Pourquoi le lac Léman vire-t-il soudainement au turquoise en ce moment de l’année?

Vous avez peut-être eu la chance d’apprécier la magnifique couleur vive turquoise du lac Léman en fin de semaine dernière. Le lac n’arbore cependant pas toujours cette couleur caribéenne. En effet, elle témoigne d’un phénomène bien particulier lié à la formation de microcristaux de calcite.

 

Petit point sur l’origine de la couleur de l’eau

Lorsque la lumière du soleil arrive sur une masse d’eau, une partie de celle-ci est réfléchie (env. 15%) et l’autre est réfractée, c’est-à-dire que la lumière pénètre dans l’eau. C’est la lumière réfléchie qui permet parfois au lac de prendre la couleur du ciel (par temps gris, au couché du soleil…) ou d’être brillant. La partie de la lumière qui pénètre dans l’eau va interagir avec les molécules qui la composent. Ces molécules sont l’eau elles-mêmes ainsi que d’autres types de molécules qui peuvent être sous formes dissoutes ou particulaires, de nature minérales ou organiques. Ce sont les algues, les sédiments minéraux, les matières organiques mortes… Les transferts d’énergie engendrés par les interactions lumière/molécules se nomment absorption. Cependant, les différentes longueurs d’onde composant la lumière ne sont pas toutes absorbées de la même manière dans la masse d’eau. Les ondes à basses fréquences (infra-rouge et couleurs allant vers le rouge dans le spectre visible) sont rapidement absorbées comparé à celles à hautes fréquences (ultra-violet et couleurs allant vers le bleu dans le spectre visible). Ces dernières pénètrent donc plus profondément dans la masse d’eau (jusqu’à 100 m). Ce sont elles qui donnent la couleur bleue à l’océan, aux mers et aux lacs [1].

 

La calcite et le turquoise de l’eau

La semaine passée, le lac Léman avait une couleur turquoise vive. Cette couleur était liée à la précipitation de microcristaux de calcite. C’est un minéral de couleur blanche composé de calcium et de carbonates (CaCO3). Ce sont eux qui ont “modifié” la couleur du lac. Il est intéressant de constater que la couleur s’atténuait au fil des jours. Ceci indique que la formation de calcite est impulsive et éphémère, puisque le lac prend rapidement une couleur vive qui s’atténue les jours suivants. Que se passe-t-il alors? Un groupe de chercheurs de l’université de Lausanne a tenté de comprendre les mécanismes qui déclenchaient ce phénomène [2].

Photos prises depuis Clarens en direction des Grangettes le dimanche 29 mai 2022. Le lac arborait de belles couleurs turquoises (N. Diaz).

 

D’abord, il faut savoir que pour optimiser la formation de la calcite, il faut que ses composés calcium et carbonates soient présents dans l’eau en trop grande quantité (sursaturation), que l’eau soit basique (pH > 7) et chaude, et que des particules faisant office de points de cristallisation (soit, points “d’accroche”) soient disponibles en grande quantité. La présence nécessaire de calcium et de carbonates dans l’eau explique pourquoi le phénomène se produit lorsque la géologie du bassin versant est composée en une certaine proportion de calcaire (roche sédimentaire riche en calcite notamment). Les eaux qui érodent ce type de géologie vont être non seulement riches en calcium et carbonates, mais aussi basiques (pH > 7), un second facteur favorable à la formation de la calcite. Le lac Léman se trouve justement dans cette situation géochimique optimale.

Pourtant cela ne suffit pas puisque le phénomène de formation de la calcite est impulsif et éphémère. Il faut donc d’autres déclencheurs. Il est constaté que ce phénomène se produit plutôt à la fin du printemps lorsque les températures augmentent. Cela engendre deux points importants:

  1. Un réchauffement des eaux de la surface du lac.
  2. Une augmentation de la proportion des eaux de fontes d’origine nivo-glaciaires dans le Rhône, qui est le principal affluent du lac. L’augmentation de cette proportion s’accompagne d’une charge sédimentaire (turbidité) plus importante.

Ainsi, les eaux turbides du Rhône vont arriver dans des eaux riches en calcium et carbonates, basiques et chaudes du lac Léman. C’est à ce point de rencontre et de mélange que les conditions semblent optimales pour enclencher la formation de microcristaux de calcite qui trouvent alors leur point “d’accroche” sur les sédiments amenés en grande quantité par le Rhône. La formation de calcite s’arrête lorsque le calcium et les carbonates ne se trouvent plus en trop grande quantité dans l’eau, soit que l’eau ne soit plus sursaturée. Dès lors, les microcristaux de calcite fluant dans le lac vont soit sédimenter, et donc couler au fond du lac, soit être emmenés par les courants du Rhône à travers le lac sur un certain périmètre. L’image satellite ci-dessous illustre la dispersion des eaux turquoises (depuis la droite du lac) dans les eaux généralement bleues du lac (vers la gauche).

