Quand j’étais prof… une histoire d’énergie

« Encore une histoire ? Pas vraiment. Quand les souvenirs remontent à la surface naturellement, sous la pression d’événements, à la manière d’un jet de pétrole s’échappant de son gisement, je ne les retiens pas. Vous trouvez la métaphore bizarre ? Elle colle pourtant avec mon récit : la science, l’actualité, l’enseignement, la vie, la mienne. »

Comme nous l’avons fait quelques fois sur ce blog, nous donnons aujourd’hui la parole à une professeure de sciences physiques qui, depuis sa retraite, observe les évolutions du monde est s’interroge sur ce qu’elle a enseigné à ses élèves à l’aune des enjeux sociétaux qui résultent des avancées scientifiques du 20e siècle. Nommée enseignante de lycée en 1970, elle a enseigné 35 années durant, affrontant les transformations sociétales (et celle des élèves !) autant que les réformes scolaires.

« L’énergie est à la source de tout enseignement scientifique, elle en est l’un des piliers. Sur ce thème, quel fut mon discours en tant que professeur de sciences physiques ? Celui d’une scientifique qui tentait, bon an mal an et tant bien que mal, de se faire une idée de la crise systémique qui allait nous exploser au visage au début du 21e siècle ; de se frayer un passage à travers la jungle des fausses informations et des mauvaises interprétations des résultats de la recherche sur le climat.

L’énergie, ses sources… et ses impacts

Il y a 50 ans, au début de ma carrière, “l’environnement” ne faisait pas encore partie des préoccupations et des enjeux politiques. Il ne l’est devenu que très progressivement, au fil des années. Les résultats des travaux de recherche qui traversaient l’Atlantique arrivaient brouillés par des scientifiques américains, lobbyistes, qui ont masqué la vérité sur des enjeux de société tels que le réchauffement climatique pendant des décennies (comme le montre Naomi Oreskes dans « Les marchands de doute »).

Compte tenu des moyens d’information dont nous disposions à l’époque, ce n’est pas dans les lycées que les enseignants étaient exposés aux informations fiables et aux premières alertes concernant les problèmes environnementaux. Des universitaires de renom défendaient parfois des thèses complotistes, de bonne foi. J’y emmenais mes élèves ! Quant aux revues scientifiques en français, elles étaient loin de nous annoncer la fin du monde.

De manière générale, le pétrole était présenté comme un bienfait et l’effet de serre seulement évoqué comme un phénomène naturel protecteur de notre planète, emprisonnant la chaleur du soleil. En son absence, la température moyenne terrestre eût été de l’ordre de -18°C.

Ce n’est que dans les années 80 qu’eut lieu la première alerte d’une pollution atmosphérique sérieuse : la diminution inquiétante de la quantité d’ozone dans la stratosphère, due à l’action des chlorofluorocarbones (CFC). L’ozone, maintenue à une faible concentration grâce à équilibre chimique avec le dioxygène de l’air, absorbe en effet une partie des rayons UV responsables de cancers de la peau.

Mais l’entrée dans l’ère des dérèglements climatiques ne se fit qu’en juin 1991, lors de l’éruption du volcan Pinatubo. Le refroidissement du globe qui s’en suivit atteignit 0,5°C pendant quelques mois. Les millions de tonnes de cendres et de dioxyde de soufre projetées dans l’atmosphère auraient ainsi contribué à faire baisser momentanément le niveau des océans. L’été 92 fut froid et pluvieux, les récoltes mauvaises, etc. On commençait à comprendre les instabilités de la machine climatique. Je rappelle que le GIEC fut mis en place fin 1988 à la demande du G7.

Pétrole…

Mais revenons aux années 70, mes premières années d’enseignement. J’avais suivi un cursus universitaire en fonction de mes goûts pour certaines disciplines scientifiques pour pouvoir les approfondir, et ce d’autant plus que, en tant que femme, il était peu envisageable d’avoir une carrière professionnelle dans ces disciplines. Je m’étais donc passionnée notamment pour la chimie organique, guidée en cela par d’excellents enseignants.

Parler du pétrole en classe, c’était d’abord pour moi montrer sa richesse, la complexité des molécules qu’on pouvait y trouver, décrire une substance qui avait mis des dizaines de millions d’années à se former, et dont les applications en pétrochimie semblaient prometteuses. Le pétrole méritait bien son nom d’ « Or Noir ».

Alors, le dégrader en le brûlant pour former des molécules aussi banales que le gaz carbonique et l’eau me semblait depuis toujours être un non-sens. Le bilan chimique était sans intérêt, seul comptait le bilan énergétique de cette réaction. On pourrait dire la même chose du gaz.

Une autre chose me turlupinait, sérieusement. Combien de morts pour le pétrole ? La plupart des conflits, depuis la dernière guerre mondiale, étaient en lien avec les gisements, les structures d’exploitation et le transport du pétrole. Aujourd’hui, d’autres sont à nos portes : conflit Iran-US dans le détroit d‘Ormuz, concurrence en Méditerranée entre turcs et grecs pour l’exploitation de probables nouveaux gisements, bousculade entre « puissances » dans l’Arctique sur la route maritime du nord-est qui se libère des glaces. « Haro sur les énergies fossiles ! » Tel un slogan, jamais abandonné, c’est cette incompréhension que je livrais à mes élèves.

Quid du charbon, me direz-vous ? Germinal… un classique de la littérature, les maladies des mineurs, mortelles le plus souvent (comme la silicose) et tellement banales qu’elles ne déclenchaient plus que l’indifférence. Dans un seul accident, 1200 mineurs périrent en France au début du XXème siècle. En 1974, 42 mineurs disparurent dans la mine de Liévin dans le Pas-de-Calais. Le charbon ? Pas mieux que le pétrole ; une évidence pour mes élèves.

Mais alors, avant même les prises de conscience des problèmes environnementaux à venir, quelle politique énergétique pouvait-on envisager d’exposer et de discuter en classe, alors que pour ma part je préconisais l’abandon des énergies fossiles ?

Sur le site du Sénat français, j’ai trouvé quelques textes, rappels de l’Histoire :

  • (…) Dès la Libération, le Général de Gaulle veilla à ce que la France puisse reprendre ses recherches sur l’atome. Pour la première fois en 1952, l’atome faisait l’objet d’un débat à l’Assemblée nationale et en 1955 les premières études d’un programme français d’énergie nucléaire pour les vingt années à venir étaient lancées.
  • (…) Après la guerre du Kippour, en 1973, et l’envolée des cours du pétrole, les pouvoirs publics, soucieux d’affranchir la nation de la “tutelle” pétrolière, décidèrent de développer une énergie de substitution dont nous ayons la maîtrise. Ils choisirent la voie de l’énergie nucléaire, mise en place depuis la fin de la seconde guerre mondiale…
  • (…) De Gaulle voulait l’indépendance énergétique de la France. Les plus anciens se souviennent des grandes lignes de la politique énergétique alors menée, depuis cette époque jusqu’à nos jours.

Energies renouvelables… et nucléaire

Toujours dans les années 70, les énergies renouvelables en étaient à leurs balbutiements. Les cellules photovoltaïques commençaient à peine à être produites, on avait nos barrages hydroélectriques —souvent controversés. On savait à peine ce qu’était la biomasse et l’hydrogène semblait difficilement maîtrisable. Les éoliennes ? La première date de 1991 dans l’Aude et n’existe plus aujourd’hui. Je me souviens de celles qui furent installées près de l’A7, au col du Grand Bœuf en… 2007 ! Les automobilistes ralentissaient pour mieux les observer.

J’essayais de partager avec mes élèves mon optimisme pour toutes ces solutions d’avenir, de les convaincre de leur nécessité et de leur mise en œuvre sans trop tarder, de les alerter sur le fait que tant que les énergies renouvelables et notre consommation ne seraient pas à l’équilibre, l’énergie nucléaire serait un pis-aller et devrait être considérée comme « une énergie de transition ».

J’organisai, malgré la lourdeur des démarches, de nombreuses visites de la centrale nucléaire de Fessenheim (Alsace), sous la houlette d’anciens ingénieurs. J’y emmenai surtout les classes littéraires. Cette sortie était appréciée (un seul refus de parents). Pour les élèves, à la fois impressionnés par le gigantisme et étonnés par la simplicité du fonctionnement d’une telle activité industrielle, plus guère de mystère mais une certaine fierté de mieux savoir.

Je me souviens de la réflexion de l’un d’eux à propos de la sécurité des lieux : « Si on appliquait ces consignes dans notre vie courante, on ne monterait plus dans une voiture ». Ces élèves n’ont vraisemblablement plus jamais fait l’amalgame, souvent répandu, entre une centrale nucléaire et une arme atomique…

Il y avait d’autres raisons d’être optimistes à cette époque : certaines recherches avançaient, des efforts ciblaient notamment les déchets dont le traitement aurait peut-être pu conduire à créer de nouveaux combustibles, la fusion nucléaire semblait être une technique bientôt au point —certains de mes livres et revues annonçaient une mise en service de la première centrale pour l’année 2002 !!!

Je me souviens avoir vu, à la Cité de Sciences et de l’Industrie de La Villette, où j’avais emmené mes élèves d’avant-dernière année de lycée, deux prototypes de réacteurs de fusion nucléaire : fusion par confinement inertiel par lasers, et confinement par de puissants champs magnétiques créés par les électroaimants (tokamak).

L’écologiste français, durant cette fin de XXème siècle, était d’abord un lobbyiste anti-nucléaire. Il entraîna l’écologie sur une voie unique, celle du combat contre le nucléaire, occultant TOUS les autres problèmes environnementaux, comme l’érosion de la biodiversité, l’épuisement des ressources naturelles, entre autres, jusqu’à ce que certains découvrent enfin tous les enjeux et tous les défis à relever. Fût-il légitime de le combattre, le nucléaire était l’arbre qui cachait la forêt. Trop longtemps.

Développement durable

Pour la petite histoire, il y a quelques années, alors retraitée, je croisai dans la rue le proviseur-adjoint de mon lycée. Il m’adressa quelques mots dont ceux-ci : « Je me souviendrai toujours que c’est toi qui as parlé pour la première fois de « développement durable ». Et dire que je ne savais même pas ce que cela signifiait ! »

Aujourd’hui, 50 ans après, où en sommes-nous ?

  • On veut enfin se débarrasser des énergies fossiles ; on a enfin compris qu’il en va de la survie de la planète.
  • On découvre qu’on a perdu notre indépendance énergétique.
  • On a également perdu notre recherche et notre savoir-faire dans le domaine du nucléaire—on ne sait même plus faire une soudure dans les cuves, on ne sait toujours que faire des déchets, on a fourni un minimum d’efforts pour entretenir les centrales, on en ferme, ici et là.
  • On finance la guerre d’un dictateur pour nous être rendus dépendants de son gaz et de son pétrole.
  • Et malgré les hausses de prix, on continue à exploiter des sources d’énergies sous-payées au regard de leur coût environnemental.

Confusion…

Notre acharnement à vouloir supprimer l’énergie nucléaire n’est-il pas l’expression d’un fol individualisme ? On accepte que des conflits tuent et dévastent des régions, souvent assez lointaines pour ne pas être éclaboussés, pour que nous, pays dits riches, soyons suffisamment pourvus en gaz ou pétrole. Et dans le même temps, on se bat contre une énergie nucléaire (dont on ne peut pour l’instant se passer), source d’angoisse pour une tranquillité confortable considérée comme un droit.

Parmi les maux qui enténèbrent la raison, freinent l’envie de chercher, de comprendre, de dépasser nos idéologies, je citerai, en guise de conclusion, l’ultracrépidarianisme, qui cartonne : « On est tous pour ou contre le nucléaire, pour ou contre les nanosciences, pour ou contre les OGM. Mais qui d’entre nous est capable de dire ce qu’on met vraiment dans un réacteur nucléaire ? Ce qu’est une réaction de fission ? Qu’implique E = mc² ? Qu’est-ce que c’est qu’une cellule souche, un OGM ? Personne… » (Etienne Klein).

Certains y ont vu du mépris. Encore un sachant !

Le monde à l’envers. L’énergie du désenchantement. »

Marie-Noëlle Eastes,
1 mois après l’invasion de l’Ukraine.

1 an après… post scriptum

« Peut-être aurais-je écrit un petit peu différemment, avec sûrement de la colère car l’année noire que nous avons vécue m’a fait découvrir des faits que j’ignorais, en particulier dans les domaines de l’énergie, plus précisément de sa géopolitique et son commerce, et a mis en lumière les décennies de mauvaises décisions et d’incurie dont nos élites (détentrices de pouvoir, d’informations, de fortunes, etc.) furent responsables.

Et pourtant le coupable que l’on désigne systématiquement, c’est le citoyen lambda, celui qui ne savait pas mais qui aurait dû savoir, celui qui n’a pas su quoi faire mais qui aurait dû faire.

