La transparence est omniprésente. Tout ce qui échappe à ses rets se voit voué à l’ostracisme ; ce qui se soustrait au regard de tous est banni pour cause d’associalité ; ceux qui osent mettre en doute son immanence ont forcément quelque chose d’inavouable à camoufler…
Pourtant, chaque jour, la reine Transparence égrène les périls qu’elle inflige à la société. Grâce à une technologie omnipotente, le secret devient une hérésie et la discrétion légitime, une injure au savoir universel. Par l’interconnexion qui caractérise nos vies pour le meilleur, s’insinue aussi dans les fonctionnements les plus intimes de la vie, et pour le pire cette fois, une sorte d’obligation à divulguer sa réalité comme si elle constituait une pièce indispensable à la compréhension de l’existence.
Livré au regard de tous, y compris du pouvoir, l’individu « transparent » s’enivre ainsi du sentiment de s’affirmer dans sa singularité, de s’épanouir dans un commerce parmanent tant avec autrui qu’avec la communauté considérée comme un tout « humanisé ». Ne pas obéir aux mille possibilités de communication qu’offre la technologie apparaît comme un crime social… ou une preuve d’arriération qui confine à l’arrogance.
La transparence, subitement si menaçante par ses exigences sans cesse renouvelées, n’est cependant pas un mal en soi. Au contraire. Comment imaginer une vie juridique, économique ou même intellectuelle sans transparence ? Elle engendre la confiance entre les partenaires et permet tout simplement l’échange. Comment conclure un contrat avec une personne qui se complairait dans des cachotteries infinies ? Comment converser avec un interlocuteur qui refuse de dire ce qu’il pense ? Comment nouer une relation juridique sans une mise en commun minimale de ce que chaque partie sait ? Ce n’est pas impensable.
Il n’empêche que l’invasion de la transparence pose d’insondables problèmes qu’aucun parti politique n’ose embrasser, et que tout un chacun fuit dans la compréhensible volonté de privilégier les avantages que nous apporte l’inventivité technologique de l’humain. L’abolition des distances abandonne pourtant l’individu au détenteur du pouvoir, alors que l’intrusion de la connexion virtuelle dans notre quotidien brise l’aspiration à la vie privée. Ces dangers sont souvent rappelés. Comment dès lors résoudre l’équation subtile entre la nécessité de la transparence, son inévitabilité technologique et les limites qu’il siérait de lui imposer ?
Lors d’un colloque organsisé par la société d’étudiants Helvetia à la fin du mois d’août dernier, deux types de réponse ont été fournis à cette lancinante question, qui atteint particulièrement le libéralisme, empêtré dans une profonde contradiction. Car comment penser la liberté sans une fluidité des échanges ? Mais, symétriquement, comment vivre la liberté sans un strict respect de la sphère privée ?
Philippe Nemo a posé comme principe que le libéralisme ne doit pas hésiter, malgré ses réticences face à l’action de l’Etat, à poser des limites claires, par la loi, au risque de baliser le chemin vers une dicature « orwellienne » (1).
Moins pessimiste, Beat Kappeler aperçoit la seule réponse dans l’éducation (2) . Il rappelle certes que la transparence, l’une des revendications centrales d’une génération 68 désireuse d’abattre le culte du secret qui prévalait à l’époque, a échappé à ses géniteurs. Mais personne ne peut, ni ne veut, stopper l’élan technologique : il faut donc apprendre à manier avec intelligence les outils informatiques de plus en plus puissants que nous avons à notre disposition.
Ces deux réponses se combinent et constituent une réplique judicieuse au raz-de-marée technologique qui nous submerge parfois. Nous souhaiterions toutefois ajouter un élément souvent évacué du débat sur la transparence. Cette soif de transparence ne se serait-elle pas hissée au rang d’idéologie de substitution, toute empreinte de rousseauisme, au service d’une civilisation qui se flatte d’être « désidéologisée » ? Sans traiter de la transparence, Shmuel Trigano, dans un récent essai, a montré que la société, loi de se « désidéologiser », était au contraire en train d’enfanter une nouvelle idéologie : le post-modernisme (3). Nous sommes en réalité en plein dans le sujet.