Photo satellite prise le 29 mai 2022 par le satellite sentinelle 2. Il est possible de voir sur cette image la couleur turquoise que prend le lac depuis l’embouchure du Rhône à droite du lac. Les eaux turquoises se dispersent ensuite vers la gauche jusqu’à s’atténuer complétement (photos disponibles gratuitement ici: Home Page – CREODIAS).

 

Références

1: Frigerio J.-M., 2015. L’eau à découvert. Chapitre 14: Propriétés optiques de l’eau. CNRS Editions, p. 74-75.

2: Escoffier, N., et al., 2022. Whiting events in a large peri-alpine lake: Evidence of a catchment-scale process. Journal of Geophysical Research: Biogeosciences, 127, 1-21.

Manières d’habiter la Terre. L’exemple des termites champignonnistes de la savane.

« Empreinte carbone » ou « impacts des activités humaines » sont des formules fréquemment entendues, lues ou débattues. Les manières d’habiter la Terre de l’humain moderne peuvent se révéler toxiques et pollueantes pour les sols, l’eau et l’air. Cependant, en observant le monde vivant et ses milliards de manières d’habiter, il s’avère que modifier ou impacter son environnement est le propre même de la vie. Il existe sur Terre une interaction symbiotique vielle de 31 millions d’années: celle entre un termite et un champignon. Pour survivre dans la savane, ils se sont alliés amenant les termites à développer l’agriculture, la maçonnerie ou encore l’ingénierie hydrique. Aujourd’hui, les termites champignonnistes occupent des fonctions écologiques importantes à l’échelle de l’écosystème. Dans leur manière d’habiter, ils participent aussi à la résilience des milieux de savane. Cet exemple invite l’humain moderne à questionner ses propres manières d’habiter la Terre et à retrouver sa place au sein de la communauté du vivant.

 

Photo: Écosystème de savane avec une strate herbacée dominante et une strate éparse d’arbustes et d’arbres. Dépression de Mababe au nord-est du delta de l’Okavango au nord du Botswana durant la saison sèche (N. Diaz, mai 2016)

 

En novembre dernier, une publication analysant plus de 140 études scientifiques sur des espèces de termites champignonnistes de la sous-famille des Macrotermitinae est parue dans Earth-Science Reviews (1). L’objectif de cette analyse était de mettre en évidence la capacité des termites champignonnistes à modifier leur environnement physique et biogéochimique dans les milieux de savane. 

 

Termitière dans un milieu de savane, Enclave de la Chobé, Botswana (crédit photo: John Van Thuyne)

Histoire de l’interaction symbiotique entre les termites et les champignons 

La pratique de l’agriculture serait apparue chez les fourmis, les termites et les coléoptères à Ambrosia, durant le Paléogène (66.0 – 23.03 millions d’années). La découverte d’une culture de champignons fossilisée en Tanzanie permet de préciser l’origine de l’interaction symbiotique entre les termites de la sous-famille des Macrotermitinae et les champignons du genre Termitomyces. Elle serait africaine et vieille de 31 millions d’années (2). Cet âge coïnciderait avec l’expansion des savanes en Afrique. 

Aujourd’hui, cette ancienne alliance montre qu’elle a eu du succès dans les milieux de savane. D’une part, les termites champignonnistes sont dominantes parmi toutes les espèces de termites présentes dans ces milieux. D’autre part, leur rôle est primordial à l’échelle de l’écosystème, puisqu’ils sont les principaux décomposeurs des matières organiques produites (3). 

 

À la conquête de la savane africaine 

La savane africaine est un écosystème terrestre caractérisé par des températures élevées et l’alternance d’une saison sèche et d’une saison pluvieuse. Cependant, le champignon du genre Termitomyces est adapté à un climat humide et chaud comme dans la forêt humide tropicale. Il ne survivrait donc pas seul dans les savanes africaines. C’est là qu’intervient l’ingéniosité des termites. 

