Noël géorgien

A l’heure des consoles électroniques, des cours de yoga en ligne et des sextoys connectés, que diriez-vous d’offrir cette année un cadeau délicieusement rétro ? Un livre, par exemple. A vous qui, à trois jours de Noël, seriez encore en mal d’inspiration pour des parents ou ami(e)s amoureux de bons vins, d’aventures lointaines et d’Histoire, je propose d’acheter d’urgence Skin contact, voyage au pays du vin nu (Nouriturfu, 22 euros).

Rassurez-vous, il ne s’agit pas du énième bouquin sur les accords mets/vins ou de l’art de créer sa cave en dix leçons, mais d’un voyage original et inédit sur la piste des origines du vin, né en Géorgie il y a… 8 000 ans. Alice Feiring, la journaliste à l’origine de cette enquête aventureuse, est d’emblée qualifiée d’« emmerdeuse », par Thierry Puzelat, l’auteur de la préface. Et pour cause : en guerre contre « les vins californiens surboisés, surmanipulés, surextraits », cette Américaine au caractère bien trempé s’est, dès les années 2000, mise à enquêter sur les dérives du vinobusiness. Dans le documentaire Mondovino (2004), mais aussi à travers ses articles du New York Times ou du Wall Street Journal, elle dénonçait le (mauvais) rôle joué par son compatriote, le très influent dégustateur Robert Parker.

 

Le plus vieux pépin de raisin du monde

Mais dénoncer les vins bodybuildés à coups de chimie ou de technologie est une chose, et proposer des alternatives en est une autre. Aussi Alice Feiring a-t-elle décidé, en parallèle, de remonter aux sources du vin tel qu’on le fabriquait aux origines. Loin des ayatollahs branchés du vin nature – qui vendent souvent à prix d’or des produits pour certains merveilleux mais pour d’autres très mal élevés – Fering s’est donc rendue dans le pays où l’on a retrouvé le plus vieux pépin de raisin et la plus vieille amphore de vin du monde : la Géorgie.

Coincé entre la Russie et la Turquie, bordé par la mer Caspienne, cet état de la région du Caucase, avec ses 525 cépages indigènes et ses quelque 8 000 millésimes, est sans doute l’endroit dans le monde où l’on produit du vin de manière ininterrompue depuis le plus longtemps. Les Ottomans et les Perses ont eu beau arracher les vignes lors de leurs invasions (au prétexte que les habitants de ce pays y puisaient leur force et leur résistance), les Russes ont eu beau prendre leur relais sous l’ère communiste, rien n’y a fait. Les Géorgiens sont toujours accros à leur gvino (vin) comme s’il s’agissait de leur propre sang.

 

Des jarres assez grandes pour contenir un homme debout

Un vigneron géorgien devant sa qvevri. Photo prise en 1891 lors d’une mission scientifique.

Cet attachement explique sans doute pourquoi, chez les viticulteurs les plus attachés à la tradition, la manière de produire du vin a fort peu changé depuis les origines. Aujourd’hui encore, les raisins y sont écrasés dans des pressoirs très simples, et leur jus s’écoule dans d’énormes jarres en terre cuite enterrées (les qvevri), assez grandes pour contenir un homme debout. Lorsque la fermentation est accomplie, on verse le vin dans des cuves (autrefois des outres en peau de bufle). Et voilà.

Si le procédé parait simple, l’absence de chimie et de technologie oblige à avoir une hygiène irréprochable et impose une surveillance permanente afin que la cuvée ne tourne pas. Mais dans ce berceau de la viticulture où les visiteurs, lorsqu’ils entrent dans une maison, prennent des nouvelles du vin avant de s’enquérir de la santé de leurs hôtes, on ne recule devant aucun effort pour donner le meilleur de soi à la boisson nationale.

 

Une explosion d’eaux florales et de miel

Vignobles du monastère Alaverdi (XIe siècle, Kakheti, Géorgie). ASSOCIATION VIN GEORGIEN, TBILISSI

Les vins obtenus sont en majorité des blancs, mais comme la technique ancestrale géorgienne consiste à laisser macérer les raisins avec leurs peaux, il s’agit plutôt de « vins orange », à la texture dense. « Beaucoup de vins géorgiens sont tanniques, offrant une sensation comparable celle du tannin d’une tasse de thé vert, explique Feiring. Souvent, le palais éprouve une explosion sensorielle d’eaux florales et de miel, mais dépourvue de sensation sucrée ; on peut y trouver aussi des notes exotiques épicées de myrrhe et d’encens, évoquant l’intérieur d’une église. » Idéal, donc, pour accompagner la galette des rois au moment de l’Epiphanie. Les rouges, eux, sont d’une très grande diversité et peuvent couvrir toute la roue des arômes et la gamme des sensations.

Cette viticulture ancestrale, avec ses fameux qvevri, n’ayant fait jusqu’ici aucune concession aux modes, elle est devenue depuis une dizaine d’années le graal de tous les producteurs de vins biologique en quête d’authenticité et de simplicité. Au point que même les Texans se sont mis à fabriquer et vendre des qvevri made in America, et que quelques milliardaires illuminés rêvent d’aller cultiver les vins de Géorgie sur Mars. Les Géorgiens résisteront-ils à ce succès et à la folie du marketing, de l’argent trop facile ? Que se passera-t-il quand cette mode sera passée, tant les goûts fluctuent et évoluent ? Ce sont quelques unes des (bonnes) questions que pose l’auteur de Skin contact à la fin de son livre.

Alice Feiring, l’auteur de Skin contact, publié en France par Nouriturfu.

En attendant, laissez-vous emporter par cette enquête hors normes, où l’on croise Ramaz l’inoubliable paysan d’Iméréthie et ses nectars aux noms imprononçables, Givi le dernier vigneron de Staline, mais aussi une éleveuse de vers à soie, des chasseuses de vin naturel japonaises et tant d’autres personnages étonnants ou attachants. Une fois repu d’histoires, de paysages, de légendes et d’exotisme, il ne vous restera plus qu’à vous rendre sur le site de la boutique Colchide, dont le nom rappelle que la Géorgie est aussi le pays de la Toison d’Or, pour acheter quelques beaux flacons (environ 25 euros) et vous en régaler au coin du feu en rêvant à d’autres vies et d’autres mondes.

Joyeux Noël à toutes et tous !

 

Olivier Le Naire

Olivier Le Naire, journaliste et écrivain, ancien rédacteur en chef adjoint du magazine français L’Express, est passionné par l’univers du vin et des spiritueux. Auteur de nombreux livres, dont "Découvrir lez vins bio et nature" publié chez Actes Sud, il est diplômé du fameux Wine & Spirit Education Trust (WSET). Juré de concours vinicoles, il anime aussi les formations de L’Atelier des Dégustateurs.