Passionnant l’article d’Alain Bringolf, paru dans Gauchebdo du 7 novembre 2014. Se lamentant à juste titre de la progression constante de l’abstentionnisme, l’ancien député popiste de La Chaux-de-Fonds s’interroge : comment enrayer cette mécanique désespérante qui pousse les électeurs à abandonner l’arène démocratique pour se recroqueviller dans un isolationnisme mortifère ?
Sans doute, le communiste ne peut-il s’empêcher de stigmatiser les errances de la société capitaliste moderne, ou de pleurer la solitude de l’individu condamné à un nomadisme que lui imposerait le culte de l’efficacité en vogue aujourd’hui et qui l’empêcherait de se soucier du bien-être de la collectivité.
Il n’est pas le lieu de discuter ici cette position de principe. Plus intéressantes sont les pistes de solution que le jeune retraité de la politique neuchâteloise repère pour contrecarrer la dérive abstentionniste qu’il regrette.
C’est vers l’organisation parlementaire telle qu’elle s’est installée dans les démocraties représentatives modernes que se tourne son regard. Le non-respect de la diversité sociale qu’elle implique l’interpelle au premier chef. Son postulat de départ ne souffre aucune objection : « La société se compose de diverses couches sociales. L’Etat devrait chercher à les fédérer le mieux possible pour permettre l’équilibre nécessaire à l’épanouisement de chacun ».
Sans doute, « pour favoriser une plus grande participation des citoyens au choix de société », l’auteur préférerait-il la suppression des partis politiques, dans la mesure où ils brisent, à ses yeux, le liens entre le peuple et le politique, au nom du « règne des plus forts ». Se résignant à admettre que la société n’est pas mûre pour une telle évolution, il tire cinq possibilités d’amélioration du système actuel.
Classique demeure sa proposition de faire élire les conseillers d’Etat par les parlements cantonaux (comme pour le Conseil fédéral) ou de limiter les mandats politiques à deux périodes, comme le demandent aussi certains milieux économiques. Plus exotique, mais que n’auraient pas reniée les Romains ou Montesquieu, son idée de restaurer la désignation des députés par tirage au sort. Plus complexe, mais plus politiquement correcte, apparaît enfin son souhait d’introduire des consultations populaires systématiques, par le biais de rencontres directes, destinées autant à expliquer les projets qu’à récolter des avis. Par quelle procédure concrète ? Mystère.
Mais la proposition d’Alain Bringolf à la fois la plus surprenante et la plus stimulante renvoie à l’instauration de quotas, non pas sexuels, mais « sociaux », dans les parlements. Il imagine une composition des parlements proche de la composition sociale de la société, chaque groupe social se trouvant représenté selon sa force effective au sein de l’organe délibérant. Plus d’ouvriers et d’employés prendraient ainsi place dans les conseils de la nation, au détriment des représentants de l’économie, de l’administration et de la finance qui y monopoliseraient les sièges aujourd’hui.
Le parlement « bringolfien » ressuscite en réalité, sous une forme à peine diférente, l’antique corporatisme. Inventé dans les cercles qui oeuvraient à la définition d’une nouvelle doctrine sociale de l’Eglise à la fin du 19ème siècle, le corporatisme, lointainement inspiré par les corporations de métier médiévales, ambitionne de dépasser le conflit alors croissant entre le Travail et le Capital, en tentant de les réconcilier dans une organisation politique débarrassée des clivages partisans et idéologiques qui s’emparent alors du champ politique en Europe.
Sans impact sur l’évolution des systèmes politiques avant la Première Guerre mondiale, confiné dans les discours des chrétiens-sociaux qui prennent leur envol sur le flanc gauche des conservateurs catholiques, le corporatisme rencontre une nouvelle audience dans l’entre-deux-guerres, alors que la crise économique bat son plein et que la Révolution russe place les partis centristes et de droite sous une forte pression quant à la pertinence du modèle économique qu’ils défendent.
Le parlementarisme classique, même assorti en Suisse des outils de démocratie directe, pouvait-il encore se justifier alors que le charme totalitaire répandait son venin à droite et à gauche ? La lenteur des ritules démocratiques, les bavardages oiseux d’élus obsédés par leurs prébendes pouvaient-ils offir un travail aux chômeurs ? Les scandales qui scandaient la vie parlementaire, notamment en France, depuis la fin du 19ème siècle n’avaient-ils pas scellé le sort de cette forme institutionnelle ?
Adossé à ces constats désabusés sur l’avenir sombre des démocraties occidentales, le corporatisme sort de ses bastions catholiques et, en Suisse, conquiert de nouveaux territoires auprès des conservateurs protestants, libéraux en Suisse romande, agrariens en Suisse alémanique. Même certains radicaux, pourtant gardiens du « dogme » libéral-étatiste en vigueur, ne se déclarent pas insensibles à la fraîcheur roborative que le corporatisme ferait souffler sur une vie politique, selon eux, ankylosée et obstruée par une liberté intenable et un étatisme hypertrophié. Dans le canton de Vaud, la Ligue vaudoise, née 1933, en sera l’un des plus ardents porte-parole.
Le coporatisme des années 30 ferait table rase des parlements contrôlés par des partis politique en conflit permanent et leur substituerait une Chambre composée des corps intermédiaires, organismes patronaux, syndicats ouvriers, communes, Eglises. Ainsi le corps social se reconstituerait dans sa diversité, au service d’une unité reconstruite, et qui ne serait plus déchirée par les égoïsmes individualistes véhicués par des formations politiques en décalage avec la réalité sociale, la vérité de la nation. Car le corporatisme s’inscrit dans une logique où la société s’incarne dans une nation qui mériterait, face aux périls du temps, une conduite, même en Suisse, nantie d’une autorité plus forte, à l’abri des discussions politiciennes stériles qui paralysent l’Etat.
La rénovation du corps politique helvétique que promeut le corporatisme n’adviendra pas. Pire, sa récupération par fascistes et nazis contribuera à le discréditer durablement. Il n’empêche qu’il n’est pas interdit de déceler son influence, au moins indirecte, derrière les efforts entrepris en vue de renouer un dialogue constructuif entre partis bourgeois et socialisme démocratique, qui déboucheront notamment sur la Paix du travail, signée en 1937, et sur l’entrée, en 1942, d’un socialiste au Conseil fédéral.
Faut-il inférer de ce qui précède que le popiste neuchâtelois, sorti du cocon parlementaire de son canton, rêverait de réformes longtemps marquées à droite ? Loin de nous l’intention de lui intenter pareil procès d’intention. Car l’idée corporatiste n’appartient pas qu’à une droite plus ou moins conservatrice. Hostile aux instruments politiques étiquetés de « bourgeois », Proudhon, le « père de l’anarchisme », ne pouvait se rallier à une forme de parlementarisme que dans une forme corporatiste. Ses lettres à un conseiller d’Etat radical de ses amis sont sans équivoque sur ce point.
Or souvenons-nous que l’anarchisme proudhonien, ennemi juré de l’Etat « bourgeois » et de toute autorité, malgré les quolibets de Marx, va aussi essaimer dans les montagnes neuchâteloises avec James Guillaume par exemple, même si, dans cette région, ce sont surtout les figures tutélaires de Bakounne et Kroportkine qui nourriront la geste anarchiste locale. Le socialisme neuchâtelois, dans sa forme socialiste ou communiste, restera néanmoins jusqu’à aujourd’hui marqué par ses liens historiques avec le socialisme libertaire dont Proudhon aura été l’un des artisans inspirés.