Les termites choisissent le lieu où s’installer par rapport à la profondeur de la nappe d’eau souterraine. L’eau doit rester accessible mais ne doit pas inonder la surface. Dans ces conditions hydriques optimales elles vont commencer à bâtir leur foyer et celui du champignon: la termitière. Les termites sélectionnent les particules les plus fines des sols alentours pour leur structure. Pour les trouver, elles peuvent creuser à plus de 100 cm de profondeur et brasser jusqu’à 1 t/ha/an de sol. Afin de lier les particules entre elles et rendre la structure résistante, elles utilisent leur salive comme une colle. Les fondations de leur bâtisse sont constituées de matériaux riches en minéraux argileux qui serviront à créer une réserve en eau. La présence de cette eau ainsi que la morphologie de la termitière créent une circulation interne d’air. Ceci leur permet de contrôler la température et l’humidité de manière à ce qu’elles soient optimales pour la survie de leurs cultures de champignons. En d’autres termes, les termites champignonnistes ont conquis les milieux de savane semi-arides en reconstituant, au sein de la termitière, un microclimat forestier humide tropical. N’est-ce pas du pur génie ? 

En échange d’un habitat, les champignons vont aider les termites à se nourrir. Le genre Termitomyces est un champignon qui fait partie du groupe des pourritures blanches. Les pourritures blanches sont très importantes dans tous les écosystèmes terrestres. Elles regroupent des champignons ayant un système enzymatique unique capable de dégrader la lignine, une biomolécule très complexe. Elle est l’un des principaux composants du bois avec la cellulose et les hémicelluloses. Elle se trouve aussi en différentes proportions dans les feuilles et les tiges herbacées. Les pourritures blanches sont donc essentielles dans la chaîne de décomposition des matières organiques végétales. En décomposant la lignine, elles rendent disponibles les autres biomolécules plus faciles à décomposer pour les autres organismes, comme les termites. Les débris végétaux sont donc ramenés par les termites aux cultures de champignons à l’intérieur de la termitière. Ceux-ci vont prédigérer les aliments les rendant comestibles pour les termites. C’est ainsi que les termites champignonnistes sont les principaux décomposeurs ou recycleurs des matières organiques produites dans les écosystèmes de savane.

Termitière dans un milieu de savane, Dépression de Mababe, Botswana (crédit photo: Eric Verrecchia)

Les termites champignonnistes créent des îlots de fertilité et de la résilience pour la savane 

En comparant la terre de la termitière avec celle d’un sol plus éloigné, des différences physiques et géochimiques peuvent être mises en évidence. Les termites favorisent les particules fines et riches en argiles minérales pour leur construction. Les types de minéraux argileux sélectionnés ou formés par la salive des termites lors de la construction, ont des propriétés chimiques particulières. Ils peuvent fixer l’eau, ainsi que des éléments alcalins comme le calcium, le magnésium, le sodium ou le potassium. Cette capacité de fixation permet une diminution de l’acidité de la terre composant la termitière. Finalement, l’apport régulier de matière organique végétale par les termites et leur décomposition par les champignons engendrent un enrichissement en éléments nutritifs. La terre au sein de la termitière contient relativement plus de carbone, d’azote et de phosphore que la terre du sol éloigné.

La termitière est aussi soumise à l’érosion. Ainsi, la terre de la termitière moins acide et enrichie en particules fines, en argiles minérales, en eau et en éléments nutritifs est fréquemment redistribuée sur un rayon plus large que la termitière elle-même. Cela engendre une fertilisation du sol alentour créant un îlot de fertilité attirant des plantes et des animaux qui ne s’installeraient normalement pas à cet endroit. Il est intéressant de noter que même si la termitière est abandonnée, elle continue d’être un îlot de fertilité encore longtemps. Une relique de termitière au Ghana aurait été datée à 4000 ans. La capacité du sol des termitières à garder l’eau a aussi un effet positif sur le milieu en le protégeant contre les feux et la désertification. La multiplication des termitières construites, reconstruites et abandonnées amènent de l’hétérogénéité et de la biodiversité dans le paysage. La manière des termites champignonnistes d’habiter participe ainsi à l’augmentation de la résilience des écosystèmes de savane.

 

Réflexion philosophique sur les manières d’habiter la Terre 

La vie cherche à modifier son environnement pour s’y adapter et survivre. Les stratégies employées semblent d’une richesse telle que les scientifiques n’ont certainement ni tout vu, ni tout décrit, ni tout compris. L’acte de “modifier l’environnement” pourrait donc être vu comme une forme d’intelligence. Ainsi, l’humain ne serait ni une tare, ni une exception dans l’Histoire du vivant. Il serait une des voies ou une des histoires parmi toutes les autres. Plus encore, cette histoire humaine se déclinerait en autant d’histoires qu’il y a de manières humaines d’habiter la Terre. Tout comme il y existe d’autres récits chez les termites. 

