Les Ecossais ont tranché : ils resteront au sein du Royaume-Uni. La question des séparatismes en Europe est-elle pour autant définitivement réglée ? Loin s’en faut. On sait la question catalane vive et on ne n’ose imaginer ce que la question belge nous réserve.
Mais, au-delà de ces décisions à venir, le vote du 18 septembre marque une césure : pour la première fois un peuple vivant au sein d’un pays membre de l’Union européenne s’est posé la question de sa propre souveraineté par des voies démocratiques, et en dehors de circonstances particulières, comme la chute de l’empire soviétique qui permit aux Tchèques et aux Slovaques de divorcer pacifiquement.
Lors de la campagne qui a précédé le vote écossais, des voix se sont élevées pour proclamer, en cas d’approbation du projet d’Alec Salmond, l’émergence, si souvent annoncée et toujours ancrée au stade d’utopie, de cette Europe des régions sise dans les fondements de l’idée européenne. Le vote écossais a-t-il enterré cet espoir, ou lui aurait-il au contraire insuffler une nouvelle énergie, éventuellement sous une autre forme à définir ?
Si l’histoire enseigne la prudence face à tout jugement d’apparence définitive, il convient néanmoins de s’interroger sur la pertinence de cette Europe des régions. La décision écossaise aura peut-être comme effet bénéfique d’inciter l’Union européenne à ranger l’Europe des régions dans l’armoire des rêves abstraits dont s’est trop souvent nourrie la construction européenne.
L’Union européenne s’est édifiée avec l’objectif de dépasser les nations, mal vues depuis la Seconde Guerre mondiale. Dans la foulée, les Etats nationaux ont été jugés inaptes à résoudre les problèmes qui se posaient au continent, notamment face à une mondialisation qui accordait plus de poids aux grands ensembles.
Deux problèmes surgissent cependant. Persuadée d’être investie d’une mission qu’elle croyait historique, l’Union européenne n’a pas su saisir le renouveau des nationalismes apèrs la chute du mur de Berlin. Tout à son enthousiasme post-moderne, elle a laissé la machinerie bruxelloise prendre de l’ampleur, sans percevoir le malaise qui croissait au cœur des Etats nationaux, priés de rompre avec un esprit national taxé de réactionnaire. Comme les mouvements populistes, le problème écossais naît aussi dans le refus de l’Etat national.
Le second problèmes n’est pas moindre. Inventée, par Denis de Rougemont notamment, comme le moyen de dépasser non seulement les nations accusées abruptement d’avoir provoqué la guerre, mais aussi des Etats technocratiques de plus en plus imposants au fur et à mesure que s’étoffait leur dimension providentielle, l’Europe des régions a allumé le rêve d’une Europe à la fois débarrassée du virus nationaliste et des ses bureaucraties détestées de tous…
Peu d’observateurs n’ont hélas osé dénoncer les vices conceptuels résidant dans une Europe des régions qui aurait sublimé l’idéal holistique du Tout européen tout en préservant miraculeusement les identités régionales dans leurs caractéristiques historiques.
On avait toutefois oublié la logique intrinsèque qui a présidé à la construction des Etats nationaux depuis leurs origines, et surtout depuis la fin du XVIIIe siècle. Ils se sont en effet constituées autour de la combinaison de deux aspirations : d’une part une quête libertaire qui guidera les individus à expulser les déterminismes enchâssés dans l’univers fossilisé d’un Ancien Régime qui les subordonnait à un cadre presrit par la Tradition, mais aussi, d’autre part, une volonté d’affranchir les groupes humains des humeurs oligarchiques et monarchiques.
S’est ainsi imposée ainsi, comme complément à la liberté individuelle, la nécessité dune liberté collective fondée sur le plus petit dénominateur commun aux membres d’une communauté assez grande pour se gérer elle-même : le sentiment d’appartenance à un groupe national.
Mais quel cadre organisationnel donner à ces nations libérées de la tutelle des familles régnantes ? S’est alors critallisée l’idée de l’Etat, déjà en germe dans les théories absolutistes de Jean Bodin au XVIe siècle, mais lestée d’une nouvelle ambition : structurer des nations fondées sur la liberté individuelle. Les réformes démocratiques puis sociales donneront corps à ce projet.
C’est pour avoir nié les ressorts à la base de la construction des Etats nationaux que l’Occident a échoué dans son grand œuvre décolonisateur… et que l’Union européenne s’est vue rattrapée par des problèmes qu’elle ne pouvait plus voir venir ! En s’arrimant à l’espoir d’une Europe des régions, elle allait saboter et les nations, et les Etats… sans bâtir une semble plus performant !
Car une région ne peut prendre conscience d’elle-même, pour emprunter un vocabulaire marxiste, que si elle se dote de structures administratives cohérentes et contrôlables. A quoi pourrait ressembler une Europe composée d’une myriade de régions ? A un empire médiéval conduit par une bureaucratie hypercentralisée, seule apte à coordonner cette masse de « vassalités » ? Ou à un ensemble disparate et désarticulé totalement dénué de volonté propre et ouvert aux concupiscences externes ?
Les Ecossais ont sans doute voulu rappeler la prééminence de l’Etrat-nation comme unique unité de base capable de concilier l’efficacité et la proximité nécessaire à la « gestion » d’une collectivité humaine à laquelle les gens puissent plus ou moins s’identifier… Une Ecosse indépendante aurait en outre signifier à terme la fin de la monarchie britannique, clé de voûte de l’Etat national auquel elle appartient.
En écho au vote écossais aura lieu le 24 septembre une autre votation, plus près de chez nous, dans les deux demi-cantons de Bâle-Ville et Bâle-Campagne, appelés à se prononcer sur une éventuelle fusion des deux entités. Comme le prédit Aline Wanner dans l’édition suisse du journal allemand Die Zeit (du 18 septembre 2014), un non clair et net sortira des urnes. Pourtant Bâle-Campagne, fortement endetté, aurait intérêt à se marier avec l’opulente capitale de l’industrie pharmaceutique.
Mais voilà, les « campagnards » se sont souvenus pourquoi ils se sont rebellés en 1833… Ils ne supportent pas la morgue de l’artocratique cité rhénane ! On pourrait inférer de cette humeur anti-ville une résurgence du fossé ville-campagne qui caractérise tant de scrutins helvétiques… voire une réplique des mouvements séparatistes européns.
Ce n’est pas sûr. On peut aussi discerner dans l’attitude des anciens révoltés du XIXe siècle le rappel d’une évidence : une région ne sent vivre que si elle peut se gouverner elle-même, c’est-à-dire si elle dispose de son propre Etat.
C’est peut-être aussi le sens du vote écossais. Le non l’a emporté car, à un Etat écossais chétif et précurseur du démembrement programmée d’autres Etats, on a préféré une province nantie de privlèges à l’intérieur de l’Etat anglais : une Ecosse abstraite dans une Europe des régions rêvée s’est avérée trop rebutante… L’Etat national peut seul réunir la rationalité de l’Etat et la dimension sentimentale de la patrie !