Le coronavirus: du monde d’avant au monde d’après… et un amas de questions ouvertes

Eclairer la crise pour préparer la suite

Dans son livre Le monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, publié en 1943 mais qu’il avait achevé l’année précédente juste avant de se donner la mort, Stefan Zweig s’interroge sur les raisons qui ont parsemé le laborieux chemin ayant abouti au désastre de la Seconde Guerre mondiale et à la Shoah. Comment le monde, se demande l’écrivain viennois, a -t-il pu en quelque sorte s’absenter de lui-même, pour laisser tout l’espace à Hitler et le convaincre ainsi de la légitimité de ses pulsions destructrices ? Comment des peuples entiers ont-ils pu s’aveugler pareillement sur une réalité politique dont la dimension mortifère aurait dû paraître évidente ?

Il est trop tôt pour dire s’il sera un jour indiqué d’apprendre à lire l’histoire de ce dernier demi-siècle à la lumière des conséquences, encore floues, de la crise déclenchée par le coronavirus. Sans doute sera-t-il intéressant de dépister les étapes qui pourraient expliquer, non pas pourquoi l’épidémie est survenue car le phénomène était en soi déjà considéré comme plausible par des analystes attentifs, mais comment elle a pu entraîner un arrêt presque entier du monde pendant plusieurs semaines. Peut-être se travail aidera-t-il à éclairer la situation que l’on a vécu en ce printemps 2020, mais c’est déjà l’après qui hante déjà les consciences. La crise n’est en effet pas encore entrée dans la catégorie des mauvais souvenirs qu’affleurent déjà d’innombrables réflexions sur l’après-crise… Si, bien sûr, aucune tendance nette ne se dessine, on devine en revanche les grandes questions qui vont occuper durablement le débat public de ces prochaines années.

Une mondialisation corrigée ?

Les pronostics vont déjà bon train sur l’avenir de la mondialisation, où les espérances des uns se heurtent aux angoisses des autres. Le mouvement ne peut pas être arrêté et c’est sans doute mieux ainsi, comme plusieurs experts l’on affirmé. N’en déplaise à certains, les avantages d’une économie de marché, basée sur la liberté de mouvement des personnes, des capitaux et des marchandises, possède des avantages auxquels peu voudront renoncer. Se pose maintenant la question de savoir si des correctifs pourront lui être apportés. Une nouveau rôle va-t-il être imparti aux frontières, invitées non à rétablir des barrières plus ou moins hermétiques, mais à mieux ciseler leur fonction de filtrage ou de frein lorsqu’un incident survient quelque part ? L’Union européenne devra-t-elle interpréter ses dogmes fondamentaux avec plus de souplesse ? En est-elle capable ?

Peut-être s’inquiétera-t-on de ce monde si interdépendant : les uns en appelleront à une nouvelle solidarité entre les peuples, les autres en déduiront pragmatiquement l’inévitabilité des échanges qu’il faudra au mieux coordonner davantage. La relocalisation de la production de certains types de biens, psalmodiée par beaucoup, est-elle envisageable ? Dans certains domaines peut-être : la « renationalisation » de certaines industries sera étudiée mais les débats seront vifs dès lorsqu’il s’agira de déterminer lesquelles doivent impérativement être installées en Europe, voire dans chaque pays. Cela dépendra beaucoup des modes, on peut le craindre : lorsque le danger se sera évaporé, on trouvera à nouveau plus simple de se délester d’industries d’une utilité apparemment peu immédiate. L’exemple des masques de protection est typique : tout était prévu dès 2003, mais l’actualité fut ensuite accaparée par d’autres soucis (la résolution de la crise de 2008/2009) et leur production fut laissée en Chine. Nos dépendances, dans tous les sens du terme, seront néanmoins interrogées.

L’évidence étatique… mais jusqu’à quel point ?