Ces milliards de milliards d’histoires vivantes diffèrent dans leur durée. Celle des termites champignonnistes dure au moins depuis 31 millions d’années. Que faut-il pour qu’une histoire vivante soit durable? Dans le cas des termites champignonnistes, les effets des modifications biogéochimiques et physiques du sol sont utiles aux autres vivants et à l’écosystème. Il semblerait donc que les effets positifs doivent contrebalancer suffisamment les potentiels effets négatifs.

L’humain moderne, dans ses manières d’habiter, a plutôt tendance à prélever sans redonner. Cela engendre un déséquilibre et favorise l’émergence d’effets négatifs. Le philosophe et chercheur Baptiste Morizot décrit cette attitude comme un manque de diplomatie envers les vivants non-humains et la Terre (4). Cela se traduit dans ses manières d’occuper l’espace. L’humain moderne bétonne les sols, canalise les rivières, artificialise et exploite excessivement son milieu. Il laisse très peu de place aux autres vivants et néglige son environnement. Plusieurs crises se mettent alors en place autour de lui.

Comment l’humain moderne en est-il arrivé là? Une des explications pourrait se trouver dans l’héritage d’une vision dualiste du monde, celle qui oppose la nature à la culture (5, 6, 7). Cette cosmologie occidentale postule qu’il y a d’un côté un monde des humains, qui vivent en société fermée, et de l’autre un monde de la nature, constitué de matière et de non-humains. La nature apparaît comme un décor passif pour les activités humaines. Se croyant donc extrait de son environnement et de la communauté du vivant, l’humain moderne habite sans se préoccuper, ni partager, autrement dit, comme un bien mauvais diplomate.

Finissons-en avec ce leurre. La nature ça n’existe pas. À la place il y a une Terre. Celle-ci abrite de multiples vivants qui se partagent des territoires. Ils modifient cette Terre créant une multitude de mondes ou d’écosystèmes qui interagissent, s’entremêlent et évoluent depuis au moins 2.8 milliards d’années. L’Humain, de la famille des hominidés, du genre Homo (environ 2 millions d’années), l’espèce Homo sapiens (environ 300 000 ans), est l’un de ces vivants avec ses propres histoires évolutives. Il fait ainsi partie de la toile du vivant et a certainement sa place sur Terre.

Aujourd’hui, tous les signaux sont là pour inviter l’humain moderne à repenser ses manières d’habiter la Terre. Comme le suggère l’exemple des termites champignonnistes, engendrer des effets positifs ou partager les “bénéfices” semble être une des clés pour rendre l’histoire durable.

 

Références 

1 : Van Thuyne, J. and Verrecchia, E., 2021. Impacts of fungus-growing termites on surficial geology parameters: A review. Earth-Science Reviews, 223, 103862, https://doi.org/10.1016/j.earscirev.2021.103862 

2 : Roberts, E. M., et al., 2016. Oligocene Termite Nests with In Situ Fungus Gardens from the Rukwa Rift Basin, Tanzania, Support a Paleogene African Origin for Insect Agriculture. PLoS ONE 11(6): e0156847. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0156847 

https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0156847#pone.0156847.ref008 

3: Aanen D. K. and Eggleton, P., 2005. Fungus-Growing Termites Originated in African Rain Forest. Current Biology, Vol. 15, 851-855, https://doi.org/10.1016/j.cub.2005.03.043 

4: Morizot, B., 2018. Sur la Piste animale. Éditions Actes Sud, Arles, France. Voir aussi l’interview sur France Culture.  

5: Descola, P., 2005. Par-delà nature et culture. Essais Folio, éditions Gallimard, Italie 

6: Latour, B., 2015. Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique. Editions La Découverte, Paris 

7: Charbonnier, P., Latour, B., Morizot, B., 2017. Redécouvrir la terre. Dialogue. TRACES, 33, 227-252, https://journals.openedition.org/traces/7071 

Sols et alimentation. Les fausses promesses de l’agro-industrie.

Feeding a hungry planet. Voici la raison d’être du géant agro-industriel Bayer-Monsanto. Leurs solutions biotechnologiques et commerciales sont les conséquences de la modernisation de l’Occident. Grâce à la libéralisation des échanges internationaux lors des dernières décennies cette modernisation s’étend désormais mondialement. Cependant, quels sont les revers d’une telle promesse? Qu’a-t-on à perdre en délaissant des savoir-faire agricoles millénaires? Homogénéiser des pratiques sur des environnements et notamment des sols si diversifiés ne paraît-il pas contre-intuitif? Des méfaits de l’agro-industrie sur l’environnement et la santé humaine sont constatés. Il semblerait que les agriculteurs traditionnels et artisans, loin d’être des paysans d’un autre âge, soient les porteurs d’une transition agroécologique nous permettant d’aller vers des systèmes agricoles plus durables.

