A l'heure de cette nouvelle année, je vais me permettre un petit blog touffu. L'idée n'est pas de peser lourd sur une politique ou un autre (principalement en matière criminelle) mais, pourquoi pas, de jeter les bases d'un petit chantier fort utile concernant la lutte antimafia en Suisse qui, d'après les récents articles de presse relayant les actions du MPC, semble reprendre du poil de la bête (on verra si le TPF suivra…mais ca c'est une autre histoire).
Je voudrait parler ici de la stratégie de confiscation des biens appartenant à des clans ou personnes mafieuses et de leur réutilisation à but social ou commun. Le concept est le suivant: une fois les membres d'un clan condamné, les biens saisis, que ce soit en liquide, en titres, en parts, en biens immobiliers ou mobiliers, en bijoux etc., au lieu d'être revendus par l'Etat ou appropriés directement par ce dernier, sont alloués à une agence qui s'occupe de leur redistribution pour le bien de la collectivité publique. Le message est fort et la stratégie implacable. En effet, tel un parasite sanguinaire, les clans mafieux s'approprient indument des avoirs par des actions licites ou illicites (le second servant de base au premier) en ponctionnant les collectivités dans lesquelles ils vivent comme les poux sucent le sang de leur hôte. Mais une fois le poux mis hors d'état de nuire, que faire avec tout ce sang, richesses volées à la communauté qui l'a si longtemps abrité et nourri, parfois protégé par peur de terribles représailles ? Et bien ces richesses sont rendues à cette communauté. Il s'agit d'une extension intelligente de la saisie des avoirs mafieux, de la stratégie de "taper où ça fait mal", c'est à dire l'argent, les avoirs, le pouvoir, leur pouvoir.
Cette stratégie est intelligente à plusieurs titres: d'abord économiquement, puisqu'un clan mafieu privé de ses avoirs perds largement de son pouvoir et de ses bases de contrôle (généralement des biens immobiliers). Il est idiot de mettre des mafieux en prison en laissant leurs richesses mal acquises à disposition de leurs remplaçants familiaux. Ce ne serait qu'un acte judiciaire manqué, un travail fait à moitié, et d'ailleurs bien inutile (sauf à dépenser de l'argent publique pour faire fonctionner des tribunaux) ou à risquer inutilement la vie de policiers sur le terrain.
Cette stratégie est également intelligente, puisqu'il faut bien le reconnaitre, les investissements mafieux se sont largement diversifiés depuis plusieurs années. On est loin de l'époque où l'on saisissait des avoirs sur un compte bancaire (généralement plusieurs) et on s'illusionnait que le tour était joué. En jouant le rôle de coffre fort des mafias du monde entier, la Suisse à longtemps, et encore à plus d'un titre aujourd'hui, cru pouvoir se cantonner à saisir des valeurs mobilières sur des comptes bancaires. Pendant longtemps, la Suisse s'est même faite laminer par ses partenaires étrangers lorsqu'il s'agissait de se répartir le "butin" mafieu. Heureusement, une loi fédérale est venue cadrer cet épineux problème il y a moins de 3 ans. Mais les avoirs mafieux sont aujourd'hui tellement diversifiés qu'il convient de concevoir le concept de saisie et surtout de "réutilisation" une, voire deux étapes plus avant. En effet, outre les innombrables comptes bancaires, on trouve également des instruments financiers à terme, des investissements immobiliers (privés, terrains, commerces, bâtiments etc.), les titres divers (dont des obligations d'Etat) mais surtout des participations partielles ou totales dans des entreprises, petites, moyennes, grandes voire multinationales. Il faut donc pouvoir s'occuper de ces différents "trésors de guerre" qui nécessitent tous des soins particuliers, des démarches et des connaissances spécifiques et pointues.
Enfin, cette stratégie est également intelligente sur le plan symbolique: rendre à la communauté ce qui lui a été injustement soustrait par la violence ramène non seulement au rôle de l'Etat redistributeur mais également à ses prérogatives régaliennes de maîtrise de la sécurité, de la force publique et de la gestion d'un territoire. Sur le plan symbolique donc, le retour à la communauté permets non seulement de créer une dynamique positive au sein même de cette communauté, comme incitation à sortir d'une logique trop longtemps dictée par la peur et la misère, et de créer une dynamique négative chez les clans qui voient ainsi leurs "trésors de guerre" patiemment constitués au prix du sang, du leur aussi, leur échapper pour terminer dans des mains qui servent la communauté dont ils ont si longtemps tiré leur pouvoir par la peur et l'oppression.