La question de l’utilité présumée des prestations étatiques est redoutable et ne va plus quitter l’agenda. L’Etat a prouvé sa nécessité, c’est entendu ; personne n’en avait douté d’ailleurs…. Mais doit-il tout anticiper et donc entretenir tous les services et industries qu’il serait peut-être utile de rapatrier un jour en prévision d’une éventuelle crise, guerre ou pandémie ? Le débat est récurrent pour l’armée, subitement investie d’un rôle inédit qui démontre que ce qui paraît inutile un jour peut s’avérer indispensable le lendemain. La future campagne sur les avions de combat portera-t-elle les stigmates du printemps 2020 ? Et faudra-t-il en quelque sorte « militariser » (ou « nationaliser ») d’autres secteurs de l’action étatique, par exemple rouvrir des centres hospitaliers alors que la tendance était plutôt de les fusionner, voire d’en éliminer certains de la carte sanitaire ?

L’Etat, comme administrateur du bien public, fournisseurs de services communs, garant des équilibres sociaux, sera assurément le grand « vainqueur » de la crise. Mais pour combien de temps et à quel prix ? L’utilité d’un Etat qui fonctionne a certes été démontrée et on peut se féliciter de son efficace réactivité. Mais cela lui donne-t-il tous les droits ou, en tout cas, une préemption de respectabilité pour le futur ? On pourra aussi suggérer que si l’Etat fédéral, associé aux Etats cantonaux, s’est montré à la hauteur des enjeux du moment, c’est aussi parce qu’il a été contraint de se concentrer sur ses tâches dans un esprit de bonne gestion et dans un usage scrupuleux des deniers publics. Une prudence qui permettra peut-être à note pays de se remettre un peu moins mal que d’autres… Il est en tout cas certain que le débat sur le rôle et la surface de l’Etat aura reçu un nouveau carburant à travers la présente crise sanitaire. Un débat qu’attiseront les revendications diverses qui surgiront de la part des métiers engagés au front durant la crise… et d’autres, soyons-en certains.

Un nouveau départ : une utopie ?

La question de la nature de l’Etat ne constituera qu’une partie d’un débat plus large sur la nature même de la société de demain. Un débat d’ailleurs largement entamé depuis quelques années à travers les inquiétudes provoquées par le réchauffement climatique. Des voix se font déjà entendre : le retour à la normale, que tous espèrent, désespèrent au contraire d’autres qui attendent l’assomption d’un monde nouveau, écologiquement sain, qu’ils languissaient de le voir advenir par les voies démocratiques usuelles. La crise deviendrait la planche de salut du monde. Les dégâts économiques seront toutefois tellement importants que leurs espoirs ne s’apparentent-il pas à une utopie ? Si ces voix trouvent un réel écho, par quel canal pourront-elles imposer une sorte de « nouveau départ » à une société dont le virus n’aurait fait que hâter une paralysie inexorable ? Cela pose la question de l’avenir de nos institutions, nous y reviendrons.

Mais la crise sociale, liée aux inégalités et aux mouvements migratoires, et que d’aucuns prédisaient comme imminente avant l’éclatement de la crise du coronavirus, risque aussi d’estomper l’intensité de la crise écologique. Conjoindre les deux phénomènes sous la houlette de l’Etat, comme le souhaitent nombre de personnes déjà, sera délicat. L’Etat s’est toujours montré piètre investisseur, la crise ne va pas le transformer en cador du business. Ou une nouvel état d’esprit va-t-il émerger, nourri par une demande de « plus d’Etat » ? L’Etat aurait sans doute besoin de se méfier de l’amour qui lui sera subitement prodigué, mais le pourra-t-il ? Il risque d’être étouffant… Les Etats nationaux ont fait leurs preuves ; ils devront surtout inventer de nouveaux modes coopération (même s’il est trop tôt pour affirmer que les mécanismes actuels ont réellement failli), avec ou sans une Union européenne plus efficace. Ce dernier point renvoie à une question posée plus haut : elle devra repenser ses modes d’action en évitant le piège qui lui tendrait l’illusion que toute solution passerait par une extension de ses pouvoirs.

La science au pinacle ?

