des océans et de l’atmosphère, accueillait effectivement des experts de domaines variés. Mais elle s’ouvrait sur une conférence plénière d’introduction prononcée par un certain Vincent Courtillot, pas exactement connu pour sa neutralité scientifique à l’égard de la climatologie, justement. Cette même conférence est depuis lors proposée aux élèves et enseignants de l’école secondaire par le site www.mediachimie.org, déjà cité plus haut, destiné selon ses fondateurs à « mieux transmettre les connaissances des chimistes d’aujourd’hui aux générations futures ».

 

Un urgent besoin de clarification

Quel message les chimistes souhaitent-ils transmettre à la société civile en soutenant un collègue ouvertement associé aux pires négateurs de la crise climatique et de l’intégrité scientifque, en offrant des tribunes à des chantres du climato-dénialisme (*) dans leurs instruments de communication scolaire et grand-public, allant jusqu’à leur confier l’ouverture d’un colloque dédié au lien entre chimie et climat ? Quelle image souhaitent-ils donner non seulement de leur discipline, mais également de la robustesse de la science s’ils ne parviennent pas à valider inconditionnellement les travaux d’une autre communauté scientifique que la leur ? Quel message vont-ils envoyer à leurs collègues tentés de répondre à l’appel tous azimuts lancé sur les réseaux sociaux par les « climato-réalistes » pour récolter un maximum de noms ?

La décision leur appartient mais les enjeux sont trop sérieux pour que ces questions ne soient pas posées. Leur responsabilité est assurément engagée et elle est immense. L’Actualité Chimique, lue jusqu’en Suisse et qui se fait un devoir de « défendre la science contre la désinformation », prévoit un numéro spécial « équilibré » en janvier 2020. L’occasion, nous l’espérons, de clarifier cette question.

 

 

(*) Selon la préconisation du climatologue François-Marie Bréon, nous utilisons ce terme plutôt que celui de « climato-sceptique », le scepticisme étant une attitude noble à encourager contrairement au dénialisme qui désigne « le rejet des faits et des concepts indiscutables et bien soutenus par le consensus scientifique, en faveur d’idées radicales et controversées ». M. Scudellari, « State of denial », Nat. Med., vol. 16, no 3,‎ mars 2010, p. 248.

 

Des “scientifiques” contre l’urgence climatique

Le 24 septembre paraissait une lettre ouverte adressée aux autorités onusiennes et signée par 500 « scientifiques », intitulée « Il n’y a pas d’urgence climatique ». Son instigateur hollandais Guus Berkhout est un ancien ingénieur de la Royal Dutch Shell. Mais qui sont les autres signataires qui ont accepté de prêter leur nom à une telle mascarade et d’usurper ainsi la légitimité de la science ? L’examen de leurs professions et affiliations s’avère riche d’enseignements.

 

A mesure que s’étayent les résultats des recherches scientifiques compilées par le GIEC, que les effets du dérèglement climatique deviennent de plus en plus palpables, que l’opinion publique s’émeut… les efforts des négateurs de la crise climatique se multiplient pour retarder la mise en application de mesures salvatrices, qu’ils estiment pourtant contraires à leurs idéologies mortifères. En témoignent les multiples et récentes tentatives de déstabilisation de l’opinion qui instrumentalisent notamment la légitimité scientifique de quelques chercheurs, rarement issus des sciences du climat et de l’environnement.

Parmi elles, des lettres ouvertes rédigées par de petits groupes très actifs et adressées à des dirigeants de pays ou d’organisations internationales. Un procédé bien connu consistant à s’adresser à un interlocuteur particulier (en l’occurrence, l’opinion publique) en faisant mine de s’adresser à un autre (un·e dirigeant·e quelconque), dont on se moque en réalité éperdument de la réaction. L’essentiel est d’avoir l’attention des médias pour propager le doute.

 

Une lettre aux dirigeants européens

Début septembre 2019, l’association des « climato-réalistes » annonçait ainsi en avant-première (sur une page depuis supprimée mais que nous avons retrouvée dans les archives du web) une lettre aux dirigeants Européens intitulée « Il n’y a pas d’urgence climatique ». Doux euphémisme que le nom de cette organisation présidée par le mathématicien Benoît Rittaud, dont le site héberge de multiples vidéos du physicien François Gervais, du géophysicien Vincent Courtillot ou de l’urologue Laurent Alexandre, tous connus pour leurs positions extrêmes en matière de déni climatique. Son cercle s’étend au-delà de ladite association avec des positions non moins radicales : on trouve ainsi sur la page Facebook du « Collectif des climato-réalistes » des images aussi édifiantes que la photographie truquée de Greta Thunberg en uniforme des jeunesses hitlériennes. Godwin : 1, Climat : 0.