 

Fertilité des sols et enjeux

Il s’agit d’abord de bien comprendre ce que sont les terres agricoles fertiles. La fertilité d’un sol représente sa capacité à nourrir des plantes. Les sols sont cependant très diversifiés [1] et donc, ils ne sont pas tous égaux dans leur capacité à stocker des nutriments. Les plantes ont également des besoins nutritifs variables. Ainsi, tout en écartant les milieux aux conditions vraiment difficiles (très haute altitude et/ou latitude, par exemple), chaque surface de sol sera “fertile” pour un panel de plantes donné. Pour rendre les choses plus complexes, les plantes vont elles-mêmes participer à l’évolution physique, chimique et biologique du sol sur lequel elles s’installent et donc impacter sa fertilité. Cela se fera, entre autres, par l’action de leurs racines ou par l’apport de matière organique. La fertilité d’un sol n’est donc pas figée mais évolue dans le temps.

La notion de fertilité des sols est donc un concept. C’est une idée qui regarde le sol du point de vue de la plante. Les sols agricoles fertiles représentent ainsi les surfaces de terres capables de faire croître des plantes qui nourrissent les populations humaines. Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture ou FAO [2], les terres agricoles sur terre sont estimées à 5 milliards d’hectares, soit 38% des terres émergées. Un tiers de ces terres sont cultivées et deux tiers sont consacrées aux prairies et à la pâture d’animaux d’élevage. La FAO estime aussi qu’avec l’augmentation de la démographie, engendrant une hausse de la demande en denrées alimentaires et une hausse de la pression anthropique sur les sols (pertes de surface par l’urbanisation ou augmentation de la pollution, par exemple), la superficie des terres cultivées par habitant a diminué de près de la moitié entre 1961 et 2016.

C’est dans ce contexte que les pratiques agricoles se sont technicisées. Elles seraient l’aboutissement, dans les dernières décennies, d’une transition entre un vieil Occident traditionnel et rural vers un Occident moderne et urbain [3].

 

Lien entre sols agricoles fertiles et le secteur agroalimentaire industriel

Ainsi, la combinaison de ces deux facteurs, que sont (1) la proportion limitée des terres agricoles fertiles et (2) l’augmentation de la demande en nourriture, rend la situation inquiétante. Il est intéressant de voir que la raison d’être de Bayer-Monsanto, un géant de l’agroalimentaire industriel, est fondée sur cette peur. Sur leur site internet [4], une des pages a pour titre: Feeding a hungry planet. Le message est clair: la planète a faim et nous, Bayer-Monsanto, nous avons les solutions pour la nourrir. Comment?

Une de leur mission est notamment d’assurer la sécurité alimentaire en utilisant le moins de surfaces agricoles possible. Pour se faire, ils promeuvent le couplage d’organismes génétiquement modifiés (OGMs) et de pesticides [5, 6]. Cette démarche lie la production d’une variété de plante (une graine) avec l’utilisation d’un intrant chimique (un herbicide). Ce dernier ne sera généralement pas néfaste pour la variété de plante produite par Bayer-Monsanto. Leur argumentaire est donc que les rendements de la plante cible seront si bons que sa production pourra se faire sur des surfaces de terre plus petites. Le laboure sera aussi moins nécessaire car les plantes invasives seront déjà éradiquées par l’intrant chimique. C’est ainsi que Bayer-Monsanto peuvent avancer qu’ils agissent, entre autres, pour la protection des sols.

 

Revers de médailles et fausses promesses

Parfait donc? Comme le montre un article publié par l’académie suisse des sciences naturelles [7], ce modèle agro-industriel mondialisé engendre une perte alarmante de l’agrobiodiversité, c’est-à-dire la diversité biologique alimentaire et agricole. L’agriculture industrielle nous emmène vers un monde homogène. Ce que nous produisons aujourd’hui, et donc ce que nous mangeons, est nettement moins diversifié qu’autrefois. Sur les 7000 espèces végétales cultivées au fil des siècles passés, seules 80 espèces contribuent actuellement à notre alimentation. Ainsi, la moitié des calories végétales provient de trois espèces seulement: le riz, le maïs et le blé. Et 93% de la production de viande provient de quatre espèces animales: le porc, la volaille, le bœuf et le buffle.

Préserver l’agrodiversité est cependant fondamental. Elle assure la résilience des agrosystèmes face aux pressions externes (espèces invasives, sécheresses, par exemple) et donc la sécurité alimentaire. Elle permet d’avoir une alimentation variée et saine. Elle bénéficie aux autres espèces vivantes en leur offrant des habitats et/ou de la nourriture (insectes, oiseaux, faune du sol, etc.). Elle reflète aussi un savoir-faire agricole riche et adapté aux conditions locales acquis sur des millénaires.

