Joseph Fouché: le pouvoir, rien que le pouvoir!

La scène est célèbre. Chateaubriand la décrit avec génie dans ses Mémoires d’outre-tombe. Nous sommes en juillet 1815 : Napoléon, au terme de sa brève résurrection politique qui aura duré cent jours, est définitivement battu et Louis XVIII, sur le point d’entrer dans Paris, décide de passer la nuit à Saint-Denis. « Tout à coup une porte s’ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime. M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché ».

Les salles sont encore pleines de courtisans, de gardes. Cinglant la foule, l’un des duos les plus fascinants de l’histoire de France vient déposer ses hommages respectueux aux pieds de celui que les puissances alliées se sont résignées à remettre sur le trône de France.

Mais qui est ce Joseph Fouché que ses contemporains, puis des générations d’historiens ont tenté de sonder sans jamais y parvenir véritablement ? Adossé à des fonds d’archives inédits, Emmanuel de Waresquel (1), à qui on doit déjà des ouvrages majeurs sur Talleyrand et les Cent-Jours, reprend le dossier, débarrasse la figure de Fouché, au centre de tous les fantasmes, de tous les clichés qui ont fini par obstruer le regard porté sur lui.

Personnalité hors du commun. Fouché apparaît comme un homme ivre d’un pouvoir qu’il aura toujours su réinventer, trahissant et flattant au gré des circonstances, détenteur d’une puissance gigantesque, instigateur de la police sans états d’âme, modèle de toutes les autocraties.

Les qualificatifs les plus odieux ont recouvert depuis longtemps le personnage, qui passera la fin de sa vie, dans son ultime exil à Trieste, à justifier ses actions et ses écrits, ses pensées et ses décrets, à se repentir de ses crimes pour les placer sur l’autel d’une Révolution dont il a voulu jusqu’à l’excès s’ériger en serviteur absolu.

Mais mérite-t-il l’opprobre dont la postérité, toute au souvenir de la mitraille qu’il a crachées sur les Lyonnais sous la Terreur, des potences qu’il a dressées à Nantes ou à Moulins, a orné sa mémoire ?

La vie de Fouché, comme celle de nombre d’individus de sa trempe, n’est pas d’un bloc. Waresquel n’entend évidemment pas intenter au « terroriste » Fouché un procès en béatification tardive qui n’aurait lieu d’être, de le laver de ses pêchés.

Sa flamboyante biographie fait mieux : elle suit l’ex-oratorien devenu l’un des plus féroces « déchristianisateurs » de l’histoire non dans la formation d’une pensée, car Fouché ne sera jamais un théoricien, ni dans ses contradictions, si nombreuses. Mais dans son parcours comme auxiliaire glacial d’une idée qu’il veut servir au point de constamment légitimer ses trahisons et ses palinodies, au nom même de cet idéal qu’il s’acharne à préserver par tous les moyens : sauver l’héritage de la Révolution, de la République.

Plongé dans la conviction immanente de n’être que l’outil de ce qu’il considère comme juste, il saura avec une habileté confondante se faire méchant quand ile faut, pour se glisser avec aisance dans les oripeaux de la clémence lorsque les intérêts du pays l’exigent. Ou les siens propres ?

On sait que Fouché mourra riche, très riche. Voilà l’un des points d’achoppement majeurs entre partisans et ennemis du Ministre de la Police du Directoire, du Consulat, de Napoléon, de Louis XVII et sous les Cent-Jours, enfin, mais brièvement, sous la Restauration. Le régicide de 1793, qui quête autant de sa rédemption que de celle de la République, saisit le patriote : l’Ancien Régime se vengera en le confinant dans un exil qui le tuera, en 1821. A une époque où intérêt public et avantages privés se mélangent, le culte du secret que pratique Fouché fait florès. L’ex-oratorien adore l’opacité ; seul son pouvoir doit briller.

Sous la plume de Waresquiel, Fouché explose les évidences qui biaisent son image. Rien n’est pardonnable dans ses faits et geste, mais une cohérence grandiose s’empare de cet as du double jeu, de ce Jacobin enflammé capable de se métamorphoser en ami adulé de la noblesse par la suite, lorsqu’il distribuera les faveurs. Car il assomme comme il cajole. Celui qui aime jusqu’à la dévotion ses enfants ne tue pas par plaisir. Il est trop froid, trop cynique pour cela. Mais par nécessité, du moins celle qu’il façonne, organise, décrète.

Cela le rend-il plus humain ? Là n’est pas la question mais toute sa carrière s’ordonne autour d’un combat pour des idées qu’il défend par ce qu’il sait faire : organiser, collectionner des fiches, poursuivre, dominer les autres, maîtriser les destins, en aidant, en punissant, en intriguant. Fouché est le pouvoir, il ne vit et se pense qu’en lien intime avec lui. Toutes ses disgrâces, et il en connaîtra beaucoup, le meurtrissent, mais il rebondit, et se rend encore plus indispensable.

Artisan de sa légende, il frappe toujours juste. « Terroriste », il a le talent d’initier la chute de Robespierre, se voulant le sauveur de la révolution ; amoureux de l’ordre, il pave la route vers le Directoire, qui lui offre son premier portefeuille, mais il n’hésite pas à le poignarder lorsqu’il lui paraît trop décati. Il se tourne alors vers l’astre montant de la politique européenne : Bonaparte, qu’il servira avec acharnement, avant de l’abandonner lorsque la partie semble perdue.

Ses réseaux enserrent la France, mais il sait entretenir aussi des contacts privilégiés avec la coalition antinapoléonienne. Il finit par incarner sa patrie en proie à de si nombreux changements de régime. Il surgit comme un fil rouge, un point d’appui qui donne consistance à une histoire qu’il s’échine en même temps à déchiqueter.

Son apogée prend ainsi place à la fin des Cent-Jours ; dans un vide politique dans lequel il excelle, où, par son énergie, tout reprend forme, où il s’impose comme le recours ultime : il possède le pouvoir, quasiment seul.

Fouché, un ignoble opportuniste, homme de toutes les causes et de tous les retournements, confit dans son égoïsme et sa cruauté, comme le lui reprocheront nombre de ses ennemis ?

Pédagogue aimé de ses élèves  à l’Oratoire, il s’est peut-être toujours senti comme tel, maniant la verge et la récompense. Il s’est fait le maître d’école de la République, la laissant advenir par la grâce de son génial pragmatisme, le premier de ses « hussards noirs », en quelque sorte… C’est ainsi à une méditation sur l’exercice du pouvoir que nous convie la remarquable biographie de Waresquiel.

 

  1. Emmanuel de Waresquiel, Fouché. Les silences de la pieuvre, Fayard/Tallandier, 2014.

Olivier Meuwly

Docteur en droit et ès lettres, Olivier Meuwly est auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire suisse, l'histoire des partis politiques et l'histoire des idées. Auteur notamment d'une biographie du Conseiller fédéral Louis Ruchonnet (1824-1893) et de l'ouvrage: «La droite et la gauche: Hier, aujourd'hui, demain». Essai historique sur une nécessité structurante (2016). Son dernier livre: "Une histoire de la démocratie directe en Suisse" (2018).