 

Capture d’écran d’un post publié sur la page Facebook du Collectif des Climato-réalistes

De l’Europe à l’ONU

Remaniée mais présentée sous une forme similaire en 6 points au lieu des 5 initiaux, la lettre définitive a finalement été adressée aux secrétariats de l’ONU et de la CCNUCC le 23 septembre. Quelques médias (tels que le site libéral Contrepoints, Valeurs actuelles ou Europe-Israël) l’ont publiée le 24 septembre.

Sans surprise, le texte ressasse les arguments habituels : simplistes (« le climat terrestre varie depuis que la planète existe »), fallacieux (« les modèles climatiques présentent de nombreuses lacunes et ne sont guère exploitables en tant qu’outils décisionnels ») ou contredits par la littérature scientifique (« le réchauffement est beaucoup plus lent que prévu »). Sans s’en rendre compte, elle se contredit même toute seule en s’appuyant sur des éléments comme « les archives géologiques » pour prétendre donner tort aux sciences du climat, alors que ces mêmes archives géologiques fournissent justement une partie des données qui permettent aux modèles climatiques actuels de fournir leurs résultats.

Ces deux versions du même projet, coordonnées par un petit groupe d’activistes climato-dénialistes (*) sous la direction du hollandais Guus Berkhout , ancien ingénieur de la compagnie pétrolière Royal Dutch Shell, osent invariablement affirmer que « le CO2 n’est pas un polluant », « qu’enrichir l’atmosphère en CO2 est bénéfique » et que « les dernières découvertes confirment que plus de CO2 n’a qu’une influence modeste sur le climat ». On notera toutefois que par rapport à la première mouture, la seconde est tournée de manière beaucoup plus subtile : énonçant des lieux communs et des évidences (« Le CO2 est l’aliment des plantes, le fondement de toute vie sur Terre »), elle est construite de manière à donner l’impression que ces mêmes arguments sont contraires aux résultats de la littérature scientifique qui attestent de l’origine anthropique des changements climatiques.

Énoncer une banalité ne permet pas d’infirmer une évidence, mais une tournure de phrase bien choisie peut en donner l’impression. Un autre procédé bien connu des marchands de doute, qui en ont développé tant et tant qu’une discipline scientifique a été fondée pour les étudier : l’agnotologie.

 

Une désinformation très calculée

La conclusion de la lettre ouverte est tautologique et incantatoire : « Il n’y a pas d’urgence climatique. Il n’y a donc aucune raison de s’affoler et de s’alarmer » (c’est nous qui soulignons). Des évidences qui sont pourtant contredites par les milliers d’articles de recherche publiés de par le monde, compilés consensuellement par les membres du GIEC et validés par leurs gouvernements. Et confirmées par non pas « 500 scientifiques » mais par des milliers de chercheurs et chercheuses en activité, spécialistes des sciences du climat et de l’environnement.

Autant dire que cette publication relève de la désinformation la plus absolue. Mais une désinformation très calculée : pour les négateurs de l’urgence climatique, experts en procédés agnotologiques, il n’est pas tant utile de convaincre que de créer du doute, de laisser croire que la controverse scientifique subsiste. Car ils ont compris que ce doute est suffisant pour empêcher l’action. Pour gagner du temps. Brûler vite encore un peu de pétrole, gagner encore quelques milliards. L’historien des sciences Robert Proctor n’a-t-il pas montré que les marchands de doute américains étaient parvenus à faire gagner 30 ans à l’industrie du tabac avec ces mêmes procédés simplissimes ?

 

Qui sont ces gens ?

Le moins que l’on puisse dire à l’examen des qualités des signataires est qu’il n’a pas dû être facile de les trouver. Parmi ces « scientifiques », on trouve en effet un improbable et hétéroclite fatras de professions qui n’ont aucun rapport avec le climat et dont la plupart des représentants ne sont plus en activité : « ingénieur en électricité retraité », « cadre supérieur retraité de l’industrie des semi-conducteurs », « écrivain scientifique », « professeur en hématologie », « chercheur indépendant en climatologie » (on appréciera l’oxymore), « ancien scientifique E & P Shell, maintenant actif comme chercheur en climatologie » (comme Guus Berkhout, sans aucun lien d’intérêt donc), « risk manager dans le domaine des produits financiers dérivés »… A la date du 25 septembre, on relèvait aussi la présence d’un « professional engineer, head of laboratory at Grenoble Nuclear Research Center » (signataire n°10) alors qu’il n’existe pas de « Nuclear Research Center » à Grenoble.