Le “boomer d’après-guerre” est emblématique de cette mise en cause qui oublie une bonne partie des responsables. On l’accuse indifféremment d’avoir :

  • d’avoir bousillé la planète, ou presque
  • d’avoir, en raison de sa fragilité, provoqué le confinement d’une population robuste et travailleuse lors de la pandémie
  • de jouir d’une retraite mais, en raison de sa longévité, d’être à ce titre considéré comme une lourde charge portée par les générations plus jeunes qu’il oblige à travailler plus longtemps.

Quelle misère !

De l’espoir ?

La génération à l’œuvre, aux commandes, maintenant elle sait. Et tente de réparer… Des projets vertueux à la pelle, des voies nouvelles à explorer, des intelligences démultipliées… Une énergie à dépenser, des énergies à abandonner.

Mais pour canaliser cette énergie, quelqu’un a-t-il encore une boussole ? »

Marie-Noëlle Eastes,
Juin 2023.

L’ultracrépidarianisme, carburant ultime du complotisme

J’ai un problème avec le complotisme. Non pas avec ses origines historiques, ses causes psychosociales ou ses manifestations cognitives, sur lesquelles existe une littérature scientifique foisonnante. Non, j’ai un problème avec la manière dont le concept lui-même est accueilli par ceux et celles qui en présentent les symptômes. Ainsi, aux divers articles de blog et vidéos que nous avons produits ces dernières années en écho à ces nombreux travaux académiques, les réactions négatives, lorsqu’elles s’exprimaient, développaient presque toujours le même argumentaire : “Le complotisme n’existe pas ; c’est un épouvantail imaginé par les élites pour museler la contestation populaire“.

“Le complotisme n’existe pas”

Après des mois d’analyse de ce concept, fondé dans les années 50 par l’éminent philosophe des sciences Karl Popper, et dont les manifestations s’étalent partout où l’on porte son attention, sur les réseaux sociaux, dans les conversation de bistrot et à longueur(s) de repas de familles, une telle phrase pourrait paraître particulièrement stupéfiante. Un peu comme si un xénophobe ou un mari violent venaient respectivement vous expliquer que le racisme et les violences faites aux femmes n’existent pas et sont des inventions des noirs et des femmes pour maintenir un contrôle sur les populations respectivement blanches et masculines.

Pourtant, contrairement au racisme et aux violences faites aux femmes, la phrase “le complotisme n’existe pas” est d’autant plus compréhensible qu’on a justement bien étudié les racines du phénomène ; à savoir de puissants sentiments de déclassement économique, social, culturel, intellectuel et générationnel, entretenus par les crises structurelles successives traversées par notre société occidentale et par la montée d’inégalités de tous ordres.

Ainsi, dès lors que la pensée complotiste entend (souvent à raison) dénoncer le pouvoir démocratiquement incontrôlable des élites, il est difficile pour ceux et celles chez qui cette dénonciation s’exprime de se voir renvoyer à la figure, par certaines de ces mêmes élites, un concept qui rabaisse leur révolte au rang (au mieux) de biais de raisonnement ou (au pire) de maladie mentale.

Il est en outre probable que l’accusation de complotisme soit bien trop souvent utilisée comme argument d’autorité sur les réseaux sociaux, par des débatteurs qui n’ont peut-être pas eux-mêmes bien saisi la signification fine de ce concept. Il est sans doute vrai également que le concept de complotisme contribue à nourrir cette “lutte des classements” dénoncée par Pierre Bourdieu en 1982 dans sa Leçon sur la leçon, comme avatar particulier de la lutte des classes. Il est enfin évident que parmi toutes les théories du complot imaginées pour dénoncer le contrôle des élites sur les événements sociaux dont souffrent les populations les moins favorisées, disposant à la fois de faible pouvoir d’achat et de faible pouvoir d’agir, il en est qui sont plausibles, voire parfois se vérifient. Autant d’éléments qui peuvent légitimement conduire à critiquer cette étiquette dépréciative, trop facilement dégainée.

Dénoncer des complots ne contraint pas pour autant au complotisme

Le complotisme n’est toutefois pas le fait de dénoncer un complot (ce qui en soi est très honorable pour autant qu’il soit avéré) mais de le faire selon une démarche intellectuelle cognitivement biaisée. Celle sur laquelle repose le complotisme consiste à douter de tout sauf de l’existence du complot présupposé, à antéposer la thèse de son existence puis à chercher tous les éléments potentiellement compatibles avec elle, et enfin de les ériger a posteriori en “preuves” dudit complot. Lorsque l’on comprend cela, on comprend également qu’il est possible de dénoncer les actions de n’importe quel gouvernement et de n’importe quel groupe de milliardaires si on le souhaite, mais sans s’empêtrer pour autant dans une argumentation complotiste.

Autrement dit : les complots existent mais ce n’est pas avec une approche complotiste qu’on les dévoile. Et si les complotistes ont souvent de très bonnes raisons de l’être, ils n’ont pas raison de l’être.

Certes, cette position compréhensive doit être modulée par la prise en compte d’un risque sérieux : celui d’une désinformation généralisée par les tombereaux de fake news déversées dans le marigot de la complosphère, jusqu’ici par des armées de trolls (souvent russes) et bientôt par des fermes à trolls nourries par des intelligences artificielles génératives et des chatbots du type de ChatGPT. Jusqu’à il y a peu, lorsque vous étiez confronté·e à des propos complotsites sur les réseaux sociaux, la probabilité qu’ils émanent d’un troll russe était non négligeable. A l’avenir, il y aura de fortes chances que vous ne parliez plus à un humain mais à un algorithme. Ceci est toutefois une autre histoire.

Bref. Du côté des élites éduquées, nous devrions tout de même pouvoir admettre qu’une protestation proto-politique puisse légitimement s’exprimer, même de manière maladroite et complotisante, dès lors qu’elle est issue d’un vécu sincère, entraînant des intuitions souvent moins infondées que la manière dont elles s’extériorisent. Pourtant, là où la maladresse complotiste atteint des limites qu’il devient difficile de justifier, c’est lorsque le mode de pensée correspondant rejoint non pas l’ignorance, mais l’ignorance de son ignorance. Expliquons-nous.

De l’ignorance de l’ignorance…

Il y a des choses que nous savons et des choses que nous ignorons. Même s’il arrive que nous sachions des choses sans savoir que nous les savons (méta-ignorance de la connaissance, ou connaissance inconsciente), nous avons en général une certaine connaissance de ce que nous savons (méta-connaissance de la connaissance, ou connaissance consciente). Je sais par exemple que je sais dériver un polynôme de n’importe quel degré en mathématiques, que je sais réaliser la synthèse expérimentale de l’aspirine en chimie, que je sais expliquer les racines psycho-sociales du complotisme en sociologie des sciences.

Articulations entre connaissance, ignorance, méta-connaissance et méta-ignorance.

Il y a par ailleurs bien des choses que nous ignorons, et dont nous ignorons que nous les ignorons (méta-ignorance de l’ignorance, ou ignorance inconsciente). Je ne sais par exemple pas ce que j’ignore dans le champ de la linguistique chinoise ou de la parapsychologie infantile des poissons rouges du Zimbabwe et je ne sais même pas si de tels champs d’étude existent. Je sais juste qu’il existe probablement des montagnes de connaissances dont je n’ai pas même idée et que je ne découvrirai pas de mon vivant.

Enfin et surtout, il y a des choses dont nous savons que nous les ignorons (méta-connaissance de l’ignorance, ou ignorance consciente) : je sais que je ne sais pas résoudre analytiquement l’équation de Schrödinger, je sais que je ne sais pas réaliser la synthèse de l’héroïne (même si cela me rendrait plus riche que celle de l’aspirine) et je sais que je ne dispose pas des connaissances étendues de Laurence Kaufmann ou de Pascal Wagner-Egger sur la question du complotisme.

Lorsque la connaissance consciente s’étend, elle repousse l’ignorance consciente, qui croît au fur et à mesure que la connaissance progresse. Dans le même temps, l’ignorance inconsciente régresse.

De ces quatre catégories, c’est paradoxalement la dernière (la méta-connaissance de sa propre ignorance) qui est la plus importante lorsque l’on souhaite s’exprimer sur un sujet donné. Car lorsque je souhaite partager mes connaissances ou mes convictions, et que j’entends le faire depuis une posture d’autorité, j’ai le devoir presque moral d’avoir identifié très clairement ce que j’ignorais, au minimum en bordure de mon domaine de connaissances et si possible le plus loin possible au-delà.

Pourquoi ? Parce que c’est la seule manière de ne pas raconter n’importe quoi…

L’exemple de l’origine du Covid-19

Il y a quelques semaines, un cousin me transmet un court article en me demandant mon avis. Le texte est convaincant, l’auteur donne des gages de sincérité et de notoriété mais, saisi d’un doute, le cousin préfère user un peu de son esprit critique (et du mien) avant de prendre le tout pour argent comptant.

“La pandémie sort du puits”, publié par Olivier Cabanel le 15 juin 2021 dans Agoravox, le média citoyen.

Comment lire un tel texte ? La méthode est simple et habituelle : ce qu’il faut faire, cher cousin, c’est regarder : 1/ qui écrit et 2/ dans quoi il écrit. En d’autres termes : identifier l’identité de l’auteur et la nature de la source, pour être en mesure d’évaluer le degré de confiance que l’on souhaite leur accorder.

A la question 1, la réponse se trouve sur le site d’Agoravox lui-même : Olivier Cabanel s’y présente comme un “écologiste de la première heure, à l’origine de la première centrale photovoltaïque reliée au réseau en France“, mais aussi comme un “artiste, chanteur, auteur-compositeur-interprète et peintre“. En recherchant une réponse à la question 2, on apprend par ailleurs qu’Agoravox se définit comme un site web de “journalisme citoyen participatif”. L’initiative, lancée par l’entrepreneur Carlo Revelli avec la caution du scientifique Joël de Rosnay, y apparaît comme sérieuse et sincère.

Du côté d’Olivier Cabanel, certes, point de trace d’une éventuelle expertise en épidémiologie, en santé publique ou en géostratégie ; mais l’absence d’expertise académique et professionnelle sur un sujet est sans doute une condition nécessaire pour pouvoir le traiter en tant que “journaliste citoyen”. Du côté d’Agoravox, on apprend que le média gratuit a été plusieurs fois épinglé par le site ConspiracyWatch ; mais avec des dizaines de milliers de contributrices et contributeurs, la perméabilité aux théories du complot est sans doute un effet secondaire inévitable à ce genre d’entreprises.

Conclusion provisoire : les réponses aux deux questions posées ne disqualifient pas a priori l’article mis en exergue, même si elles invitent à la prudence. De même qu’un “journaliste citoyen” (avec lequel nos partageons apparemment une sensibilité écologiste) est susceptible d’écrire des choses intéressantes, l’idée d’un “média citoyen participatif” est excellente et on peut s’attendre à y trouver des points de vue authentiques et décalés. Mais pour être participatif, Agoravox ne bénéficie pas pour autant d’un blanc-seing inconditionnel quant à l’objectivité des propos qui y sont tenus. On ne peut pas non plus s’attendre à ce que l’avis d’un “auteur-compositeur-interprète” sur une question aussi complexe que celle de l’origine du coronavirus apporte des éléments dont les expert·es des différents domaines concernés n’auraient pas déjà pris connaissance. A moins bien sûr qu’ils ne soient tous écrasés par l’intelligence sidérale du journaliste-citoyen et/ou partie prenante du complot (nous y reviendrons).

Une pensée pseudo-rationnelle cognitivement biaisée

Le lecteur et la lectrice averti·es et habituée·es de ce blog décèleront sans doute une légère pointe d’ironie dans la manière dont nous utilisons jusqu’ici moult pincettes pour aborder ce texte d’Agoravox. Car enfin, il suffit de commencer à le lire pour découvrir une effarante litanie d’imbécilités à tendance ultra-complotiste. A nouveau, le terme “complotiste” n’est pas ici à prendre au sens de “critique du système et des élites” (un auteur-compositeur-interprète a bien le droit de s’offusquer de la politique sanitaire mise en place par le gouvernement de son pays) mais au sens d’une pensée pseudo-rationnelle cognitivement biaisée, c’est-à-dire se donnant l’apparence d’une démarche d’investigation mais ne faisant que renforcer un complot postulé par avance, sans qu’aucun esprit critique ne s’exerce à son égard.

Dans le sillage de cette démarche intellectuelle dévoyée, on retrouve par ailleurs la traditionnelle “inversion de la charge de la preuve”, inhérente aux discours complotistes en raison même de l’inversion du sens de la démarche hypothético-déductive dont ils procèdent par essence. Bien entendu, l’arsenal sémantique propre à la rhétorique complotiste est également déployé, de l’idée initiale selon laquelle les comploteurs seraient désormais “démasqués” (grâce à la sagacité du journaliste citoyen bien sûr), à la conclusion quasi-messianique annonçant l’illumination de la connaissance révélée, suivie de l’injonction à porter la bonne parole tout autour du monde.

Toutefois (nous l’évoquions en préambule de cette analyse), ces procédés, leurs causes et leurs mécanismes ont été parfaitement explicités et documentés. De sorte que la frénésie complotiste de ce type de textes fait désormais davantage sourire qu’elle n’étonne. Ce qui étonne, toutefois, c’est la sidérante ignorance de sa propre ignorance dont témoignent les propos de l’auteur.