En Suisse, par exemple, la pression économique favorisant les grandes exploitations aurait fait disparaître sur 40 ans quatre exploitations et douze agriculteurs par jour en moyenne [8]. Francis Egger de l’Union suisse des paysan réagit:

Chaque fois qu’une exploitation disparaît, c’est une part importante du patrimoine et du savoir-faire régional qui s’en va avec.

Les sols, comme nous l’avons vu, n’ont pas tous la même capacité à stocker des nutriments. L’homogénéisation des pratiques agricoles équivaut à ne pas prendre en compte cette diversité et à être en dissonance avec l’environnement. Or, cette négligence n’est possible que par l’utilisation d’engrais, d’OGMs et de pesticides. Cette stratégie est malheureusement très coûteuse et n’est pas durable car hautement énergivore.

Maintenir une agrobiodiversité permet donc aussi de travailler en accord avec l’environnement et le sol. Aujourd’hui, ce sont les petits exploitants, majoritairement dans les pays du Sud, qui la maintiennent sous forme de pratiques artisanales et de préservation des variétés anciennes. Comme ils sont souvent moins intégrés aux chaînes de valeurs de l’agrobusiness international, ils continuent à utiliser des semences traditionnelles non brevetées et du fumier naturel comme engrais. Et contrairement aux croyances, les rendements sont bons. Sur seulement 24-28% des surfaces agricoles, ils réussissent à produire la moitié des calories mondiales [7]!

 

Le Parc de la pomme de terre regroupe des territoires bioculturels administrés par cinq communautés indigènes andines au Pérou (Pisaq, Région de Cusco). Le projet est dédié à la conservation et à la diversité biologique en moyenne et haute montagne (de 3000 à plus de 4000 m d’altitude). Les savoirs-faire traditionnels permettent de concerver et de cultiver des variétés de pommes de terre très anciennes et diverses (près de 1800 différentes). Projet reconnu à l’échelle mondiale, le parc péruvien était l’un des représentants de la délégation indigène à la COP26. Ils ont pris part à une discussion intitulée “Construire de la résilience à travers les systèmes alimentaires indigènes“. © photos Nathalie Diaz, 2021.

 

Continuer avec un modèle agricole industriel et hautement biotechnologique pour nourrir la planète semble donc non seulement une fausse route mais aussi un cul-de-sac. La crédibilté de ce modèle s’affaiblit dans un monde où les énergies fossiles s’épuisent. En plus des dommages biologiques engendrés, il dévalorise grandement les savoir-faire des agriculteurs du monde entier.

Heureusement, face au modèle agro-industriel, il y a encore des petits exploitants, traditionnels, artisans, loin de l’emprise capitaliste. Contrairement à ce que les industries veulent nous faire croire, leur savoir-faire permet d’avoir des rendements élevés et divers sur des surfaces agricoles moindres. Adaptés aux conditions locales et à leurs sols, ces pratiques bénéficient durablement à l’écosystème et à nourrir sainement et durablement les humains. L’étiquette agro-industrielle feeding a hungry planet, elle, ne semble concerner que quelques affamés du profit.

Aujourd’hui, il est important de défendre et de valoriser l’existence de systèmes agricoles alternatifs au modèle dominant. Ils sont la preuve que respecter la terre et ceux qui la travaillent n’est pas antinomique à la tâche de nourrir les humains. Cette juste valeur retrouvée, ils pourront certainement inspirer les modèles agroécologiques de demain.

 

Références:

[1] Diaz, N., 28.02.2020, Les sols, ces écosystèmes enfouis aux fonctions vitales. Article publié sur le blog Écosystème Terre: la complexe gaïa.

[2] FAO, Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, 07.05.2020. L’utilisation des terres agricoles en chiffres.

[3] Luzi, J., 2009. Une histoire de l’industrialisation de l’agroalimentaire. Commentaires sur Le marché de la faim et Le monde selon Monsanto. Presses de Sciences Po, Écologie & Politique, 38, 43-56.

[4] Bayer AG, Pursuing our purpose: feeding a hungry planet

[5] Bayer AG, The importance of plant breeding.

[6] Bayer AG, Controlling weeds with herbicides.

[7] Rist, S., et al., 2020. La diversité est source de vie: avantages, défis et besoins de l’agrobiodiversité. Swiss academies factsheets, 15:1.