En Italie, l'Agence Nationale pour l'Administration des Biens Confisqués à la Criminalité Organisée a été instaurée par le Décret-Loi no 4 du 4 février 2010 et converti en Loi no 50 du 31 Mars 2010. Cette agence règle l'utilisation, l'allocation et la réutilisation de tous les biens confisqués aux clans mafieux en Italie. Cette Agence est placée sous la Direction du Ministère de l'Intérieur Italien. A ce jour, 12'670 biens ont étés saisis pour une valeur de plusieurs dizaine de milliards d'euros. Certains ont étés réalloués, d'autres ont étés vendus (principalement des voitures et d'autres biens dont la vente est facilitée par la nature du bien) et d'autres encore attendent encore un repreneur. De cette Loi italienne, LIBERA, l'association italienne anti-mafia dirigée par Don Luigi Ciotti et FLARE, le réseau européen anti-mafia de la société civile, ont entrepris les démarches auprès de l'Union Européenne pour en faire une Directive européenne qui s'appliquerait du coup à tous les Etats Membres, ce qui devrait être chose fait l'année prochaine ou au pire en 2014. Cela dépendra de la crise…la belle affaire.
Si sur le papier, la situation semble maîtrisée, la réalité du terrain tend à se dégrader. Le côté positif est que les produits des coopératives, principalement agricoles, qui ont vu le jour grâce au travail acharné de quelques passionnées et passionés, dont certains y ont laissé leur vie, sont distribués à grand échelle en Italie et commencent à apparaître dans les différentes boutiques spécialiées européennes grâce à un travail remarquable de tous ces réseaux d'associations. Il s'agit principalement de produits finis alimentaires, comme des pâtes, du riz, des tomates, du vin etc. commercialisés sous le label Libera Terra. Des associations à but non-lucratif, comme les aides aux handicapés, aux travailleurs immigrés, aux "esclaves modernes", à la lutte contre la toxicomanie, à l'aide aux prostituées, à la prise en charge d'enfants dans des quartiers défavorisés de Rome, Naples, Palerme, Milan, Turin, des clubs de sport et des lieux culturels voient le jour et font de leur mieux pour transformer des vies broyées par la violence et la misère. Des bâtiments reviennent aux communes et aux régions, collectivités locales qui retrouvent des moyens, certes parfois modeste, pour servir et améliorer la situation de leurs concitoyens. Tout cela ne peux exister sans une implication forte de membres de la société civile qui, malgré le danger et faisant confiance au droit, mettent leur énergie, leurs compétences et leur vie parfois au service du bien public et de la Justice.
Sur le terrain, la situation est loin d'être rose. Dans des coopératives agricoles en Sicile, les plants de vigne, de tomate ou de blé sont régulièrement saccagés par des séides à la solde des clans, anciens propriétaires. Des outils et des machines sont volés ou détruits. Dans le Piémont, juste en dessous du val d'Aoste, pas si loin de chez nous, une vaste propriété appartenant à un clan, jugé comme tel, saisie par la Justice, à mis plus de 12 ans avant de pouvoir être investie par les pouvoirs publics et les associations. Avant leur départ forcé, le clan avait tout saccagé: électricité, plomberie, toiture, portes et fenêtres, et il a fallu tout reconstruire. Des immeubles saisis ne trouvent simplement pas preneur, par peur des représailles. Dans les Pouilles, la Présidente d'une coopérative agricole produisant du vin s'est faite assassiner. A tous ces risques, violences et problèmes quotidien, il faut ajouter les vexations politiques et administratives. Cela va de déclarations politiques malveillantes attaquant non pas le principe (trop dangereux politiquement), mais les compétences, le courage, la mécanique, les résultats, aux actes administratifs inutilement compliqués et décourageants, donnant par là une vague idée de comment il est difficile d'entreprendre dans un pays comme l'Italie et pourquoi le Sud du pays reste largement sous doté d'entrepreneurs et d'entreprises par rapport au nord du pays.
Mais le plus gros problème vient aujourd'hui des entreprises saisies. En effet, sur les 12'670 biens saisis, 1'663 sont des entreprises. Et Don Ciotti et Libera poussent en cette fin d'année un cri d'alarme: sur plus de 1'600 sociétés confisquées depuis 1982, seules 35 sont encore actives aujourd'hui. Et les grands quotidiens de la péninsule de titrer le "Waterloo des séquestres" et d'écrire noir sur blanc que lorsqu'une entreprise est en mains mafieuses, tous marche parfaitement bien et dès qu'elle se trouve saisie et placée sous un administrateur professionnel, elle dépérit et meurt rapidement. Parmi les "trésors" confisqués aux boss mafieux, on trouvera l'Hotel San Paolo de Via Messina à Palerme, l'entreprise agricole Suvignano Srl à Sienne en Toscane, de 713 hectares et disposant de 13 bâtiments, de 2000 têtes bovines et de 200 porcines, une oliveraie de 5 hectares et une réserve de chasse, le Château de Miasino à Novara (ou connu sous le nom de Villa Brette), ancienne propriété de la société DEUTZIA SRL appartenant au boss Pasquale Galasso, possèdant 30 pièces et un vaste parc ou encore la structure sanitaire Gruppo Villa Santa Teresa appartenant auparavant à l'ing Aiello, évalué à environ 800 millions d'euros et composée de 16 sociétés et divers bâtiments. Tous ces biens, saisis avant 2010, sont soit dans le rouge, soit encore en attente de mise en service (de la communauté). En Calabre, un des plus vastes parc d'éoliennes d'Europe est à l'arrêt, faute de repreneur (ce cas passant également par la Suisse pour les investissements).
