Les sanctions économiques semblent être devenues l’arme fatale que l’on se doit de dégainer dès qu’un conflit éclate. A chaque fois, la même conviction hante les esprits : l’adversaire désigné sera incapable de résister longtemps à la destruction progressive de son économie que ne manquera pas de provoquer la rupture des relations commerciales avec le reste du monde.
Les puissances occidentales, tout particulièrement enclines à recourir à l’arsenal financier pour s’épargner la nécessité d’envoyer des troupes sur le terrain, démarche peu goûtée par leurs opinions publiques, y recourent évidemment avec insistance.
Le journal allemand Die Zeit publiait dans son édition du 23 octobre dernier un passionnant article éclairant les méthodes hautement sophistiquées qu’emploient les services amércains pour déstabiliser leurs ennemis. Ces « guerriers économiques » peuvent se targuer d’une série impressionnante de succès, de l’Iran à la Russie où, dans ce dernier pays, leurs opérations auraient causé la dramatique chute du rouble qui a été enregistrée. Il n’empêche, comme le montre l’hedomadaire de Hambourg, tout puissants qu’ils puissent être, ils ne détiennent pas tous les leviers et une conflit se joue sur plusieurs fronts.
Un bref regard rétrospectif ne peut qu’étayer ce verdict. Comme dans toute guerre menée à distance, à travers l’économie ou la technologie, la décision ne pourra être emportée qu’avec des hommes disputant à d’autres hommes des villes, des territoires, dont la valeur stratégique possède un potentiel déterminant quant à l’issue du conflit. L’arme économique s’est même rarement révélée décisive. Le choix de la sanction économique peut même se retourner contre ceux qui décident de l’employer…
Alors que l’on célèbre en grandes pompes et le bicentenaire du Congrès de Vienne, qui réorganisa l’Europe postnapoléonienne, et le centenaire du début de la Première Guerre mondiale, il convient de se rappeler que les guerres commémorées en la circonstance recelèrent chacune un important volet de « guerre économique », qui devait à chaque fois réduire les souffrances vécues sur les champs de bataille et abréger des combats toujours indécis.
Soucieux d’abattre une fois pour toutes la menace anglaise, tant il savait Albion à la manœuvre de toutes les coalitions qui s’opposaient à sa toute-puissance consacrée par la victoire d’Austerlitz, Napoléon entend, en 1806, saper le fructueux commerce britannique en instaurant un hermétique blocus continental, première épure de nos modernes sanctions économiques. Mais qu’advint-il en définitive ?
Napoléon, pour cimenter son contrôle sur les côtes susceptibles d’accueillir des navires anglais, va s’embourber en Espagne avant de devoir conclure une alliance fragile avec la Russie. En 1811, le tsar se retire abruptement du blocus, obligeant alors l’Empreur des Français à se lancer dans une désastreuse campagne de Russie, prélude à sa chute, malgré une résistance héroïque à Leipzig, puis à Waterloo. Wellington avait vaincu…
Scénario différent mais avec quelques similitudes troublantes un siècle plus tard. Dès le début de la guerre, les Anglais décident de filtrer le commerce à destination du continent afin d’affamer l’Allemagne. Si, techniquement, l’opération fut couronnée par une certain nombre de succès, elle n’empêcha pas les puissances centrales de tenir… jusqu’en novembre 1918 ! Et que de terribles batailles durent être endurées jusque-là… Durablement affaiblie sur le plan économique depuis 1916, l’Allemagne n’avait pas plié comme l’espéraient ses adversaires. Pire, sa grande offensive du printemps 1918 sur le front occidental avait failli réussir !
L’attaque directe sur les populations civiles qu’incarne toute guerre économique consolida au contraire les gouvernements visés, plus que jamais le seuls recours pour des masses poussées à la misère. Se mit en place une logique que l’on retrouvera plus tard dès lors que l’option économique est retenue. La pression exercée sur les civils par le biais des sanctions économiques, paradoxalement, renforce les pouvoirs autocratiques, ou présumés tels, au détriment de leur opposition. Ou du moins les préserve sur une durée suffisamment longue pour montrer que leur chute possible ne résultera pas d’une quelqulconque guerre économique.
Rien d’étonnant à cela. Orwell, dans 1984, l’a bien montré : les dictatures, ou les pouvoirs autocratiques, légitiment leur puissance notamment en maintenant leurs « sujets » dans un état de guerre permament. Or que font le sanctions économiques sinon, par l’appauvrissement réel qu’elles entraînent, prolonger une situation qui s’apparente à une période de conflit ? Ces observations n’ont pas pour but de juger de l’opportunité des sanctions économiques infligées à tel ou tel pays. Mais force est de constater qu’elles atteignent rarement leur cible, du moins dans le délai que ceux qui les ont décrétées avaient espéré.
Même en Afrique du Sud, elles feront la preuve de leur effet très relatif : ce sont les bouleversements géostratégiques survenu au lendemain de la chute du Mur de Berlin qui vont précipiter le rapprochement entre de Klerk et Mandela, deux personnalités hors du commun qui plus est. Il serait dès lors peut-être bon de soumettre le principe des sanctions économiques à une certaine critique et d’éviter de psalmodier leur évidence pour mieux apaiser notre bonne conscience : n’est-ce pas confortable de croire que l’on peut faire la guerre sans soldats ?