Qu’est-ce qu’un “projet suisse”?

Interrogé par L’Hebdo dans son édition du 25 septembre dernier, l’économiste et spécialiste des questions linguistiques François Grin soulignait que l’abandon du français dans les écoles primaires alémaniques ferait courir « de sérieux risques de délitement au projet politique que constitue la Suisse ».

Le débat est important et même si, pour ma part, je ne suis pas intiment convaincu de la nécessité de l’apprentissage de la seconde langue nationale dès le primaire, il ne fait aucun doute que les Helvètes doivent rester attentifs à favoriser une maîtrise affinée des autres langues, gage non seulement du maintien de la cohésion nationale mais, et peut-être surtout, d’une ouverture culturelle et intellectuelle indispensable dans un univers où la spécialisation à outrance tend à borner les horizons.

Les décisions prises dans certains cantons d’outre-Sarine ont d’ailleurs déjà stimulé de nouvelles réflexions sur les échanges linguistiques et les méthodes d’enseignement : le pragmatisme helvétique serait-il sur le point d’imposer une fois de plus sa marque sur un thème politique à forte densité émotionnelle ? Notre capacité à affronter de manière non passionnée des sujets délicats, et Dieu sait si l’histoire suisse récente ou ancienne n’en manque pas, peut-il débusquer des pistes de solution y compris pour la question des langues ? Je le crois.

C’est cette dimension pragmatique de la mentalité politique suisse qui me semble faire défaut dans l’analyse de François Grin. Autant j’approuve ses considérations sur la place relative à la place de la langue anglaise dans notre pays, autant son allusion au péril qui menacerait un éventuel projet politique suisse me surprend.

A quel « projet » pense-t-il ? Jamais il n’y eut en Suisse un « projet » visant à faire cohabiter diverses cultures sous le même toit national. Ce sont les circonstances, les aléas de l’histoire et l’intelligence de certaines personnalités à des moments cruciaux qui ont construit la Suisse que nous connaissons. De conjonctures variables et parfois pénibles, les différents peuples constitutifs de la future Suisse ont tiré des règles de comportement, de fonctionnement, et fondé sur une quête du consensus que nourrit le fédéralisme et que les mécanismes de la démocratie directe renforceront par la suite.

Se référer à un « projet suisse », qu’il se matéralise dans nos équilibres linguistiques ou dans la fameuse « Willensnation » dont les contours sont assez flous, pose un problème de fond. Ce lien avec un « projet » pourrait laisser entendre qu’une volonté supérieure, surplombant le déroulement historique de la Suisse, piloterait, mue par une sorte de finalité presque téléologique, les destinées de notre pays pour le mener vers une sorte de modèle archétypal de la coexistence pacifique. Ce serait une manière inédite de proroger notre « Sonderfall »…

En politique ou en économie, la Suisse a toujours refusé de se subordonner à des plans venus d’une autorité appelée à deviner le bien des populations concernées. La Suisse s’est édifiée dans un esprit libéral, qui accorde le primat de l’action à l’individu, aux collectivités publiques qui lui sont proches et aux associations nées de son initiative. Le fédéralisme et la démocratie semi-directe reflètent cette hiérarchie des pouvoirs.

Aucun projet issu des cerveaux de sages philosophes lecteurs de l’ « autoritaire » Platon n’a présidé à l’organisation foncièrement empirique de la Suisse. Domine en revanche l’effort constant des citoyennes et des citoyens désireux de confronter la solidité des consensus innombrables qui jalonnent notre vie politique à une réalité qui bouge sans cesse, qui n’est jamais condamnée à l’immobilité.

Glisser la concorde linguistique dans un « projet suisse » n’est pas innocent. En faisant appel à une sorte d’objectif qui se dresserait comme un « lien commun » entre les Helvètes, on accrédite l’idée qu’à un pouvoir revient la tâche de mettre en oeuvre ce « projet », voire de le fortifier au besoin, sinon de la sauver en cas de nécessité.

Et que serait ce pouvoir sinon l’Etat fédéral ? Accepter cette idée reviendrait à cautionner, dans la foulée, l’hypothèse qu’une loi pourrait régler la question linguistique. Je pense que cette dérive enterrerait non seulement l’idée de « projet suisse », s’il existait, mais la Suisse elle-même, en minant dans ses fondements la liberté des individus et des collectivités qui ont fait sa force. La force d’un pays toujours appelé à se remettre en question au grés des conflits politiques inhérents à notre démocratie, et à les dépasser en puisant dans la logique de ses institutions.

Il n’empêche que, je l’ai dit, la question linguistique doit nous interpeller. Je l’ai dit aussi, notre « nation » suisse repose sur une foule de consensus, en permanence renégociés. L’histoire politique suisse se résume à une quêtte infine de recherche de solution à des antagonismes souvent graves. Ils peuvent être linguistiques, entre villes et campagnes, entre droite et gauche, moins religieux de nos jours quand bien même les mentalités locales restent souvent modelées par  leurs rapports à la divinité.

La question de l’enseignement des langues doit être replacé dans ce contexte plus large, la recherche de réponses aux question du moment dans un dialogue entre les parties, entre les intérêts des uns et des autres, avec la volonté d’expérimenter de nouvelles solutions, comme seuls le permettent le fédéralisme et la démocratie diirecte.

 

Olivier Meuwly

Docteur en droit et ès lettres, Olivier Meuwly est auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire suisse, l'histoire des partis politiques et l'histoire des idées. Auteur notamment d'une biographie du Conseiller fédéral Louis Ruchonnet (1824-1893) et de l'ouvrage: «La droite et la gauche: Hier, aujourd'hui, demain». Essai historique sur une nécessité structurante (2016). Son dernier livre: "Une histoire de la démocratie directe en Suisse" (2018).