 

Extrait de la liste des signataires de la lettre “Il n’y a pas d’urgence climatique” – Section France

L’un des deux signataires suisses est le mathématicien retraité Jean-Claude Pont, professeur émérite en histoire et philosophie des sciences de l’université de Genève, régulièrement mis en cause pour ses propos climato-dénialistes (*). L’autre est le chercheur en physique des plasmas Jef Ongena, membre du « Groupe permanent de surveillance de l’énergie dans le monde » (Fédération mondiale des scientifiques au CERN de Genève) dont le site indique pourtant en page d’accueil que « La combustion de combustibles fossiles est le principal facteur anthropique de l’augmentation des concentrations atmosphériques de gaz à effet de serre ». Côté français, aucune surprise à retrouver les noms habituels du groupe des « climato-réalistes ». Mais là non plus, aucun climatologue.

Quant aux affiliations, le quotidien anglais The Independent souligne la mention d’organismes libertariens comme le britannique Taxpayers’ Alliance ou l’américain Cato Institute, ainsi que des sociétés britanniques évoluant dans le secteur du pétrole et du gaz. Plus inquiétantes, les révélations par le journal allemand Der Speigel des liens qu’entretiennent certains signataires de cette lettre avec la droite radicale. Une information d’autant plus surprenante que les climato-dénialistes (*) sont souvent les premiers à réclamer une séparation nette entre science et politique…

 

Association des climato-réalistes
Capture d’écran des recommandations de la page Facebook de l’association des climato-réalistes

Alors… Quelle vision du monde se cache vraiment derrière cette initiative ? Quelle Terre ces retraités entendent-ils laisser à leurs petits-enfants ? En ont-ils seulement ? Quelle image souhaitent-ils attacher à leurs patronymes alors qu’ils avaient parfois eu des vies riches et des carrières réussies ? Derrière les conflits d’intérêt et les idéologies scientistes ou libertariennes, il demeure une extraordinaire dose d’incompréhensible et d’ineffable.

 

(*) Selon la préconisation du climatologue François-Marie Bréon, nous utilisons ce terme plutôt que celui de « climato-sceptique », le scepticisme étant une attitude noble à encourager contrairement au dénialisme qui désigne « le rejet des faits et des concepts indiscutables et bien soutenus par le consensus scientifique, en faveur d’idées radicales et controversées ». M. Scudellari, « State of denial », Nat. Med., vol. 16, no 3,‎ mars 2010, p. 248.

De la réflexivité dans la culture scientifique

Les 19 et 20 septembre, à Bienne, a eu lieu la conférence ScienceComm organisée par le Fondation Science et Cité sur le thème « I trust Science, but … ». Le Réseau romand Science et Cité y présentait un outil d’aide à la conception et au suivi des projets de communication publique de la science, La moulinette, qu’il met gracieusement à la disposition des acteurs et actrices de la médiation scientifique depuis le printemps 2019.

Cet outil inédit ne s’accompagne d’aucun conseil méthodologique, ne contient aucune recette toute faite. On pourrait s’en étonner, mais c’est ce qui constitue sa force et sa spécificité. La réflexivité et l’empowerment, tels sont en effet les objectifs de ses concepteurs.

 

Séance de préparation du projet de médiation scientifique Yakaton’18 à la Haute Ecole Spécialisée de Suisse Occidentale (HES-SO) en juin 2018. R-E Eastes, CC BY-ND 

 

Rappelons que la médiation n’est pas qu’une pratique d’éducation informelle d’un public béotien, consistant à simplifier des savoirs complexes. Il s’agit plus largement d’un ensemble de démarches et pratiques destinées à rapprocher la connaissance spécialisée des besoins auxquels elle pourrait répondre, à l’appliquer aux questions socialement vives et à favoriser l’élaboration commune de connaissances entre spécialistes et groupes de citoyens concernés.

 

Indispensable réflexivité

Pratiquer la médiation culturelle, c’est exercer un véritable métier. Les connaissances techniques et académiques en sont l’un des piliers, certes. Mais la connaissance des publics, la maîtrise de la pédagogie et la compréhension des modes de production et de diffusion des savoirs y sont tout aussi essentielles. Ces missions nécessitent donc une démarche aussi réflexive que possible, interrogeant les objectifs de ses acteurs à l’aune des attentes et besoins de leurs publics.

Pourtant, cette réflexivité est difficile à atteindre, car cela suppose de remettre en question des approches intuitives, souvent mues par la passion et par le désir de partager ses propres connaissances. Pour ne pas être simplement égoïste ou prosélyte, voire condescendante et finalement contre-productive, elle doit donc miser sur une décentration radicale.

Dans le cas de la science et de la technologie, il est probable que le besoin de réflexivité soit encore plus fort que dans celui de toute autre forme de médiation culturelle, à proportion même de leur impact sur l’évolution de la société.