Un autre « vainqueur » probable de la crise : la science, dont certains chantent le retour en grâce. Mais ce constat doit être nuancé. La science serait-elle enfin de nouveau reconnue comme un phare pour nos sociétés sécularisées et désorientées (depuis longtemps) ? Et le redeviendrait-elle contre ou grâce à l’Etat ? N’oublions pas d’abord que les scientifiques ont parfois contribué à se discréditer en épousant des discours idéologiques qui ont pu nuire à son message. Mais la question portant sur la science elle-même est plus importante. Or qui dit science dit aussi technologie… Le rapport entre science et Cité pourrait être scruté à nouveaux frais. Mais quelles technologies la « victoire » de la science englobe-t-elle ? Toutes seront-elles réhabilitées ? Il est néanmoins clair que la science s’est imposée au cœur du débat public : c’est vers elle que l’on se tourne pour avoir des réponses à nos questions, on sait que c’est par elle que nous retrouverons (peut-être) un vie normale. Les adversaires du vaccin en seront pour leurs frais, espérons pour un moment…

Toutes les technologies risquent de ne pas être logées à la même enseigne. La « victoire » de la science a en effet un autre visage, magique pour les uns, sombre pour d’autres : l’omniprésence, guère surprenante en fait, des technologies numériques. La planète est à l’arrêt et le répercussions économiques seront gigantesques. Mais la situation aurait été encore pire sans les multiples fonctionnalités offertes par le numérique, de toutes les formes de travail à distance à une sociabilité plus ou moins sauvegardée malgré le confinement, en passant par la mise à disposition de loisirs et d’activités qui empêcheront peut-être d’alourdir le bilan de la grippe mortelle par un inventaire de dépressions fatales. En même temps, comme avant la crise, les applications salvatrices du numérique seront mises en miroir avec les missions qui lui sont confiées et qui risquent, d’après certains, d’entailler gravement les libertés publiques. Alain Berset a déjà rompu, avec raison, une lance en faveur du dossier électronique du patient. Mais le numérique pour tracer les groupes ou les malades tente de plus en plus de gens.

Pourra-t-on renoncer à ces services au nom d’une protection de données à privilégier, mais au détriment de la survie de l’économie qui, rappelons-le, ne se limite pas aux légitimes profits des entrepreneurs ? La peur pour les libertés s’insinue dans les esprits mais qu’ont à proposer leurs avocats ? Acceptera-t-on une surveillance quelconque pour pouvoir contenir le virus tout en restant libre de ses mouvements ? Le débat sur les limites de l’exercice sera dantesque… Que faire de ces données personnelles qui vont voyager dans l’atmosphère aussi librement que les virus ? Les Occidentaux auront-ils le courage d’admettre que les solutions expérimentées en Corée du Sud ou à Taiwan, deux pays qui ont l’habitude de devoir faire face à de périlleuses épidémies, sont des plus intéressantes… ou auront-ils l’imagination de suggérer une autre voie ?

La démocratie au pied du mur

Reste la question de la démocratie. Toute crise majeure, guerre ou pandémie met forcément à mal les idées démocratiques. Les pleins pouvoirs dont sont dotés les gouvernements rendent en apparence inutiles les institutions, de plus accusées d’agir avec une excessive lenteur. Le besoin d’autorité fait tout à coup à nouveau recette. Il devrait être relativement aisé de plaider la cause des démocratie de type européen face à la Chine ou la Hongrie… Mais le péril ne réside-t-il pas plutôt dans les critiques adressées aux démocraties modernes par ses propres enfants ? La question climatique avait déjà posé le problème… Contre l’impéritie démocratique, le temps n’est-il pas venu de confier les décisions à ceux qui seraient les annonciateurs de la « vérité », même si l’Etat de droit doit en souffrir, gémissaient certains ? Attitude surprenante dans l’ambiance plutôt « anti-élites » que l’on connaît de nos jours… mais est-on encore à une contradiction près ?