Arrogance naïve

Nous l’évoquions plus haut : lorsque l’on écrit sur un sujet, la connaissance de ce que l’on ignore est au moins aussi importance que la connaissance de ce que l’on sait. Car c’est elle qui invite à la prudence, à qualifier les hypothèses que l’on formule selon qu’elles sont plus ou moins audacieuses. C’est elle qui conduit à contacter l’expert·e du domaine pour s’assurer de la plausibilité de ce que l’on écrit. Celle elle encore qui conduit à passer plus de temps à lire qu’à écrire, à sortir de sa zone de confort (et de sa bulle de filtre) en cherchant la remise en question de ce que l’on croit et non sa confirmation.

Or ce à quoi on assiste dans le brûlot d’Olivier Cabanel est tout le contraire de cette indispensable prudence que l’on doit à la connaissance de sa propre ignorance. On peut être ignorant des sujets que l’on traite dans un média citoyen participatif ; mais l’honnêteté la plus élémentaire consisterait au minimum à prendre conscience de cette ignorance avant de prendre la plume. Or l’une des constantes des discours complotistes, c’est justement cette sorte d’arrogance naïve de celles et ceux qui croient avoir découvert des Affaires d’Etat depuis leur salon, leur page FB… et leur bulle de filtre. Pour être franc, on aurait parfois envie de leur dire : “Les gars, le simple fait que vous pensiez l’avoir découvert avec un tel mode opératoire, c’est probablement la preuve que c’est faux“.

Et surtout, comment peut-on imaginer que tous les gens sérieux, tous les experts du monde, tous les scientifiques, les enseignant·es, les médias d’investigation, bref, tous les gens qui sont formés pour faire leur métier, soient ainsi partie prenante d’un tel complot ? Mais un complot au profit de qui ? Parce que cela commence à faire du monde. Et tous ont été confinés, tous autant qu’Olivier Cabanel. Et beaucoup ont perdu de l’argent, du temps, des amis. Là encore, croire à un complot généralisé, c’est ignorer totalement que l’on ignore comment les institutions fonctionnent et qu’en leur sein, il y a des vraies personnes qui ne sont peut-être pas toutes des moutons.

Les “moutons” : autre figure omniprésente du vocabulaire complotiste. Cette arrogance naïve que nous évoquions plus haut ne s’arrête en effet pas à la certitude d’avoir eu l’illumination par soi-même : elle érige sa propre sagacité en intelligence supérieure. Un processus qui, chez les complotistes, opère non seulement dans la négation de la capacité d’analyse de leurs contemporain·es, mais également dans l’ignorance la plus complète de ce que l’organisation d’un complot de l’envergure de celui qui est dénoncé supposerait de ressources et d’ingéniosité. Cette fois, ce que l’on a envie de leur dire, c’est : “Dites encore, les gars, si tout votre baratin était vrai, les artisans de ces méga-complots, ces élites intellectuelles, médiatiques, économiques et politiques dont vous dénoncez la connivence, ne seraient-ils pas les derniers des benêts pour avoir laissé autant de traces derrières eux ?“.

L’ultracrépidarianisme, carburant du complotisme

L’ignorance de son ignorance et la focalisation sur sa propre connaissance, aussi rabougrie soit-elle (et surtout lorsqu’elle l’est), se nomme “ultracrépidarianisme”. Le terme a été popularisé par le physicien et philosophe des sciences Etienne Klein durant la crise du Covid 19 et il peut être rapproché du biais cognitif qui fut étudié à la fin du XXe siècle par les psychologues américains David Dunning et Justin Kruger sous le nom d’effet Dunning-Kruger, et qu’Etienne Klein résume en ces termes : “Il faut être compétent pour se rendre compte que l’on est incompétent“.

Discours sur l’ultracrépidarianisme, par le physicien et philosophe des sciences Etienne Klein.

On représente souvent ce biais cognitif par une courbe satirique illustrant justement l’ignorance de sa propre ignorance au niveau d’un premier maximum nommé “montagne de la stupidité”, qui précède une dépression nommée “vallée de l’humilité”.

Courbe satirique illustrant l’effet Dunning-Kruger.

Dès lors, on comprend bien comment l’ultracrépidarianisme est susceptible de nourrir le discours complotiste, par un double processus d’auto-surévaluation de sa propre sagacité et de sous-estimation de la parole des experts.

Mais quelle est l’origine de ce phénomène qui, en plus de produire des propos incohérents, prive leurs auteurs de l’esprit critique minimal qui leur permettrait de rendre leur contestation audible et crédible auprès de ces mêmes experts qu’ils critiquent et ignorent ? Ce phénomène qui produit du reste tout aussi bien des gourous complotistes tels que Sylvano Trotta sur YouTube que des animateurs indigents se prenant pour d’éminents intellectuels tels que Pascal Praud ou Cyril Hanouna sur les chaînes de télévision du milliardaire d’extrême droite Vincent Bolloré ?

Les médias sociaux et les effets de consolidation des croyances que génèrent les bulles de filtre y ont probablement une responsabilité. La polarisation de la société entre “sachants privilégiés” et “non-sachants exclus” également. L’école, de son côté, devrait peut-être interroger la manière dont elle éduque à la conscience, non seulement de sa connaissance, mais également à celle de son ignorance. Quoi qu’il en soit, il semblerait que depuis peu, jamais autant d’incompétents ne se soient exprimés avec tant d’assurance sur des sujets qu’ils ne maîtrisaient pas. De quoi valider plus qu’ils ne l’avaient sans doute imaginé la théorie de Duning et Kruger.

Le fin mot de l’histoire

Pour en revenir au texte d’Olivier Cabanel, force est de constater que l’origine du Covid n’est pas claire. Il peut provenir d’une chauve-souris, de la promiscuité et de la mondialisation excessive des échanges, d’un laboratoire d’expérimentation biologique chinois, etc. Comme le titrait récemment le media Heidi.news, le mieux serait d’accepter que nous ne le saurons probablement jamais. Parce qu’il est impossible de tout savoir, parce que les enjeux sont tels que toute hypothèse plausible sera longtemps encore remise en question instantanément, et parce qu’il est sain de savoir reconnaître simplement son ignorance.

Si l’hypothèse de la fuite de laboratoire devait être avérée, il est certes assez évident que la Chine ne souhaiterait pas endosser la responsabilité de cette catastrophe mondiale. Mais même dans ce cas, il n’est pas nécessaire d’invoquer un quelconque complot, qui plus est mêlant l’OMS, les médias, Bill Gates et qui sais-je encore. Qui connaît un minimum la Chine et la manière dont, simplement, le monde fonctionne, ne peut pas imaginer qu’une entreprise telle que celles qui sont citées dans l’article d’Olivier Cabanel serait allée organiser une fuite de virus au beau milieu de la deuxième puissance mondiale. C’est grotesque et, s’il en fallait encore une, c’est la preuve que l’ultracrépidarianisme (et l’ignorance de l’ignorance) nourrit bel et bien les théories complotistes les plus absurdes.

Illustration du concept d’ultracrépidarianisme : avec les yeux bandés, chaque personnage perçoit autre chose de l’éléphant et s’exprime totalement à côté de la réalité.

 

A nos ami·es lecteurs et lectrices

La question du complotisme, parce qu’elle fait référence à des questions socialement vives qui nourrissent des clivages désormais profonds dans notre société, a tendance à susciter facilement des réactions épidermiques. Les textes sur le sujet publiés sur ce blog constituent certes une tentative argumentée de tracer une ligne rouge entre un discours crédible et un argumentaire inacceptable, mais ils tentent surtout d’expliciter les rouages et les fondements du phénomène. Les idées présentées ici sont issues de réflexions personnelles nourries par la littérature académique mais, bien entendu, chacun·e est invité·e à les commenter et à les critiquer. L’espace de commentaires de cet article est prévu pour cela. Toutefois, afin de préserver un dialogue constructif et des échanges sereins, nous précisons d’emblée qu’aucun commentaire agressif, irrespectueux ou contraire aux règles de la bienséance ne sera validé lors du processus de modération. Ce blog n’étant pas un réceptacle à théories du complot farfelues, les commentaires qui en font état plutôt que de contribuer à la réflexion sur le phénomène ne seront pas validés. Nous vous demandons également de bien vouloir éviter les commentaires anonymes ; nous nous réservons le droit de bloquer tout propos rédigé sous pseudo ou avec une fausse adresse e-mail.

Sciences critiques – Le conspirationnisme est le symptôme des dérèglements du monde

D’où vient le phénomène complotiste contemporain ? Vitupéré par certains observateurs, qui attribuent son existence essentiellement à des dysfonctionnements cognitifs individuels – voire à une maladie mentale –, il est, au contraire, considéré par d’autres comme un phénomène avant tout social, révélateur d’une sorte de « désenchantement du monde ». Le tour du sujet en 3 questions posées par Sciences Critiques à Richard-Emmanuel Eastes, auteur de ce blog.

 

Ce texte est la reproduction de l’interview que nous avons donnée à la revue Sciences Critiques, publiée le 27 novembre 2022. Nous le reproduisons tel quel en invitant nos lectrices et lecteurs à découvrir le bijou cognitif que constitue ce site d’information dédié aux sciences et traitant tout particulièrement des sciences « en train de se faire », dans les laboratoires comme en-dehors – par opposition aux sciences « déjà faites » que sont les découvertes scientifiques et les innovations technologiques. Un site dont la citation de Carl E. Sagan qui en constitue la devise dit beaucoup :

La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants.

Sciences Critiques − Le complotisme, écrivez-vous, est « un phénomène social bien plus que psychologique et cognitif ». C’est-à-dire ? Que dit la pensée complotiste de notre époque ?

Richard-Emmanuel Eastes – Si le phénomène complotiste existe bel et bien, et ce depuis des siècles, il me semble qu’il est aussi mal compris et interprété qu’il est facile à identifier : à peu près n’importe qui est en mesure de détecter la présence d’une coloration « complotiste » dans un argumentaire, mais peu de gens en fournissent spontanément une analyse pertinente. Les échanges sur les réseaux sociaux en témoignent : au mieux les détracteurs de la pensée complotiste invoquent-ils une « absence d’esprit critique », au pire une « maladie mentale ».

Dans la plus pure tradition du « deficit model », on ne perçoit généralement de ce phénomène que ses dimensions cognitives et psychologiques. Certes, il existe des personnes fragiles psychologiquement qui trouvent dans les théories du complot une consolation à leurs maux – tels les Incels dont le célibat est plus facile à supporter dès lors qu’il est considéré comme le fruit d’un complot des femmes à leur égard. Certes, certaines connaissances permettent-elles d’éviter de gober n’importe quelle interprétation simpliste ou farfelue.

Mais si la pensée complotiste ne touchait que les pauvres et faibles d’esprit, on n’en parlerait sans doute pas autant. Et du reste, comme cela a été montré pour l’adhésion aux croyances pseudo-scientifiques [1], il est probable que l’argumentaire complotiste soit de temps à autre, bien au contraire, nourri par la culture scientifique elle-même [2].

L’argumentaire complotiste est parfois nourri par la culture scientifique elle-même.

Non, pour bien comprendre le genre de phénomènes dont relève le complotisme, il me semble nécessaire de dépasser l’analyse individuelle et d’embrasser une vision plus large, c’est-à-dire sociétale. Certains auteurs [3] parlent ainsi de « leviers psychosociaux » pour expliquer comment l’époque elle-même, et non pas seulement les dispositions individuelles, produit le phénomène complotiste. L’histoire nous montre notamment que les théories complotistes les plus folles se sont souvent développées durant des périodes de troubles et de crises : épidémies de peste, périodes prérévolutionnaires, attentats…


Dessin conspirationniste antisémite et antimaçonnique, montrant la France catholique conduite par les Juifs et les francs-maçons (Achille Lemot pour « Le Pèlerin », 31 août 1902 / Wikicommons).

Ainsi, pour revenir à votre question, il me semble non seulement que le complotisme présente une forte composante sociétale, mais également que, même si son développement ne facilite pas a priori le fonctionnement démocratique, il doit davantage être considéré comme le symptôme et la conséquence des dérèglements du monde que comme une de leurs causes. De la même façon, on l’accuse souvent de générer des polarisations extrêmes sur les réseaux sociaux. Il serait, au contraire, intéressant de se demander s’il n’est pas plutôt la conséquence de la propension des algorithmes à générer de la division en propulsant sur les pages des médias sociaux les contenus les plus clivants.
Mais voilà que nous nous aventurons soudain sur un terrain potentiellement complotiste… avec des idées pourtant bien étayées par de nombreuses analyses. La preuve que le complotisme n’émerge pas sans raison et qu’il dit, en effet, beaucoup sur notre époque. Mais pas ce qu’on lui fait dire en général.

Le complotisme doit davantage être considéré comme le symptôme et la conséquence des dérèglements du monde que comme une de leurs causes.

Le complotisme, vous l’avez rappelé, émaille la longue histoire politique des sociétés modernes. Le phénomène complotiste tel qu’il s’exprime aujourd’hui ne constitue-t-il pas un « retour de bâton » de ce conditionnement séculaire des populations par les élites politiques et économiques ?