Tout « progrès » scientifique et technologique disruptif s’accompagne en effet de bouleversements de l’ordre social, de controverses sociotechniques, d’effets secondaires d’ordres sanitaire ou environnemental, voire de questions éthiques qui interrogent in fine son acceptabilité sociale.

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Mission citoyenne

Dans ce processus, la médiation scientifique et technique est un acteur déterminant, au sens où elle a tout autant pour mission de promouvoir les applications vertueuses des avancées de la science que d’en interroger les éventuels effets pervers. Sans compter qu’elle tire autant sa légitimité de sa capacité à écouter les peurs et objections de ses publics qu’elle doit souvent ses financements à sa capacité supposée à fabriquer de l’acceptabilité sociale, justement.

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Face à tant de pressions et d’enjeux, les acteurs de la culture scientifique peuvent avoir besoin d’outils pour trouver la juste voie entre l’enthousiasme zélé qui les a probablement poussés dans cette voie professionnelle, et la prudence. Une prudence éminemment nécessaire, face à des publics qui ne souhaitent plus seulement collectionner des informations mais également les articuler à leurs valeurs, pour exercer leur pouvoir de citoyens et de consommateurs.

Dans ce contexte, il convient de promouvoir par tous les moyens une médiation scientifique autocritique et responsable. C’est dans cet esprit que « La moulinette » a été élaborée par des spécialistes de la médiation scientifique suisses et français, universitaires comme acteurs de terrain.

Le résultat prend la forme d’un site web, structuré autour de 11 questions ou chapitres telles que : Pourquoi ? Comment ? Quand ? Avec quels risques ? Il propose à ses utilisateurs un cheminement à géométrie variable en fonction de leurs besoins.

Une fois les questions sélectionnées, le site génère automatiquement des fiches au format pdf, chacune comprenant à son tour des sous-questions qui invitent les utilisateurs à positionner leurs réponses sur différents diagrammes : sliders, pourcentages, matrices, QCM, etc.

 

Accompagnement sur mesure

En passant son projet au crible des catégories proposées par « La moulinette », on génère ainsi des réflexions précieuses concernant l’ensemble des facettes de l’action envisagée : de ses propres motivations initiales aux impacts escomptés et réels, de la nature des publics visés aux formes possibles de l’activité en passant par la recherche de fonds et les risques encourus.

Un effort particulier a notamment été porté sur l’analyse des motivations (individuelles ou institutionnelles) ayant présidé à la conception de l’activité de médiation et sur la réflexion relative à ses « non-publics », c’est-à-dire aux catégories de personnes s’en trouvant exclues pour des raisons conscientes ou inconscientes.

Par ailleurs, ce travail aidera les médiatrices et médiateurs scientifiques à mieux décrire leurs projets quand ils devront les présenter au grand public, à une structure de financement ou encore à un nouvel employeur. « La moulinette » est donc non seulement un outil de réflexivité, mais également un outil d’empowerment des actrices et acteurs de la culture scientifique, comme doivent l’être leurs propres actions pour leurs publics.

 

 

Multiples usages

Ces fiches imprimables ont été pensées pour répondre aux multiples situations auxquelles sont en général confrontés les professionnels de la médiation, seuls ou en groupes. La moulinette peut en effet être utilisée en tant qu’outil :

  • d’aide à la conception d’un projet, pour n’oublier aucune de ses dimensions importantes (check list),
  • de suivi de projet, sous forme de guidelines permettant de conserver le cap initial,
  • d’évaluation a posteriori d’un dispositif, éventuellement par comparaison avec les réponses aux mêmes questions données lors de sa conception,
  • de formation initiale des médiateurs et médiatrices, dans leurs cursus de formation et/ou lors de leur arrivée dans une organisation de culture scientifique,
  • de documentation d’activités stabilisées, voire de formation des médiateurs et médiatrices sur un dispositif donné (rôle de transmission),
  • de formation continue pour se replacer de temps en temps dans une posture réflexive,
  • de communication avec l’équipe de médiation, la direction, les partenaires, les bailleurs de fonds… autour d’un dispositif de médiation donné.

Mettre en pièces son projet de médiation et ses idées d’activités pour en interroger toutes les dimensions, en recenser les différentes facettes, les analyser et assumer ses choix en toute connaissance de cause, tel est le service que tente de rendre « La moulinette » à celles et ceux qui partagent leurs connaissances scientifiques au quotidien.

Mis gracieusement à disposition en échange de leurs retours sur leurs usages, l’outil se veut collaboratif pour servir au mieux et le plus longtemps possible les intérêts de la communauté.

The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.