[8] Mestiri, F., Radio Télévision Suisse (RTS) Grand format. 40 ans d’évolution de l’agriculture suisse

Des alliances biologiques dans le sol qui ont des millions d’années. Le cas de l’azote.

Les êtres vivants ont besoin de nutriments pour fabriquer leur biomasse et pour fonctionner. Les stratégies alimentaires ne sont pas toutes les mêmes. Les plantes trouvent leurs nutriments sous forme dissoute dans l’eau du sol, et de là, les nutriments entrent dans la chaîne trophique. Cependant, à la toute base de la chaîne, il y a le sol. Non seulement il est capable de stocker les nutriments, mais en plus, il constitue un habitat pour des dizaines de milliers d’espèces. Dans le but d’optimiser leur accès aux nutriments, certaines espèces se sont alliées ingénieusement. Allons voir une de ces symbioses incroyable développée il y a déjà des millions d’années et dont nous nous inspirons même ! Cette symbiose n’a d’autre but que de fournir la plante en azote, cet élément si indispensable à la vie.

 

Rôle de l’azote

La structure des cellules, l’unité fondamentale de tous les êtres vivants, est majoritairement composée d’oxygène (O), de carbone (C) et d’hydrogène (H). Les cellules ont ensuite besoin d’énergie pour mettre en route les processus métaboliques impliqués dans la synthèse moléculaire. Les molécules impliquées dans le développement, le fonctionnement et la reproduction des organismes (ADN et ARN) et celles impliquées dans la libération d’énergie pour les cellules (AMP, ADP et ATP) sont notamment constituées de nucléotides. Ces unités de construction sont composées d’une base azotée. Aussi, les processus biologiques sont assurés par les protéines qui sont composées de chaînes d’acides aminés liés par des liaisons peptidiques. Chaque acide aminé est constitué d’un groupe amine composé d’azote. Ainsi, l’azote est un élément chimique primordial dans le monde vivant.

 

Pourtant… A privatif Zôt vivant, Azote privé de vie

Ce n’est pas pour rien si Antoine Lavoisier a choisi au 18e siècle le nom de Azote (du grec A privatif et Zôt vivant), qui signifie privé de vie, pour l’élément composant le gaz principal de l’atmosphère terrestre. En effet, 78% de l’atmosphère est composée de diazote (N2), ce qui fait de l’atmosphère le réservoir principal d’azote sur terre. Le diazote est relativement inerte du fait de sa grande stabilité induite par la triple liaison liant les deux atomes d’azote. Dans cet état il n’est donc pas vraiment disponible pour la plupart des vivants, ni pour les plantes, ni pour vous et moi. Comment la vie va-t-elle donc palier à ce problème?

 

Le cycle biogéochimique de l’azote

La biogéochimie étudie le comportement des éléments chimiques du système Terre. Ceux qui s’intéressent aux cycles biogéochimiques étudient le transfert, les transformations, les échanges de ces substances chimiques. Ils voudront savoir les différentes formes qu’un élément chimique (ou une molécule) peut prendre et en quelles quantités elles se trouvent. Ils voudront savoir comment se font les tranferts, transformations et/ou échanges, et donc chercheront à comprendre les processus physico-chimiques sous-jacents (Hedges, 1992).

Lorsque l’on s’intéresse au cycle biogéochimique de l’azote dans les sols, il apparaît rapidement que les bactéries sont au centre de son fonctionnement. En effet, certaines bactéries sont capables de fixer l’azote atmosphérique. C’est-à-dire qu’elles peuvent capter l’azote se trouvant sous forme de N2, le transformer en une forme plus assimilable et ainsi permettre son transfert dans les différentes molécules organiques créées par le vivant. L’azote, sous sa forme organique, peut arriver au sol lorsque les êtres vivants meurent, via les exudats racinaires ou via l’urine des animaux. Une fois dans le sol, toute une guilde de bactéries seront responsables de la transformation de cet azote en différentes formes, qui seront réassimilables par les plantes ou qui retourneront à l’atmosphère ou qui seront exportées par les eaux de ruissellement dans les eaux de surface ou souterraines (Fig. 1).