Trigano constate ainsi que le post-modernisme, qui s’infiltre dans tous les interstices du corps social, a plaqué ses propres grilles de lecture sur la compréhension du monde, désormais condamnée à la « dé-construction » permanente. Ce biais philosophique permet une remise en question systématique et globale de tout ce qui pourrait passer comme établi. La citoyenneté est suppléée par l’individu, l’international par l’humanité, la nation par l’universel sans frontières et dématérialisé, l’histoire par un récit déshistoricisé au-delà de mythes jugés périmés, les genres enfin par l’androgyne totalité naturelle.
Cet univers « dé-construit » se mue en un immense espace « anarchiste » organisé autour d’un circuit technologique vidé de toute entrave frontalière. En somme autour d’un immense réseau d’où tout pouvoir serait exclu, dans une égalité parfaite. Saint-Simon et combien d’autres poètes anarchistes, comme le médecin français Ernest Coeurderoy d’ailleurs proche des Helvétiens durant son exil lausannois au début des années 1850, n’ont-il pas chanté les vertus de ce monde dont la charpente serait édifiée autour d’une technologie (le chemin de fer à l’époque) qui éradiquerait les distances (4) ? Le « Un » romantique serait enfin rebâti. Le parti pirate, avec sa « lquid democracy », se rapproche de cette philosophie politique.
N’est-ce pas vers ce résultat que mène la transparence dogmatisée ? La transparence n’éveille-t-tele pas l’illusion de cette égalité parfaite, après l’extinction de toute différence, de toute aspérité ? L’égalitarisme, voilà la finalité d’un monde entièrement transparent. Plus besoin d’un totalitarisme fasciste ou communiste pour y accéder : l’individu se surveillera lui-même, emprisonné dans une sorte de « Ich-Diktatur » souvent dénoncée par les sociologues alémaniques et allemands (5). Or on sait que l’égalitarisme, comme l’a montré Tocqueville, est l’ennemi irréuctible de la liberté tout en surgissant comme la moteur d’un individualisme atone : comment être soi si l’on n’ose plus se différencier ? Mais arguer de sa différence si l’on est transparent, abandonné sans défense au jugement extérieur, est-il concevable sans risquer de s’extraire du « Tout » ? Ne subsite que le pur intérêt individuel…
Il convient dès lors, et assurément, d’endiguer le flot de la transparence inquisitoriale au nom du respect de la liberté. Mais, pour que ces bornes soient efficaces, il serait erroné de faire l’impasse sur un débat à haute teneur idéologique, toujours sous-jacent. Il y a un intérêt économique et intellectuel à la transparence, mais on ne peut oblitéer la question du pouvoir. A qui profite la transparence ? Au capitalisme, peut-être… ou aux apôtres de l’égalité pure ? Tout le monde n’a pas intérêt à la même transparence… Le libéralisme, lorsqu’il réfléchit aux limites à poser à la transparence, ne peut oublier cette dimension, peut-être encore plus dangereuse.
(1) Son dernier ouvrage : Esthétique de la liberté, Paris, PUF, 2014.
(2) Son dernier ouvrage : Leidenschaftlich nüchtern, Zurich, NZZ Verlag, 2014.
(3) La nouvelle idéologie dominante. Le post-modernisme, Paris, Herrmann, 2012.
(4) Olivier Meuwly, « Le romantieme libertaire d’Ernest Coeurderoy », in Alain Brossat (dir.), Ernest Coeurderoy (1825-1862). Révolution, désespoir et prophétisme, L’Harmattan et Forum ITS Lorraine, Paris, 2004, pp. 11-22.
(5) Jean-Luc Cachelin, « Gefangen in der Ich-Diktatur », in Privatsphäre,Swissfuture, Magazin für Zukunftmonitiring 02/14, pp. 10-12.