Je ne serais pas aussi catégorique et restrictif, mais il me semble qu’il y a de cela, en effet. J’ai tenté de montrer dans les articles et vidéos de vulgarisation que j’ai publiés sur le sujet [4] que les leviers psycho-sociaux évoqués plus haut peuvent être considérés comme étant de trois ordres : existentiel, épistémique et social.

Pour simplifier, on peut dire que la pensée complotiste découle d’abord d’un double sentiment de perte de sens et de perte de contrôle face aux incertitudes et à la complexité du monde, elles-mêmes générées à la fois par sa course folle vers l’inconnu et par l’hyper-sophistication des moyens technologiques auxquels plus personne ne comprend rien [5] si ce n’est la poignée d’individus entre les mains desquels elles se trouvent. Je ne parle pas ici seulement des élites politiques et économiques mais également des élites intellectuelles.

La pensée complotiste découle d’abord d’un double sentiment de perte de sens et de perte de contrôle face aux incertitudes et à la complexité du monde.

On a bien vu durant la crise Covid [6] combien les vaccins à ARN messager pouvaient susciter de craintes et combien les rares voix scientifiques discordantes avaient pu être amplifiées en dépit des messages rassurants émanant de la majorité des experts du domaine.

Pascal Wagner-Egger, enseignant chercheur en psychologie sociale et en statistique à l’Université de Fribourg, écrit ainsi : « Les études sur les croyances montrent que l’humain n’aime pas l’incertitude. Lorsque quelqu’un qui se présente comme une star internationale dans son domaine dit avoir raison contre tous, il sera plus facile de le soutenir, car cela évite d’avoir à penser la complexité, surtout face à un consensus scientifique qui est encore en train de se construire » [7].

Dans ce contexte, que l’on qualifie parfois de VUCA – pour « volatile, uncertain, complex and ambiguous » –, les théories complotistes ont une fonction bien spécifique : celle d’apporter de l’apaisement en réduisant les degrés d’incertitude et de complexité perçus. Ainsi, analyse Samia Hurst-Majno, professeure de bioéthique à l’Université de Genève et vice-présidente de la task force scientifique suisse Covid-19, « selon nos situations, la pandémie entraîne une perte de contrôle plus ou moins forte. Et nous n’avons pas tous la même tolérance à la perte de contrôle. A cet égard, croire que le virus s’est propagé à cause d’une action humaine, même malveillante, est plus simple et paradoxalement plus rassurant que de reconnaître que c’est la nature qui nous a échappé ». [8]


Caricature anti-vaccination, datant de 1802 : « La variole de la vache ou les effets merveilleux de la nouvelle inoculation ! » Mise en scène de la peur des gens de la minotaurisation. (James Gillray – Library of Congress / Wikicommons).

Mais le phénomène complotiste résulte surtout à mon sens d’une impression de déclassement(s), liée au développement d’inégalités de divers types – socio-culturelles, mais aussi intellectuelles, générationnelles, affectives, etc. Lorsqu’on se sent « exclu du système », ne pas croire aux « discours officiels », fussent-ils portés par la communauté scientifique, c’est se redonner la possibilité de croire en son autonomie de pensée, en sa capacité à comprendre le monde et à agir sur lui. C’est aussi, bien sûr, trouver de bonnes raisons à son déclassement en désignant des boucs émissaires.

Pour illustrer cela, on peut cette fois citer Laurence Kaufmann, sociologue à l’Université de Lausanne et spécialiste des rumeurs et de l’opinion publique, lorsqu’elle écrit : « En dotant d’une cause intentionnelle les événements douloureux, injustes ou incompréhensibles dont ils sont victimes, celle de la volonté maléfique d’acteurs qui travaillent dans l’ombre à leur perte, ceux qui sont frappés par le malheur retrouvent leur pouvoir d’agir ». [9]

En ce sens, comme je le disais précédemment, voir le phénomène complotiste se développer doit avant tout nous inquiéter quant à la possibilité de nos sociétés à créer du vivre-ensemble et à générer les conditions d’intégration de chacune et de chacun. Cela a peut-être à voir avec « un conditionnement séculaire des populations par les élites économiques et politiques », comme vous le dites, mais cela a selon moi surtout à voir avec un monde qui déraille et des inégalités qui explosent à tous les niveaux.

Voir le phénomène complotiste se développer doit nous inquiéter quant à la possibilité de nos sociétés à créer du vivre-ensemble.

Finalement, comme le résume bien Thierry Ripoll, professeur en psychologie cognitive à l’Université d’Aix-Marseille, c’est tout à la fois « le sentiment de précarité, d’insécurité, la perte de sens liée à l’effondrement des grandes idéologies, le sentiment croissant d’une société inégalitaire et injuste, l’anxiété vis-à-vis de l’avenir et la défiance vis-à-vis d’un pouvoir politique impuissant [qui] contribuent à générer l’état mental propice à l’apparition de croyances complotistes ». [10]

N’y a-t-il pas un risque politique et démocratique à disqualifier la moindre pensée critique en la qualifiant de « complotiste » ? Au fond, l’esprit critique peut-il vraiment s’enseigner par des méthodes « objectives », via l’éducation ou encore les médias ?

C’est une question très intéressante, qui me préoccupe beaucoup. Au milieu des commentaires majoritairement positifs que j’ai reçus sur mes articles et vidéos, et alors que j’essaie pourtant d’y proposer des justifications à l’existence du phénomène complotiste plutôt que de le dénigrer d’emblée, les retours négatifs que j’ai reçus étaient toujours les mêmes. Ils disaient en substance : « Le complotisme n’existe pas ; c’est une invention des élites qui leur permet de conserver leur pouvoir en disqualifiant toute pensée contestataire ».

Il y a un risque à disqualifier le phénomène complotiste, ou du moins à en négliger les causes profondes.

Face à ce genre de commentaires, on commence par s’agacer avant de se rassurer en réalisant qu’il n’est pas bien étonnant que la pensée complotiste s’exerce sur le terme de complotisme lui-même. Si on décide d’y répondre, on le fait en s’efforçant de montrer que le concept décrit des caractéristiques observables d’un phénomène décrit de longue date, à commencer par Karl Popper lui-même qui, en 1945, définissait les « théories du complot » comme des hypothèses consistant à imputer la survenue de phénomènes sociaux ou politiques à l’action concertée et secrète d’un petit groupe de puissants supposés y trouver leur intérêt.

On se justifie également en invoquant la somme des travaux universitaires existant sur la question ; on invoque le « bon » esprit critique face à l’esprit critique « dévoyé » dont relèverait la pensée complotiste… Et soudain, on se prend en flagrant délit d’application du « deficit model » et d’utilisation d’arguments d’autorité, et on se dit : « Et s’il y avait du vrai dans ces accusations ? ».

Certes, on ne peut soutenir que les « élites » auraient « inventé » la notion de complotisme pour disqualifier toute pensée contestataire. Mais, peut-être, devons-nous tout de même nous demander à quoi ce concept académiquement fondé nous sert lorsque nous l’employons. Peut-être tout de même à préserver un certain ordre établi ? À balayer, au nom de maladresses qui ne sont peut-être que de simples vices de forme, ce que le sociologue Mathias Giry nomme des « proto-mouvements politiques » ? À nier le fait que la « lutte des classements » et aussi une lutte des classes, comme l’écrivait Pierre Bourdieu en 1982 dans sa Leçon sur la leçon lorsqu’il écrivait : « La sociologie doit prendre pour objet, au lieu de s’y laisser prendre, la lutte pour le monopole de la représentation légitime du monde social, cette lutte des classements qui est une dimension de toute espèce de lutte des classes, classes d’âge, classes sexuelles ou classes sociales » ?

Le 6 janvier 2021, des partisans de Donald Trump envahissent le Capitole, à Washington, aux États-Unis. (TapTheForwardAssist / Wikicommons). 

Alors oui, peut-être y a-t-il effectivement un risque à disqualifier le phénomène complotiste, ou du moins à en négliger les causes profondes. Car le malaise et les frustrations qui s’expriment à travers lui, parfois sous des formes contestables mais souvent avec d’excellentes raisons, pourraient fort bien ressurgir sous d’autres formes plus violentes si on les étouffe dans l’œuf.

Ce sont souvent ceux et celles que l’on accuse d’être « des » complotistes qui expriment le plus fort esprit critique.

En ce sens, « éduquer à l’esprit critique » pour lutter contre le complotisme n’a aucun sens, pour autant que cela soit même possible si c’était simplement le sujet. Car, finalement, ce sont souvent ceux et celles que l’on accuse d’être « des » complotistes – en essentialisant le terme, ce que nous nous refusons toujours à faire – qui expriment le plus fort esprit critique – leur seul tort étant de le faire sur tout, sauf sur l’existence même du complot.

J’en suis de plus en plus convaincu : dans la pensée complotiste, l’esprit critique dévoyé est la conséquence du problème, pas le problème lui-même. La solution n’est donc pas dans l’éducation à l’esprit critique mais, comme l’écrit encore Laurence Kaufmann de la manière la plus limpide qui soit : « Le complotisme est la manifestation d’un fossé social qu’il s’agit de combler, notamment en réinstaurant une cascade de médiations entre la société civile et les milieux médiatiques, éducatifs, scientifiques et politiques » [11]. Autrement dit, la réponse au complotisme n’est pas éducative. Elle est sociale et relationnelle.

 

Dans l’article original, ces propos ont été recueillis par Anthony Laurent, rédacteur en chef / Sciences Critiques.

* * *

REFERENCES
1. « A scientific background guarantees only in a quite relative way against the parascientific beliefs, which show, moreover, a strong correlation with the interest for science ». Boy, D. (2002) Les Français et les para-sciences : vingt ans de mesures, Revue Française de Sociologie, 2002, 43:1, pp 35-45.
2. Nous distinguons toutefois la « culture scientifique » qui désigne un ensemble de connaissances scientifiques relevant d’une culture générale en sciences, de la « culture de science » qui désigne un ensemble de connaissances épistémologiques sur la science. Cette seconde forme nous semble plus à même de préserver nos concitoyens des biais de pensée complotistes.
3. Douglas, K. et al. (2019) Understanding Conspiracy Theories, Political Psychology, 40, 51.
4. On peut trouver ces travaux sur le présent blog et sur la chaîne Youtube de Richard-Emmanuel Eastes. A écouter égalemnet : le podcast Pédagoscope “Complotisme et enseignement supérieur” : https://pedagoscope.ch/complotisme-et-enseignement-superieur/
5. Lire à ce sujet la tribune libre de Philippe Godard dans Sciences Critiques : Ce monde qui n’est plus le nôtre, 31 mai 2015.
6. Voir à ce sujet le dossier « Spécial Covid-19 » de Sciences Critiques.
7. Le complotisme tend à nos sociétés un miroir déformant. heidi.news, 6 mai 2021.
8. Face à la pandémie, où tracer la frontière entre propos critiques et complotistes ? heidi.news, 22 février 2021. Lire également le « Grand Entretien » de Sciences Critiques avec Brice Perrier : « L’hypothèse d’un virus augmenté en laboratoire est tout à fait plausible », 27 août 2021. A lire aussi : « Trois questions à » Etienne Decroly : « Un moratoire sur les expériences de virologie dangereuses devrait être mis en place », 2 mars 2021.
9. Kaufmann, L. (2019) Les rouages sociaux de l’imaginaire complotiste, REISO, Revue d’information sociale.
10. Le complotisme : une révolte ratée. The Conversation, 26 mai 2021.
11. Ibid.

Fragilités…

Qu’est-ce que la fragilité ? Quelle différence y a-t-il entre fragilité et vulnérabilité ? De nos cellules à nos sociétés, qu’est-ce qui nous rend fragiles ? Peut-on transformer nos fragilités en forces ?

C’est à ces questions qu’a décidé de répondre le festival Usinesonore, qui aura lieu dans la jolie ville de La Neuveville du 10 au 18 juin 2022, à travers un cycle de conférences à deux voix qui viendra se nicher entre deux week-ends de spectacles et de performances artistiques exceptionnelles.

En tant que qualité structurelle intrinsèque, la fragilité d’un objet ou d’un être n’est pas très intéressante en soi. Bien plus stimulante est la réflexion qui porte sur celles des conditions extérieures à cet être ou à cet objet qui exacerbent sa fragilité.

Car à bien y réfléchir, la bulle de cristal la plus fine n’est pas fragile lorsqu’elle flotte dans le vide intersidéral, loin de toute poussière cosmique. Mais qu’un météore l’effleure et elle volera en mille éclats.

Nous sommes un peu semblables à cette bulle de cristal : préservés de toute forme d’agression extérieure, nous sommes capables de préserver notre intégrité physique et psychique. Mais que survienne un choc, une frustration, voire même une tentation, et nous voilà précipités vers la douleur ou le malheur.

Ce qui est vrai pour les objets, le corps et l’esprit individuels reste vrai pour les systèmes géopolitiques, le corps social ou l’esprit démocratique. Autant d’entités fragiles, soumises à autant d’environnements fragilisants.