Sur les 1'663 entreprises saisies, 88 étaient dans le secteur agricole, il y avait 164 hotels et restaurants, 24 avaient une activité financière, 137 étaient dans les branches immobilières, location, informatique et services aux entreprises, 35 dans le secteur des activités manufacturières, 462 dans le commerce, la réparation de véhicules, les biens personnels et les services à domicile, 23 étaient dans l'extraction minière, 15 dans la pêche, la pisciculture et les services connectés, 6 dans la production et la distribution d'énergie électrique, gaz et eau, 19 dans l'assitance sociale et 60 dans le transport et le stockage.
Les raisons de cet échec, comme l'appel Don Luigi Ciotti, sont multiples. Il dénonce d'abord la bureaucratie, l'indolence et le désintéressement. Il dénonce également la faillite de la vraie lutte antimafia de l'Italie. Mais ce cri d'alarme pose de vraies, de bonnes questions. Des questions qui nous concernent toutes et tous et qui doivent être replacées dans une dynamique actuelle pour tenter d'en comprendre les cause et d'en esquisser les solutions pour les prochaines années.
Une société appartenant à un clan mafieu n'est pas une entreprise comme les autres. Bénéficiant de rentrées provenant d'activités illégales, elle ne craint ni la faillite, ni le crédit. Elle paie ses impôt, son compte bancaire est toujours plein au grand bonheur de son banquier et elle est en constante expansion, gagnant des marchés publics et privés soit à coup d'actes d'intimidation, de violence, de corruption ou de cooptation, soit encore par une concurrence déloyale acharnée sur les prix, faisant travailler des esclaves modernes, ne respectant aucune réglementation sur les assurances sociales, les normes de sécurité, la qualité des produits délivrés, etc. Les conséquences de cette criminalisation de l'économie sont multiples: elles précipitent la faillite des systèmes de welfare, faisant peser des ponctions toujours plus lourdes sur les entreprises qui "jouent le jeu", elles augmentent la réglementation pour éviter ce tels cas mais pénalisent avant tout les entreprises "légales" et les activités réellement productives, elles éjectent des marchés publics et privés les entreprises "légales" par une concurrence effrénée sur les prix, prix qui ont d'autant plus d'importance dans une situation de crise économique et qui ramènent toujours plus de clients, privés ou publics, vers les produits et services les moins chers mais aussi de moins bonne qualité fourni par les entreprises qui ne respectent aucune norme légale. Cette concurrence pousse les autres autres entreprises vers l'illégalité, lesquelles, sans être "mafieuses" au sens strict, sont de plus en plus tentées par les facilités qu'offrent le non paiement de cotisations sociales, la fraude fiscale, la fraude à la TVA, le paiement de salaires au rabais ou l'embauche de salariés sans papiers (et sans droits), la contrefaçon, l'utilisation de matières premières de mauvaise qualité (des enquêtes sur la qualité du béton dans les ouvrages publics en Italie, en France ou en Espagne font assez peur et posent des risques d'effondrement, mais également des problématiques d'amortissement et de pertes financières).
On le voit, les conséquences sont multiples et extrêmement grave non seulement pour notre qualité de vie, mais pour l'Etat de Droit et notre démocratie en particulier. Si nous pensons qu'il est préférable de se contenter d'un job pourri et mal payé tout en se gavant de divertissements calibrés et bourrant nos crânes indolents, c'est malheureusement que nous ne méritons pas notre démocratie. Malheureusement, nos enfants ne l'ont pas choisi. Malheureusement, quand on perd sa liberté, elle doit se reconquérir au prix fort. Il est temps de réagir et de s'impliquer, dans notre pays aussi. Notre forte culture démocratique et participative à fait jusqu'ici barrage aux gros des investissements mafieux dans notre économie, même si elle n'en est pas exempte.
Et comme objectif de notre politique judiciaire pour 2013, serait de mettre en place les outils législatifs nécessaires sur la base de la Loi italienne, qui permette aux pouvoir publics non seulement de confisquer plus largement les biens mafieux ou criminels, mais également de gérer leur réutilisation, en apportant à cette application le génie suisse qui nous caractérise.