On sait depuis les analyses de Tocqueville que les démocraties réagissent toujours avec décalage aux désastres qui les frappent. Les démocraties survivent aux grands drames, mais elles ont besoin d’un temps de réaction hélas long. Les démocraties aiment la paix, où la liberté de chacun peut d’épanouir. Tous leurs efforts sont concentrés sur le commerce, la consommation, les loisirs. Dès lors, lorsque l’inattendu, douloureux, meurtrier, surgit, elles sont prises au dépourvu, car les gens ne sont tout simplement pas prêts aux sacrifices que l’heure grave exige. Elles se ressaisissent lentement, mais efficacement. Ce sera sans aucun doute à nouveau le cas cette fois, mais il faudra l’expliquer, convaincre, lutter peut-être. On redoutait une « dictature » écologique, une « dictature » sanitaire ne serait guère mieux… Le péril n’est pas que théorique. On a vu que la présumée dictature des marchés financiers pouvait être balayée par la nécessité sanitaire : ce n’est pas pour la remplacer par une autre ! Sans oublier qu’il sera à coup sûr nécessaire de rappeler aux gouvernements qu’ils devront au plus vite restituer à ses légitimes propriétaires les pouvoirs à eux confiés, et que le droit d’urgence n’a de sens que s’il est limité dans le temps… En Suisse, après les deux guerres mondiales, la « normalisation » institutionnelle fut plus lente à réaliser que la « normalisation » économique…

Olivier Meuwly

Docteur en droit et ès lettres, Olivier Meuwly est auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire suisse, l'histoire des partis politiques et l'histoire des idées. Auteur notamment d'une biographie du Conseiller fédéral Louis Ruchonnet (1824-1893) et de l'ouvrage: «La droite et la gauche: Hier, aujourd'hui, demain». Essai historique sur une nécessité structurante (2016). Son dernier livre: "Une histoire de la démocratie directe en Suisse" (2018).

4 réponses à “Le coronavirus: du monde d’avant au monde d’après… et un amas de questions ouvertes

  1. Les “dictatures” que vous craigniez ne sont pas exclues si la mondialisation telle qu’elle a été menée ces dernières années sera maintenue. Historiquement, les épidémies (peste, lèpre, grippe, etc.) ont a ma connaissance suivi les chemins empruntés par les armées, les marchandises et plus récemment les voyages.
    Notre modèle économique récent a induit, entre autres, un changement climatique, a l’origine de la fonte des glaces et du perlégisol (permafrost). Ces derniers peuvent permettre à des agents potentiellement infectieux (virus, bactéries, insectes) de se manifester et occasionner des maladies, voir des épidémies. Ceux qui pensent relancer l’économie « comme avant » devraient y songer et se renseigner sur comment relancer intelligemment cette activité libérale qui reste nécessaire à tout le monde.

  2. Il n’est point besoin d’être grand mage pour augurer du futur.

    Si cette crise “évacue” 1 million de morts, on sera encore loin de décharger la planète de 8 milliards.

    Non, cette crise va consacrer l’avénement de l’Asie (peut-être hors Japon, endetté à mort, et dépendant des States pour sa survie, comme en 1947) et la nouvelle GAFAM, ainsi que les multinationales asiatiques (domination africaine, amlat et bien sûr asiatique pour la Chine).

    Ce qui est curieux et c’est un signe de l’aveuglement de l’occident, c’est qu’on n’a pas encore trouvé l’équivalent des GAFAM pour l’Asie?
    Mais comme le tigre (non de papier) ils parlent français ou anglais, mieux que vous le chinois 🙂
    Il ne manque plus que Boris et Donald meurent du corona et on aura tous bien rit (même si je ne suis pas mesquin à ce point:).

    Une ère nouvelle s’annonce, pour le meilleur et pour le pire, comme dit la chanson (ou le mariage Gay)!

    1. P.S. Et ne sous-estimons pas la Russie, ce n’est qu’un vieux réflexe de la vieille guerre froide!
      Du genre “les américains ont libéré l’Europe des nazis”, la bonne blague 🙂

      C’est précisément la raison pour laquelle, l’Europe ne s’en remettra pas.
      Alors la Suisse, choisis ton camp, c’est insupportable, cette schizophrénie neutre… .

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