Du 12 au 16 juin, sous l’incroyable tente du festival Usinesonore, tous les jours à 18 heures, 10 conférencier·es prestigieux·ses se succéderont pour aborder tour à tour la notion de « fragilité(s) » au prisme de leurs expertises professionnelles et académiques respectives.

Un événement culturel interdisciplinaire conçu pour tous les goûts et toutes les sensibilités artistiques et intellectuelles : concerts, performances, défilés de mode, spectacles de danse et de cirque, activités de médiation culturelle et expérimentations sensorielles convoqueront des artistes sensationnels et feront frétiller de plaisir nos synapses frustrées par de trop longs mois de privation culturelle.

Le programme des conférences est présenté plus bas et de plus amples informations peuvent être trouvées sur le site du festival : www.usinesonore-festival.ch

 

Usinesonore Festival: zoom sur les conférences

Pour la première fois cette année, Usinesonore Festival accueille un cycle de conférences-agora Arts&Sciences. Philosophes, sportif·ve·s, médecins, ambassadeurs, historien·ne·s échangeront sur le thème des FRAGILITÉS, qui accompagne en filigrane la programmation du festival.

Du 12 au 16 juin à 18h, elles et ils se succéderont sous la Tente Usinesonore pour présenter leurs conceptions de la fragilité, partager leur expertise et échanger des idées et impressions avec le public. Ces soirées seront pensées pour tous les publics à partir de 14 ans. À la fin de chaque conférence, les discussions avec nos invité·e·s pourront se poursuivre autour du bar du festival. Un espace dédié, un climat convivial et des interventions artistiques seront la clé de soirées instructives, divertissantes et inclusives. Nous nous réjouissons de vous y retrouver!

Les billets sont en vente sur: usinesonore-festival.ch

LA FRAGILITÉ DANS LE SPORT : DES COLOSSES AUX PIEDS D’ARGILE

Dimanche 12 juin | 18h Avec Tony Chapron et Jean-Pierre Egger

20.- / 15.-

Tony Chapron et Jean-Pierre Egger

Arbitre international de football pendant 10 ans, Tony Chapron a fait le tour du monde avec un sifflet. Il a découvert des cultures multiples et un rapport à la fonction d’arbitre souvent complexe. Après une formation en sociologie, il devient enseignant-chercheur à l’université de Grenoble pendant quelques années. Il est aujourd’hui consultant pour Canal+ et anime une chronique hebdomadaire. Il vient également de réaliser un documentaire “dans la tête des hommes en noir”, et a écrit un livre “Enfin libre” qui décrit la vie d’arbitre.

Athlète et entraîneur suisse, Jean-Pierre Egger a voué son existence au sport. Instituteur et maitre d’éducation physique de formation, il fut neuf fois champion suisse du lancer du poids et trois fois au lancer du disque, avant d’entraîner de nombreux athlètes et équipes sportives de haut niveau. Auteur de l’ouvrage “The way to Excellence”, il dispense désormais des conférences et des séminaires de formation de cadres d’entreprises sur ce thème. Plébiscité par ses pairs, il a reçu en décembre 2020 l’Award du meilleur entraineur des 70 dernières années.

SCIENCE, INFORMATION ET OPINION : FORCES ET FRAGILITÉS

Lundi 13 juin | 18h Avec Etienne Klein et Laurence Kaufmann

20.- / 15.-

Etienne Klein et Laurence Kaufmann

Etienne Klein est physicien et philosophe des sciences. Il est directeur de recherches au CEA où il dirige depuis 2007 le Laboratoire de Recherche sur les Sciences de la Matière. Il est membre de l’Académie des Technologies et anime tous les samedis sur France culture l’émission “Science en questions “. Il s’intéresse à la question du temps et à d’autres sujets qui sont à la croisée de la physique et de la philosophie, tels que l’interprétation de la physique quantique, la question de l’origine de l’univers ou encore celle du statut du vide dans la physique contemporaine. Soucieux de la diffusion des connaissances scientifiques, il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages.

Laurence Kaufmann est professeure de sociologie à l’Université de Lausanne et chercheuse associée au Centre d’étude des mouvements sociaux (CNRS-EHESS). Recourant principalement à la sociologie mais aussi à l’histoire, la philosophie, la linguistique et la psychologie, ses recherches portent sur l’espace public, l’opinion publique et la constitution des collectifs, ainsi que sur l’autorité de la première personne et le rôle des émotions.

FRAGILITÉ DES SYSTÈMES TECHNIQUES ET GÉOPOLITIQUES

Mardi 14 juin | 18h

Avec Bernadette Bensaude-Vincent et Jean-Daniel Ruch

20.- / 15.-

Bernadette Bensaude-Vincent et Jean-Daniel Ruch

Bernadette Bensaude-Vincent, professeure émérite de philosophie à l’université de Paris1-Panthéon-Sorbonne travaille sur l’histoire et la philosophie des sciences et des technosciences comme sur les rapports entre science et société. Membre de l’Académie des technologies, elle siège dans plusieurs comités d’éthique, Elle a publié une quinzaine de livres en auteur et dirigé une douzaine d’ouvrages collectifs, notamment sur les enjeux philosophiques et culturels des sciences et des techniques.

Jean-Daniel Ruch est né à Eschert. Il a rejoint la diplomatie en 1992. Après divers engagements en Corée du Sud, pour l’OSCE à Vienne et Varsovie, et dans les Balkans, il a conseillé la procureure du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie, Carla Del Ponte. Il est Ambassadeur de Suisse en Turquie depuis 2021, après avoir représenté la Suisse en Israël (2016-2021) et en Serbie (2012-2016). De 2009 à 2012, il s’est occupé des conflits au Moyen-Orient.

VULNÉRABILITÉS SANITAIRES ET SOCIALES

Mercredi 15 juin | 18h

Avec Delphine Berthod et Guillaume le Blanc

20.- / 15.-

Delphine Berthod et Guillaume le Blanc

Delphine Berthod est une valaisanne nomade qui a vécu au Mali dans son enfance. Elle a étudié la médecine pour pouvoir exercer son travail partout et l’infectiologie par intérêt pour les maladies tropicales. Elle a travaillé sur la maladie du sommeil avec Médecins sans Frontières au Congo. Devenue épidémiologiste, elle a été très occupée par le Covid-19. Particulièrement intéressée par les cultures diverses, et sensible aux vulnérabilités de ce monde, elle s’engage contre toute forme de discrimination et a à cœur de valoriser les différences.

Guillaume le Blanc est philosophe, écrivain, professeur de philosophie à l’Université́ de Paris-Diderot. Il est membre du comité de rédaction de la revue Esprit et directeur de la collection “Diagnostics” au Bord de l’Eau. Il est l’auteur, avec Fabienne Brugère, des livres, “Le peuple des femmes. Un tour du monde féministe” et “La fin de l’hospitalité”. Il a également publié “Vies ordinaires vies précaires”, “L’invisibilité sociale”, “Dedans dehors. La condition d’étranger”, “Que faire de notre vulnérabilité ?”. Il a en outre écrit un essai sur la course à pied intitulé “Courir. Méditations physiques”, qui a obtenu le prix lycéen de la philosophie.

HYPERSENSIBILITÉ ET ÉCO-ANXIÉTÉ

Jeudi 16 juin | 18h Avec Nathalie Clobert et Sarah Koller

20.- / 15.-

Nathalie Clobert et Sarah Koller

Nathalie Clobert est psychologue clinicienne, hypnothérapeute, formatrice et auteure. Elle accompagne les personnes dotées d’une sensibilité élevée, ainsi que les personnes à haut potentiel. Elle a une double formation en philosophie des sciences et en psychologie. Elle a écrit plusieurs livres à destination des professionnels et du grand public, dont “Ma bible de l’hypersensibilité” (Leduc) et “Psychologie du haut potentiel” (De Boeck).

Sarah Koller est diplômée en psychologie et en sciences de l’environnement. Elle a participé à la création du réseau romand en écopsychologie (www.ecopsychologie.ch) et facilite des ateliers de reliance au vivant. Terminant une thèse sur les conditions psycho-existentielles d’une culture économique de la suffisance, elle développe un intérêt croissant pour les diverses modalités d’expression artistique de la recherche scientifique.

Comment réagir aux argumentaires complotistes ? (4/4)

Depuis la campagne de Donald Trump, durant sa présidence, au moment de l’assaut du Capitole par les adeptes du mouvement QAnon, plus encore depuis le début de la pandémie de Covid-19 et aujourd’hui au sujet de la guerre en Ukraine, beaucoup a été dit sur le phénomène complotiste. Peut-être même trop. Mais la diversité des émissions, des articles et des ouvrages consacrés à ce sujet a au moins permis de comprendre une chose : il s’agit d’un phénomène complexe et multiforme, aux multiples causes, que l’on ne saurait réduire à un défaut de culture ou à un QI limité chez les adeptes de ses “théories”.

Phénomène social et psychologique bien plus que cognitif, le développement du complotisme mérite dès lors que l’on s’interroge non seulement sur ce qu’il est et sur la manière dont il se manifeste, mais également sur ce qu’il traduit. Sur ce qu’il dit de notre monde, des inégalités économiques, sociales et cognitives qui traversent nos sociétés, comme autant de forces d’éclatement tristement révélées à la faveur des crises politiques et sanitaires récentes.

C’est pour cette raison qu’il nous a semblé utile de rassembler la diversité des points de vue et des travaux académiques sur la question, de les digérer et de les condenser dans une série de vidéos dont la description figure en bas de cet article et dont le quatrième épisode vous est présenté ici (consultez ici les articles relatifs aux épisodes 1, 2 et 3).

 

Réagir aux argumentaires complotistes

Vous aimeriez pouvoir vous protéger des arguments complotistes ?

Vous avez raison car, comme nous l’avons vu dans notre précédent post, il est parfois difficile d’exercer son esprit critique et de dénoncer les dérives que l’on perçoit dans le fonctionnement de notre monde, sans risquer de céder à la facilité et de se laisser entraîner sur la pente glissante de la pensée complotiste. Il convient dès lors de s’en prémunir soi-même, mais également de savoir y réagir pour en protéger nos proches. Mais parler à une personne qui est enfermée dans ce type de pensée est particulièrement difficile. En effet, face à un système de pensée perverti par la démarche complotiste, toute critique est souvent perçue comme la preuve même de l’existence du complot.

Prenons un exemple. Vous êtes climatologue et vous voulez expliquer à votre voisin climatosceptique que oui, vraiment, l’évolution du climat de la Terre nous met tous en danger. Il vous rétorquera que propager la peur vous permet de conserver vos budgets de recherche et votre salaire. Et cela vous laissera sans voix…

Mais il existe plusieurs leviers pour contrer ce type de discours.

 

Lesquels ?

  • Le levier argumentatif d’abord. Dans certains cas, vous pouvez essayer de démonter les argumentaires complotistes, en expliquant par exemple que le gouvernement n’a pas besoin d’introduire des puces 5G dans notre corps puisque nous sommes tous traçables par nos téléphones portables.
  • Le levier cognitif (et technologique) ensuite. A vos amis et voisins qui font la preuve d’un scepticisme douteux, vous pouvez décrire le fonctionnement des algorithmes des réseaux sociaux. Vous pouvez aussi leur expliquer leurs propres biais cognitifs, ceux qui les poussent à croire des choses qui les empêchent finalement de penser.
  • Le levier épistémologique encore. Plutôt que de dire que vous avez raison « parce que » vous êtes scientifique, ou “parce que” vous avez lu tel livre ou vu telle émission, vous pouvez plutôt essayer d’expliquer “pourquoi” vous avez confiance en votre information. Si votre voisin croit que le GIEC est une officine politique, expliquez-lui par exemple comment cet organisme a été constitué, comment il travaille, et quelles études et méta-analyses il exploite pour rédiger ses scénarios.
  • Le levier psychosocial enfin. En tant qu’acteurs et actrices de la société, chacun peut également agir pour réduire l’importance des ingrédients du développement du phénomène complotiste. En sortant de sa bulle intellectuelle, en partageant son savoir avec le plus grand nombre, en luttant pour la réduction des inégalités sociales, en s’engageant pour la régulation de l’économie numérique… C’est quelque chose que vous pouvez faire au quotidien.

 

A présent, vous vous demandez peut-être quoi faire avec tout cela…

Et bien après avoir lu cet ensemble de textes et visionné les vidéos associées, vous pouvez commencer par les partager, mais aussi tout simplement essayer d’expliquer ce qu’est la pensée complotiste, et en quoi elle s’oppose à la démarche scientifique. Pourquoi elle ne peut pas produire des informations fiables et pourquoi elle menace la stabilité des démocraties.

La tâche est aussi immense que le problème est sérieux… tout le monde est concerné. Car comme l’écrivait la philosophe politique allemande et américaine Annah Arendt (1906-1975) :

« Le résultat d’une substitution cohérente et totale de mensonges à la vérité de fait n’est pas que les mensonges seront maintenant acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel sera détruit. »

Vérité et politique, La crise de la culture, folio poche, 1972.

“Les complotistes n’ont jamais raison de l’être,
mais ils ont parfois de bonnes raisons de l’être”.

Sans cautionner pour autant l’attitude complotiste, cette série de vidéos ne constitue ni un procès à charge, ni une attaque en règle contre les personnes qui peuvent être amenées à défendre des thèses non vérifiables et incriminant des puissants, accusant ces derniers de conspirer pour leur intérêt et contre celui de citoyen·nes opprimé·es. Comme en atteste l’ensemble des vidéos présentées dans cette série de textes, elle constitue encore moins une tentative de faire passer pour du complotisme, en vue de les dénigrer, les discours critiques envers les médias ou les gouvernements. Elle prétend au contraire qu’il est possible d’exercer son esprit critique sans le faire de manière complotiste !

Par ce travail, nous tentons toutefois de montrer en quoi ces discours critiques, souvent portés par des préoccupations légitimes, ne sont intellectuellement pas acceptables lorsqu’ils prennent certaines formes et adoptent certaines méthodes. Lesquelles ? Celles-là même que nous nous sommes efforcés de caractériser aussi finement que possible, pour permettre à tout un chacun de comprendre ce que désignent vraiment les termes “complotisme” et “conspirationnisme”.

Une dernière précaution encore : même si le mouvement dit “antivax” se nourrit de nombreux argumentaires complotistes, alimentés eux-mêmes par un raz-de-marée de désinformation sur les réseaux sociaux, il n’est pas réductible à ce phénomène, qu’il dépasse très largement. On peut en effet être contre la vaccination (ou contre le pass sanitaire) et invoquer pour cela des arguments (plus ou moins pertinents bien sûr) qui ne relèvent pas du complotisme.

“REVEILLEZ-VOUS !” – Une playlist de la chaîne Savoirs en Société

Nourrie par de nombreuses références à la littérature scientifique, cette série de 8 vidéos de la chaîne www.savoirs-en-societe.ch aborde la thématique du phénomène complotiste en 4 temps :

  1. Spécificités du discours complotiste
  2. Aux origines du phénomène complotiste
  3. Pensée complotiste et pensée critique
  4. Réagir aux argumentaires complotistes

Les internautes y sont successivement invité·es à :

  1. Reconnaître les éléments de langage et les biais argumentatifs propres aux discours complotistes
  2. Comprendre les origines historiques et sociologiques du phénomène
  3. Analyser la nature et les spécificités de la pensée complotiste, et ce qui la distingue de la pensée critique
  4. Concevoir des stratégies de réaction aux argumentaires complotistes et de résistance à leur développement.

Chacun des thèmes traité est constitué systématiquement d’une présentation détaillée, suivie d’un résumé sous la forme d’un court film d’animation. Dans la description de chacune des vidéos thématiques se trouve également un texte résumé du sujet traité.

A nos ami·es lecteurs et lectrices

La question du complotisme, parce qu’elle fait référence à des questions socialement vives qui nourrissent des clivages désormais profonds dans notre société, a tendance à susciter facilement des réactions épidermiques. Ce texte et les vidéos associées constituent certes une tentative argumentée de tracer une ligne rouge entre un discours crédible et un argumentaire inacceptable, mais ils tentent surtout d’expliciter les rouages et les fondements du phénomène, et en aucun cas d’en dénigrer les représentants (du moins lorsque leurs “théories” ne sont pas objectivement abracadabrantesques).

Les idées présentées ici sont issues de réflexions personnelles nourries par la littérature académique mais, bien entendu, chacun·e est invité·e à les commenter et à les critiquer. L’espace de commentaires de cet article est prévu pour cela. Toutefois, afin de préserver un dialogue constructif et des échanges sereins, nous précisons d’emblée qu’aucun commentaire agressif, irrespectueux ou contraire aux règles de la bienséance ne sera validé lors du processus de modération. Nous vous demandons également de bien vouloir éviter les commentaires anonymes ; nous nous réservons le droit de bloquer tout propos rédigé sous pseudo ou avec une fausse adresse e-mail.

Les médicaments sont-ils bons pour la santé ?

Allongement de l’espérance de vie, chirurgie cardiaque, transplantations d’organes, guérison de cancers, éradication vaccinale des épidémies, traitement de la douleur, médicaments de confort… comment se passer de la médecine moderne ?

Surconsommation médicamenteuse, auto-médication, effets secondaires, risque iatrogène, maladies nosocomiales, machinisation du corps… cette médecine procure-t-elle pour autant toujours un mieux-être à celles et ceux qui en bénéficient ?

A travers 3 courtes vidéos, nous avons tenté de problématiser la place des médicaments dans notre vie et de questionner leur rapport à notre bien-être. Pour ce faire, trois personnages fictifs se succèdent sur le plateau de l’émission Qui dit vrai ? Interrogés par le comédien Vincent Morieux, ils et elles tentent d’éclairer avec humour et sincérité notre rapport aux médicaments… et n’attendent plus que vous !

 

Qui dit vrai ? Les médicaments sont-ils bons pour la santé 1/3
Interview du Dr. Fletcher, pharmacienne

Dr. Fletcher : “Vous n’imaginez pas tout ce que l’on vend… et à quels motifs !

Qui dit vrai ? Les médicaments sont-ils bons pour la santé 2/3
Interview du Pr. Meunier, Médecin hospitalier et chef de service

Pr. Meunier : “Vous avez besoin de nous pour vivre !

Qui dit vrai ? Les médicaments sont-ils bons pour la santé 3/3
Interview de M. Sauvage, Herboriste, homéopathe et naturopathe

M. Sauvage : “C’est tout juste si les chirurgiens voient encore le corps attaché au membre qu’ils réparent“.

Et vous, qu’en pensez-vous ?

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Ces vidéos ont été produites en 2014 dans le cadre du projet Tam Tam conduit par l’association de médiation scientifique Traces. Au nombre de 33 (à savoir 3 pour chacun des 11 sujets science & société traités), elles entendaient illustrer la pluralité des points de vue sur des thématiques complexes, porteuses de nombreuses controverses sociotechniques relatives au corps, à l’environnement et à l’éthique. Sérieusement documentées, elles ne cherchent ni à défendre un parti contre un autre, ni à polariser les opinions des internautes, mais à mettre en avant une diversité d’arguments et de postures, nourries par des valeurs souvent antagonistes.

Huit ans plus tard, dans un contexte de tension sociale, de polarisation et de radicalisation inquiétantes, il nous a semblé intéressant de les remettre à l’honneur, pour rappeler qu’aucun de ces sujets n’est simple et qu’aucune opinion ne peut se targuer d’être supérieure à une autre. Pour autant qu’elle soit exprimée avec honnêteté et sur une base objectivement documentée bien sûr.

Pensée complotiste et pensée critique (3/4)

Depuis la campagne de Donald Trump, durant sa présidence, au moment de l’assaut du Capitole par les adeptes du mouvement QAnon, et plus encore depuis le début de la pandémie de Covid-19, beaucoup a été dit sur le phénomène complotiste. Peut-être même trop. Mais la diversité des émissions, des articles et des ouvrages consacrés à ce sujet a au moins permis de comprendre une chose : il s’agit d’un phénomène complexe et multiforme, aux multiples causes, que l’on ne saurait réduire à un défaut de culture ou à un QI limité chez les adeptes de ses “théories”.

Phénomène social et psychologique bien plus que cognitif, le développement du complotisme mérite dès lors que l’on s’interroge non seulement sur ce qu’il est et sur la manière dont il se manifeste, mais également sur ce qu’il traduit. Sur ce qu’il dit de notre monde, des inégalités économiques, sociales et cognitives qui traversent nos sociétés, comme autant de forces d’éclatement tristement révélées à la faveur des crises politiques et sanitaires récentes.

C’est pour cette raison qu’il nous a semblé utile de rassembler la diversité des points de vue et des travaux académiques sur la question, de les digérer et de les condenser dans une série de vidéos dont la description figure en bas de cet article et dont le troisième épisode vous est présenté ici (consultez ici les articles relatifs aux épisodes 1 et 2).

 

Pensée complotiste et pensée critique

Comment savoir si on devient complotiste ?

Si je m’inquiète de la manière dont les décisions politiques sont prises, si je pense que les lobbys ont trop de poids, ou si je crains que les géants du numérique n’exploitent mes données personnelles, cela signifie-t-il que je développe une pensée complotiste ? Bien évidemment non. Ces inquiétude relèvent de préoccupations citoyennes très légitimes et ne sont pas criticables en tant que telles.

On a le droit de se poser des questions ! On a le droit d’avoir un esprit critique ! Même se demander si vraiment la Terre est ronde, c’est bizarre mais c’est intéressant. Et il est bien évidemment sain de ne pas accepter toutes les évidences qui se présentent à nous. Parce que les vrais complots, ça existe. Et les informations erronées aussi.

En revanche, on n’a pas le droit de répondre à ces questions n’importe comment (en décidant de la conclusion au mépris des faits objectifs, par exemple). Ce qui est complotiste, ce ne sont pas les questions qu’on pose, c’est la manière dont on y répond. La méthode qu’on emploie pour élaborer ses certitudes.

On a le droit de se demander si Joe Biden est pédophile, si la CIA n’aurait pas pu organiser les attentats du 11 septembre, si les entreprises pharmaceutiques ont chercher à décrédibiliser des traitements médicamenteux pour pouvoir vendre davantage de vaccins. On a même le droit de se demander si ces vaccins servent à implanter des puces 5G dans nos organismes.

Mais ce qu’on ne peut pas faire, c’est poser cela comme des vérités préétablies, rassembler des faits isolés et, sous prétexte qu’ils ne sont pas en contradiction avec ces “vérités”, considérer ces faits comme des “preuves”. Une image de Joe Biden portant un enfant dans ses bras ne peut pas être la preuve qu’il est pédophile… sauf si on a décidé avant qu’il l’était.

Mais alors, comment faire pour répondre à ces questions ?

Depuis des siècles, les scientifiques et les philosophes des sciences élaborent des critères et des méthodes permettant de considérer qu’une proposition est fiable, qu’elle peut être considérée comme « vraie ». Du moins jusqu’à preuve du contraire. C’est ce que l’on nomme la « méthode scientifique ». Et c’est tout le contraire de la démarche complotiste !

Car ce que fait la démarche scientifique, ce n’est pas essayer d’étayer une conclusion préétablie, c’est poser une hypothèse et essayer de démontrer qu’elle est fausse. Oui oui, qu’elle est fausse ! Comment ? En faisant des expériences, en soumettant l’hypothèse à des collègues scientifiques, en se demandant quelles seraient les conséquences de l’hypothèse si elle était vraie et en vérifiant si ces conséquences sont observables, etc.

Et tant qu’on n’y arrive pas, on considère que l’hypothèse est valide. Si on fait ça avec la Terre plate, eh bien, devinez quoi… l’hypothèse ne tient pas longtemps. Par contre, on n’est encore jamais parvenu à invalider l’hypothèse de sa rotondité : jusqu’à preuve du contraire, elle est ronde.

Comment dès lors développer son esprit critique en ce sens ?

En comprenant tout simplement ceci : l’esprit critique, ce n’est pas remettre tout en question tout le temps. C’est se poser des questions, oui, mais c’est surtout questionner ses propres hypothèses, pour pouvoir les abandonner rapidement si elles sont fausses.

C’est aussi cela, avoir l’esprit scientifique !

“Les complotistes n’ont jamais raison de l’être,
mais ils ont parfois de bonnes raisons de l’être”.

Sans cautionner pour autant l’attitude complotiste, cette série de vidéos ne constitue ni un procès à charge, ni une attaque en règle contre les personnes qui peuvent être amenées à défendre des thèses non vérifiables et incriminant des puissants, accusant ces derniers de conspirer pour leur intérêt et contre celui de citoyen·nes opprimé·es. Comme en atteste la vidéo présentée plus haut, elle constitue encore moins une tentative de faire passer pour du complotisme, en vue de les dénigrer, les discours critiques envers les médias ou les gouvernements. Elle prétend au contraire qu’il est possible d’exercer son esprit critique sans le faire de manière complotiste !

Par ce travail, nous tentons toutefois de montrer en quoi ces discours critiques, souvent portés par des préoccupations légitimes, ne sont intellectuellement pas acceptables lorsqu’ils prennent certaines formes et adoptent certaines méthodes. Lesquelles ? Celles-là même que nous nous sommes efforcés de caractériser aussi finement que possible, pour permettre à tout un chacun de comprendre ce que désignent vraiment les termes “complotisme” et “conspirationnisme”.

Une dernière précaution encore : même si le mouvement dit “antivax” se nourrit de nombreux argumentaires complotistes, alimentés eux-mêmes par un raz-de-marée de désinformation sur les réseaux sociaux, il n’est pas réductible à ce phénomène, qu’il dépasse très largement. On peut en effet être contre la vaccination (ou contre le pass sanitaire) et invoquer pour cela des arguments (plus ou moins pertinents bien sûr) qui ne relèvent pas du complotisme.

“REVEILLEZ-VOUS !” – Une playlist de la chaîne Savoirs en Société

Nourrie par de nombreuses références à la littérature scientifique, cette série de 8 vidéos de la chaîne www.savoirs-en-societe.ch aborde la thématique du phénomène complotiste en 4 temps :

  1. Spécificités du discours complotiste
  2. Aux origines du phénomène complotiste
  3. Pensée complotiste et pensée critique
  4. Réagir aux argumentaires complotistes

Les internautes y sont successivement invité·es à :

  1. Reconnaître les éléments de langage et les biais argumentatifs propres aux discours complotistes
  2. Comprendre les origines historiques et sociologiques du phénomène
  3. Analyser la nature et les spécificités de la pensée complotiste, et ce qui la distingue de la pensée critique
  4. Concevoir des stratégies de réaction aux argumentaires complotistes et de résistance à leur développement.

Chacun des thèmes traité est constitué systématiquement d’une présentation détaillée, suivie d’un résumé sous la forme d’un court film d’animation. Dans la description de chacune des vidéos thématiques se trouve également un texte résumé du sujet traité.

A nos ami·es lecteurs et lectrices

La question du complotisme, parce qu’elle fait référence à des questions socialement vives qui nourrissent des clivages désormais profonds dans notre société, a tendance à susciter facilement des réactions épidermiques. Ce texte et les vidéos associées constituent certes une tentative argumentée de tracer une ligne rouge entre un discours crédible et un argumentaire inacceptable, mais ils tentent surtout d’expliciter les rouages et les fondements du phénomène, et en aucun cas d’en dénigrer les représentants (du moins lorsque leurs “théories” ne sont pas objectivement abracadabrantesques).

Les idées présentées ici sont issues de réflexions personnelles nourries par la littérature académique mais, bien entendu, chacun·e est invité·e à les commenter et à les critiquer. L’espace de commentaires de cet article est prévu pour cela. Toutefois, afin de préserver un dialogue constructif et des échanges sereins, nous précisons d’emblée qu’aucun commentaire agressif, irrespectueux ou contraire aux règles de la bienséance ne sera validé lors du processus de modération. Nous vous demandons également de bien vouloir éviter les commentaires anonymes ; nous nous réservons le droit de bloquer tout propos rédigé sous pseudo ou avec une fausse adresse e-mail.

Aux origines du phénomène complotiste (2/4)

Depuis la campagne de Donald Trump, durant sa présidence, au moment de l’assaut du Capitole par les adeptes du mouvement QAnon, et plus encore depuis le début de la pandémie de Covid-19, beaucoup a été dit sur le phénomène complotiste. Peut-être même trop. Mais la diversité des émissions, des articles et des ouvrages consacrés à ce sujet a au moins permis de comprendre une chose : il s’agit d’un phénomène complexe et multiforme, aux multiples causes, que l’on ne saurait réduire à un défaut de culture ou à un QI limité chez les adeptes de ses “théories”.

Phénomène social bien plus que psychologique ou cognitif, le développement du complotisme mérite dès lors que l’on s’interroge non seulement sur ce qu’il est et sur la manière dont il se manifeste, mais également sur ce qu’il traduit. Sur ce qu’il dit de notre monde, des inégalités économiques, sociales et cognitives qui traversent nos sociétés, comme autant de forces d’éclatement tristement révélées à la faveur des crises politiques et sanitaires récentes.

C’est pour cette raison qu’il nous a semblé utile de rassembler la diversité des points de vue et des travaux académiques sur la question, de les digérer et de les condenser dans une série de vidéos dont la description figure en bas de cet article et dont le second épisode vous est présenté ici (consultez ici l’article relatif au 1er épisode).

 

Aux origines du phénomène complotiste

Contrairement aux idées reçues, le complotisme est loin d’être un phénomène récent.

On trouve en effet des exemples de théories du complot tout au long de l’histoire, du Moyen-Âge à l’attentat du World Trade Center en passant par la Révolution française.

Les exemples en sont extrêmement variés mais, dans tous les cas, les supposés artisans du complot sont désignés : ce sont des individus, comme Bill Gates ou les Rockefeller, des organismes étatiques, comme l’ONU ou la CIA, des organisations secrètes, comme la franc-maçonnerie, et même parfois des groupes humains entiers, comme les juifs, les communistes ou, plus récemment, “les” écologistes. Ils sont accusés d’avoir volontairement déclenché des catastrophes ou d’avoir l’intention de le faire, dans leur intérêt propre.

Ces accusations sont portées sans preuves et même souvent à contrecourant des preuves, mais elles s’appuient sur des collections de faits isolés qui semblent donner du crédit à la théorie du complot. Dans certains cas, il n’y a même aucune preuve de catastrophe, aucun fait objectif. Comme lorsque le mouvement QAnon a récemment accusé le parti démocrate américain d’entretenir un réseau pédophile sous-terrain aux Etats-Unis.

Pour autant, il n’est pas aisé d’associer le complotisme à une cause unique.

Parce que des leviers de la pensée complotiste, il y en a beaucoup. Au contraire, à l’origine, il y a souvent des questionnements et des préoccupations très légitimes. Elles s’expriment simplement d’une mauvaise manière.

Il y a d’abord ceux et celles qui voient la marche du monde leur échapper et à qui cela fait peur, parce que cela se fait à l’encontre de leurs valeurs. Ils ont l’impression que la politique, l’économie et la science décident pour eux, ou plutôt contre eux, et ils n’ont pas toujours tort.

D’autres se sentent déclassé·es ou marginalisé·es et réalisent que leur sort est aux mains des élites, ce qui n’est pas toujours faux non plus. Les transformations du monde leur apparaissent comme un rouleau compresseur et ils ont besoin de désigner des boucs émissaires responsables de leurs maux. D’ailleurs, l’existence de vrais complots leur donne parfois raison !

Le terreau du complotisme est donc avant tout créé par le contexte social.

Les thèses complotistes apparaissent souvent absurdes à la plupart des gens. Pourquoi alors se propagent-elles si bien ?

Si les rumeurs ont toujours été véhiculées par de multiples canaux, les théories du complot du 21e siècle bénéficie de l’existence d’un accélérateur et d’une caisse de résonnance inédite : les réseaux sociaux. Par le truchement d’algorithmes perfectionnés, ils cherchent à tout prix à capter l’attention des internautes.

Certes, ils ne sont pas volontairement conçus pour encourager le complotisme, bien sûr. Mais comme ils propagent plus facilement les publications les plus partagées et les plus commentées, ils favorisent les interprétations les plus simples, et celles qui parlent directement aux gens. Ce faisant, ils enferment ces derniers dans des bulles d’informations concordantes.

Pourtant, les interprétations les plus parlantes ne sont pas toujours les plus justes… Et si on pouvait déjouer un complot mondial simplement en surfant sur Internet, ça se saurait !

“Les complotistes n’ont jamais raison de l’être,
mais ils ont parfois de bonnes raisons de l’être”.

Sans cautionner pour autant leur attitude, cette série de vidéos ne constitue ni un procès à charge, ni une attaque en règle contre les personnes qui peuvent être amenées à défendre des thèses non vérifiables et incriminant des puissants, accusant ces derniers de conspirer pour leur intérêt et contre celui de citoyen·nes opprimé·es. Elle constitue encore moins une tentative de faire passer pour du complotisme, en vue de les dénigrer, les discours critiques envers les médias ou les gouvernements. Elle prétend au contraire qu’il est possible d’exercer son esprit critique sans être complotiste, thème qui fait spécifiquement l’objet de l’une des 4 vidéos de la série.

Par ce travail, nous tentons toutefois de montrer en quoi ces discours critiques, souvent portés par des préoccupations légitimes, ne sont intellectuellement pas acceptables lorsqu’ils prennent certaines formes et adoptent certaines méthodes. Lesquelles ? Celles-là même que nous nous sommes efforcés de caractériser aussi finement que possible, pour permettre à tout un chacun de comprendre ce que désignent vraiment les termes “complotisme” et “conspirationnisme”.

Une dernière précaution encore : même si le mouvement dit “antivax” se nourrit de nombreux argumentaires complotistes, alimentés eux-mêmes par un raz-de-marée de désinformation sur les réseaux sociaux, il n’est pas réductible à ce phénomène, qu’il dépasse très largement. On peut en effet être contre la vaccination (ou contre le pass sanitaire) et invoquer pour cela des arguments qui ne relèvent pas du complotisme.

“REVEILLEZ-VOUS !” – Une playlist de la chaîne Savoirs en Société

Nourrie par de nombreuses références à la littérature scientifique, cette série de 8 vidéos de la chaîne www.savoirs-en-societe.ch aborde la thématique du phénomène complotiste en 4 temps :

  1. Spécificités du discours complotiste
  2. Aux origines du phénomène complotiste
  3. Pensée complotiste et pensée critique
  4. Réagir aux argumentaires complotistes

Les internautes y sont successivement invité·es à :

  1. Reconnaître les éléments de langage et les biais argumentatifs propres aux discours complotistes
  2. Comprendre les origines historiques et sociologiques du phénomène
  3. Analyser la nature et les spécificités de la pensée complotiste, et ce qui la distingue de la pensée critique
  4. Concevoir des stratégies de réaction aux argumentaires complotistes et de résistance à leur développement.

Chacun des thèmes traité est constitué systématiquement d’une présentation détaillée, suivie d’un résumé sous la forme d’un court film d’animation. Dans la description de chacune des vidéos thématiques se trouve également un texte résumé du sujet traité.

A nos ami·es lecteurs et lectrices

La question du complotisme, parce qu’elle fait référence à des questions socialement vives qui nourrissent des clivages désormais profonds dans notre société, a tendance à susciter facilement des réactions épidermiques. Ce texte et les vidéos associées constituent certes une tentative argumentée de tracer une ligne rouge entre un discours crédible et un argumentaire inacceptable, mais ils tentent surtout d’expliciter les rouages et les fondements du phénomène, et en aucun cas d’en dénigrer les représentants (du moins lorsque leurs “théories” ne sont pas objectivement abracadabrantesques).

Les idées présentées ici sont issues de réflexions personnelles nourries par la littérature académique mais, bien entendu, chacun·e est invité·e à les commenter et à les critiquer. L’espace de commentaires de cet article est prévu pour cela. Toutefois, afin de préserver un dialogue constructif et des échanges sereins, nous précisons d’emblée qu’aucun commentaire agressif, irrespectueux ou contraire aux règles de la bienséance ne sera validé lors du processus de modération. Nous vous demandons également de bien vouloir éviter les commentaires anonymes ; nous nous réservons le droit de bloquer tout propos rédigé sous pseudo ou avec une fausse adresse e-mail.

Spécificités du discours complotiste (1/4)

Depuis la campagne de Donald Trump, durant sa présidence, au moment de l’assaut du Capitole par les adeptes du mouvement QAnon, et plus encore depuis le début de la pandémie de Covid-19, beaucoup a été dit sur le phénomène complotiste. Peut-être même trop. Mais la diversité des émissions, des articles et des ouvrages consacrés à ce sujet a au moins permis de comprendre une chose : il s’agit d’un phénomène complexe et multiforme, aux multiples causes, que l’on ne saurait réduire à un défaut de culture ou à un QI limité chez les adeptes de ses “théories”.

Phénomène social bien plus que psychologique ou cognitif, le développement du complotisme mérite dès lors que l’on s’interroge non seulement sur ce qu’il est et sur la manière dont il se manifeste, mais également sur ce qu’il traduit. Sur ce qu’il dit de notre monde, des inégalités économiques, sociales et cognitives qui traversent nos sociétés, comme autant de forces d’éclatement tristement révélées à la faveur des crises politiques et sanitaires récentes.

C’est pour cette raison qu’il nous a semblé utile de rassembler la diversité des points de vue et des travaux académiques sur la question, de les digérer et de les condenser dans une série de vidéos dont la description figure en bas de cet article et dont le premier épisode vous est présenté ici (consultez ici les articles relatifs aux épisodes 2 et 3).

 

 

Spécificités du discours complotiste

Est-il possible d’isoler des traits caractéristiques de ce phénomène ?

Le complotisme (ou conspirationnisme), c’est d’abord une attitude, une certaine manière d’interpréter le monde, plus qu’un état mental global. On préférera donc parler de “tendance” ou de “pensée” complotiste chez un individu, plutôt que d’utiliser ce terme pour l’enfermer dans une identité spécifique en disant par exemple que c’est “un” ou “une” complotiste.

Pourquoi ? Parce qu’il serait un peu trop simple de considérer le complotisme comme une maladie mentale. Comme les fake news, le “fait complotiste” est d’abord un phénomène politique et social. Cela signifie que même si on peut le rencontrer dans toutes les catégories de la population, il n’arrive pas n’importe quand et dans n’importe quel contexte.

Et c’est peut-être la raison pour laquelle on en entend tellement parler ces temps-ci, ceci bien que le concept de “théorie du complot” ait été défini au milieu du 20ème siècle déjà.

Mais comment le reconnaître au milieu d’autres discours critiques ?

  • En premier lieu, le complotisme consiste toujours à attribuer la responsabilité d’un fait politique ou social, a priori désagréable pour une catégorie de la population, à un petit groupe de puissants supposés comploter secrètement dans leur propre intérêt.
  • Ensuite, il existe un vocabulaire spécifique au discours complotiste. Parmi les expressions les plus courantes, on retrouve invariablement “pensée unique”, “mouton”, “réveillez-vous” ou “médias mainstream”.
  • Enfin et surtout, le complotisme, c’est l’exact contraire de la démarche scientifique. Il consiste à supposer vraie une conclusion donnée et à chercher ensuite tous les faits qui sont susceptibles de la renforcer. Avec ce genre de démarche, on peut prouver n’importe quoi, même que la Terre est plate !

On pourrait toutefois se demander si, malgré tout le battage qui est fait autour de ce terme, les conséquences réelles de ses manifestations sont si graves que cela…

Hélas oui. Car même si l’on parvient à comprendre le phénomène, à reconnaître ses manifestations et à en identifier les causes, il n’est globalement pas sain pour la démocratie et le vivre ensemble.

Non seulement il polarise la société et jette un discrédit indifférencié sur les élites et les institutions économiques, politiques et intellectuelles, mais il nuit aussi profondément à notre capacité à nous mettre d’accord collectivement sur ce que l’on peut considérer comme “vrai”.

Comment, dans ces conditions, résoudre ensemble les problèmes du monde, de la pandémie de Covid-19 à la catastrophe climatique en cours ?

……

“Les complotistes n’ont jamais raison de l’être, mais ils ont parfois de bonnes raisons de l’être”.

Sans cautionner pour autant leur attitude, cette série de vidéos ne constitue ni un procès à charge, ni une attaque en règle contre les personnes qui peuvent être amenées à défendre des thèses non vérifiables et incriminant des puissants, accusant ces derniers de conspirer pour leur intérêt et contre celui de citoyen·nes opprimé·es. Elle constitue encore moins une tentative de faire passer pour du complotisme, en vue de les dénigrer, les discours critiques envers les médias ou les gouvernements. Elle prétend au contraire qu’il est possible d’exercer son esprit critique sans être complotiste, thème qui fait spécifiquement l’objet de l’une des 4 vidéos de la série.

Par ce travail, nous tentons toutefois de montrer en quoi ces discours critiques, souvent portés par des préoccupations légitimes, ne sont intellectuellement pas acceptables lorsqu’ils prennent certaines formes et adoptent certaines méthodes. Lesquelles ? Celles-là même que nous nous sommes efforcés de caractériser aussi finement que possible, pour permettre à tout un chacun de comprendre ce que désignent vraiment les termes “complotisme” et “conspirationnisme”.

Une dernière précaution encore : même si le mouvement dit “antivax” se nourrit de nombreux argumentaires complotistes, alimentés eux-mêmes par un raz-de-marée de désinformation sur les réseaux sociaux, il n’est pas réductible à ce phénomène, qu’il dépasse très largement. On peut en effet être contre la vaccination (ou contre le pass sanitaire) et invoquer pour cela des arguments qui ne relèvent pas du complotisme.

“REVEILLEZ-VOUS !” – Une playlist de la chaîne Savoirs en Société

Nourrie par de nombreuses références à la littérature scientifique, cette série de 8 vidéos de la chaîne www.savoirs-en-societe.ch aborde la thématique du phénomène complotiste en 4 temps :

  1. Spécificités du discours complotiste
  2. Aux origines du phénomène complotiste
  3. Pensée complotiste et pensée critique
  4. Réagir aux argumentaires complotistes

Les internautes y sont successivement invité·es à :

  1. Reconnaître les éléments de langage et les biais argumentatifs propres aux discours complotistes
  2. Comprendre les origines historiques et sociologiques du phénomène
  3. Analyser la nature et les spécificités de la pensée complotiste, et ce qui la distingue de la pensée critique
  4. Concevoir des stratégies de réaction aux argumentaires complotistes et de résistance à leur développement.

Chacun des thèmes traité est constitué systématiquement d’une présentation détaillée, suivie d’un résumé sous la forme d’un court film d’animation. Dans la description de chacune des vidéos thématiques se trouve également un texte résumé du sujet traité.

A nos ami·es lecteurs·trices

La question du complotisme, parce qu’elle fait référence à des questions socialement vives qui nourrissent des clivages désormais profonds dans notre société, a tendance à susciter facilement des réactions épidermiques. Ce texte et les vidéos associées constituent certes une tentative argumentée de tracer une ligne rouge entre un discours crédible et un argumentaire inacceptable, mais ils tentent surtout d’expliciter les rouages et les fondements du phénomène, et en aucun cas d’en dénigrer les représentants (du moins lorsque leurs “théories” ne sont pas objectivement abracadabrantesques).

Les idées présentées ici sont issues de réflexions personnelles nourries par la littérature académique mais, bien entendu, chacun est invité à les commenter et à les critiquer. L’espace de commentaires de cet article est prévu pour cela. Toutefois, afin de préserver un dialogue constructif et des échanges sereins, nous précisons d’emblée qu’aucun commentaire agressif, irrespectueux ou contraire aux règles de la bienséance ne sera validé lors du processus de modération. Nous vous demandons également de bien vouloir éviter les commentaires anonymes ; nous nous réservons le droit de bloquer tout propos rédigé sous pseudo ou avec une fausse adresse e-mail.

Après Beyrouth… faire exploser nos modes de vie

4 août 2020, 18h08. Deux gigantesques déflagrations dans le port de Beyrouth soufflent la ville, provoquant la mort de 218 personnes et y ajoutant 6’500 blessés. Ce bilan humain tragique se double d’un bilan économique catastrophique, évalué à 4 milliards d’euros. En cause : l’explosion de 2’750 tonnes de nitrate d’ammonium, entreposées dans le hangar n°12 du port de Beyrouth. Le drame survient dans un contexte politique et économique difficile et laisse le pays exsangue.

Au-delà de la déflagration physique, l’impact sur les consciences est mondial. Depuis sa ferme de Nouvelle Zélande, une agricultrice s’émeut et rédige un texte poignant en hommage aux victimes de la catastrophe. Un an après, avec son autorisation et nos plus vifs remerciements, nous publions en français et en anglais cet appel à la solidarité et au changement de nos modes de vie. Car, à bien y réfléchir, ce dont parle ce texte, ce n’est pas tant des libanais que de nous, de notre petit confort occidental, de notre rapport au monde, au vivant et aux autres.

Port de Beyrouth, après l’explosion – Août 2020. Mehr News Agency, CC BY 4.0.

« Des larmes plein les yeux, elle regarde les images de l’explosion. Il voit la destruction, le sang, les cris. Elle imagine l’immense souffrance, la peur, les avenirs détruits. Il pense aux vies perdues et, pour les humaniser, il leur met des visages, des noms. Son cœur se serre pour leurs familles endeuillées. Elle est dans le confort de sa maison, elle regarde par la fenêtre et essaie de concevoir l’apocalypse qui vient de se dérouler à des milliers de kilomètres. Ça aurait pu se passer ici…

Il ne peut pas détourner le regard, ces personnes, ce peuple, ce pays a besoin d’aide. Elle va faire un don aux associations qui travaillent dans l’urgence pour sauver des vies et restaurer un peu de dignité, d’humanité, sur place. Les besoins sont énormes mais il n’est pas riche. Elle va renoncer à un achat prévu, joyeusement anticipé, et donner cet argent qui sera bien mieux utilisé ainsi. Que peut-il faire d’autre ? Un sentiment d’impuissance l’envahit et l’étouffe. Un peu d’argent, c’est tout, vraiment tout ? Peut-être fait-elle partie de ces rares individus dont la vie n’est pas prisonnière de contraintes et de dettes, peut-être peut-elle sauter dans un avion et, les manches retroussées, offrir son temps et son énergie, là-bas. Le sentiment nauséeux d’impuissance disparaîtrait-il pour autant ? Il le sait, cette aide est indispensable mais ce n’est qu’un pansement. Demain, elle tournera la tête de l’autre côté et assistera à d’autres destructions, d’autres catastrophes, d’autres souffrances. Ça ne rend pas cette tragédie plus banale et il ne veut pas qu’elle disparaisse de son esprit aussi vite qu’elle se volatilisera, dans les journaux, aux profit de désastres plus récents.

Elle regarde l’horreur dans les yeux et elle comprend que ce sentiment d’impuissance, jour après jour et catastrophe après catastrophe, peut se transformer en engourdissement, voire même en paralysie. Il sait qu’il lui suffit de détourner un peu le regard, d’aller boire un verre avec des potes, d’allumer Netflix. Ca ne fera de toute façon pas beaucoup de différence. Et il se sentira mieux. Mais justement : ce sont l’engourdissement, l’inaction, les regards détournés des vrais problèmes qui ont conduit à abandonner des produits dangereux à proximité des populations, avec les conséquences atroces dont elle vient d’être témoin. Fermer les yeux sur les catastrophes à venir, autres dépôts abandonnés, navires encore remplis qui se désagrègent dans les océans, contaminations minières, déforestation, pandémies, disparition des sols cultivables, guerres pour l’accès aux ressources et vagues immenses de réfugiés, changement climatique et autres vagues immenses de réfugiés… La tête lui tourne et il a la nausée.

Elle est de cette génération maudite qui voit avec incompréhension son monde pourrir et s’écrouler devant ses yeux, avant même d’avoir l’opportunité de s’y investir. Mais donner un peu d’argent, mettre un pansement, ce n’est pas la seule chose qu’il peut faire. Elle va mettre fin à sa servitude à l’égard du système capitaliste pour lequel l’argent dicte tout, pour lequel le vivant est une marchandise. Ce qu’il veut faire passer avant tout le reste, ce sont les gens, leur environnement, la vie en général. Elle veut se soucier de la diversité humaine, végétale, animale, culturelle. Il va s’informer mieux, s’éduquer, vraiment remettre en question son mode de vie et en parler autour de lui. Et aussi, elle va combattre les tyrans partout, à l’école, au travail, ceux pour qui écraser les autres pour leur propre bénéfice est aussi naturel que respirer. Surtout, il va faire tout son possible pour éviter que ces tyrans n’arrivent au pouvoir. Elle va s’engager, ne plus détourner le regard, reprendre le contrôle de sa vie. Ensemble, elle et lui aideront à faire la différence.

Parce qu’abdiquer, décidément, ce n’est pas concevable. »

Delphine Eastes
Le 5 août 2020, Whangarei (Nouvelle-Zélande).

 

Vues panoramiques du port de Beyrouth avant et après l’explosion du 4 août 2020.

After Beyrouth… blasting our ways of life

« With tears in her eyes, she looks at the images of the explosion. He sees the destruction, the blood, the screams. She pictures the immense suffering, the fear, the destroyed futures. He thinks of the lost lives and, to make them real, he gives them faces and names, his heart bleeds for their bereaved families. She is in the comfort of her home, looking out the window, and tries to fathom the apocalypse that has just unfolded thousands of miles away. It could have happened here…

He cannot look away, this country, these people need help. She will donate to associations working against the clock to save lives and to bring back some sort of dignity and humanity, out there in the rubbles of a once radiant city. The needs are immense, but he is not rich. She won’t buy that dress she wanted so much, she will make better use of her money and donate. What else can he do? A feeling of helplessness overwhelms him. A little bit of money, is that all, really? Perhaps is she one of those rare individuals whose life is not trapped by constraints and debts, perhaps can she jump on a plane, roll up her sleeves and offer her time and energy out there. Would the nauseous feeling of helplessness go away? He knows it, this help is indispensable, but it is only a band-aid. Tomorrow she will switch her gaze and see more destruction, more disasters, more suffering. That doesn’t make this tragedy any more mundane, and he doesn’t want it to disappear from his mind as quickly as it will vanish from the newspapers in favor of more recent disasters.

She looks at the horror in the eyes and realizes that, day after day and disaster after disaster, this feeling of helplessness can turn into numbness and even paralysis. He knows all he has to do is look away, go and have a drink with some friends, turn on Netflix, in the end he won’t have made more or less of a difference but he’ll feel better. But precisely: it is the numbness, the inaction, the propensity for looking the other way that have led  to the abandonment of dangerous products in a densely populated area, with the atrocious consequences she has just witnessed. Heads buried in the sand in the face of future disasters, other abandoned warehouses, loaded ships that are disintegrating in the oceans, mining contamination, deforestation, pandemics, disappearance of arable soils, resource wars and their huge waves of refugees, climate change and its huge waves of refugees… His head spins and he feels nauseated.

She belongs to this cursed generation who watches with incomprehension their world rotting and crumbling away before their eyes, before even having the opportunity to be a part of it. But to donate some money, to put on a band-aid, that’s not all he can do. She will terminate her servitude to the capitalist system for which money dictates everything, for which life is a commodity. What he wants to put above all else is individuals, their environment, life in general. She wants to nurture human, plant, animal and cultural diversity. He will inform himself better, educate himself, really question his way of life and talk about it with his peers. And also, she will fight tyrants everywhere, at school, at work, all those for whom crushing others for their own benefit is as natural as breathing. Above all, he will do everything possible to prevent tyrants from coming into power. She’s going to engage, no longer look away, regain control of her life, and together she and he will help make a difference.

Because to abdicate is – decidedly – unconceivable. »

Delphine Eastes
The 5th of August 2020, Whangarei (New Zealand).