 

Figure 1: Cycle Biogéochimique de l’Azote dans les sols (par Nathalie Diaz, d’après Frontier et al., 2008 ; Gobat et al., 2010 ; Carné-Carnavalet, 2011)

Le principal réservoir d’azote se trouve dans l’atmosphère sous forme de diazote (N2). Lors d’orage, l’énergie de la foudre peut dissocier les molécules de diazote et une suite de réactions chimiques peut mener à la formation d’acide nitrique (HNO3) qui pourra être emmené au sol par les eaux de pluie. Il pourra alors être disponible pour les plantes sous forme de nitrates (NO3). Le diazote peut aussi être fixé dans la matière organique par les bactéries fixatrices d’azote (il y a d’ailleurs dix fois plus d’azote qui entre dans le sol par ce biais que par la foudre, –> voir ici). Celles-ci sont soit libres, soit en symbiose avec les racines de certaines plantes. L’azote sera alors transféré dans la matière organique (symbolisé par R-NH2). Une fois au sol et via les processus d’ammonification, l’azote de la matière organique pourra se retrouver sous forme d’ammonium (NH4+). Depuis là, l’ammonium peut prendre différentes voies : (i) soit il passera sous forme d’ammoniac (NH3) et se volatilisera dans l’atmosphère, (ii) soit il sera utilisé par les bactéries de type Anammox et il retournera à l’atmosphère, (iii) soit il sera utilisé par les bactéries nitreuses, puis nitriques, et sera oxydé en nitrites (NO2), puis nitrates (NO3) ; c’est la nitrification, (iv) puis finalement, il peut aussi, dans certains cas, être disponible pour les plantes. Les nitrates (NO3) peuvent être assimilées par les plantes ou retourner à l’atmosphère via les bactéries dénitrifiantes. Finalement, les formes d’azotes ammonium, nitrites, nitrates, peuvent être exportés (ou lixiviés) par les eaux de ruissellement dans les eaux souterraines ou de surface.

 

Des plantes qui appellent les bactéries à la rescousse

Les bactéries fixatrices d’azote peuvent soit être libres dans le sol, soit être en symbiose avec les racines de certaines plantes. La fixation d’azote est un processus qui demande beaucoup d’énergie. C’est pour cela qu’il est intéressant pour les bactéries de faire cette alliance. Pour initier une symbiose, les plantes vont entamer un véritable dialogue via des signaux chimiques pour attirer les bactéries fixatrices d’azote. Celles-ci vont répondre en sécrétant une protéine, qui activera une hormone au niveau de la racine des plantes, ce qui induira la formation des petits nodules racinaires capables d’accueillir les bactéries. Dans ce microenvironnement, les conditions nécessaires pour la fixation d’azote sont réunies. En échange de l’azote fixée par les bactéries alors disponible pour les plantes, ces dernières leur fournissent l’énergie nécessaire sous forme de carbohydrates (Gobat et al., 2010; Carné-Carnavalet, 2011).

Les plantes capables de faire ces symbioses sont les légumineuses (Fabacées), comme le trèfle, la luzerne, les haricots, etc, qui s’allient avec les bactéries de type rhizobium, ainsi qu’un grand nombre de plantes non-légumineuses, souvent des plantes ligneuses, comme l’aulne, qui s’allient avec des bactéries actinomycètes de type Frankia (Swenzen, 1996; Gobat et al., 2010; Carné-Carnavalet, 2011).

Figure 2: Nodules racinaires sur un trèfle (photos et montage, par Nathalie Diaz)

 

Des symbioses très anciennes

Récemment, Martin et al. (2017) ont fait une synthèse sur l’origine des symbioses entre les plantes et les microorganismes. Ces associations primitives se sont développées presque tout de suite après que les plantes aient colonisé la terre ferme, pendant l’Ordovicien il y a 443-470 millions d’années. La terre ferme était essentiellement minérale, ainsi, pour vivre dans un milieu si austère, les premières plantes colonisant les terres ont choisi des champignons, dits mycorrhiziens (de Myco champignion et Rhiza racine, pour les aider à se procurer les nutriments. Cette symbiose fonctionne tellement bien qu’aujourd’hui encore, près de trois quarts des espèces de plantes vasculaires font une symbiose avec des mycorrhizes. C’est plus tard, il y a environ 100 millions d’années, avec l’arrivée des angiospermes (plantes à fleurs), que les symbioses entre les bactéries fixatrices d’azote et les racines sont apparues.

 

L’azote et les humains

Le cycle de l’azote a été fortement modifié par les activités anthropiques notamment avec l’arrivée de l’utilisation des fertilisants azotés depuis le début des années 1900. Le procédé d’Haber-Bosch s’inspire des processus bactériens puisqu’il permet la transformation du diazote atmosphérique en ammonium. Mais comme pour les bactéries, cette réaction est très énergivore et aujourd’hui, 1 à 2% de l’énergie mondiale est dédiée à la production de fertilisants azotés. Ainsi, la fixation azotée a plus que doublé depuis les années 60, et ce, surtout en Asie avec la Révolution Verte. Aussi, la combustion des énergies fossiles amène à l’émission d’oxydes d’azote qui peuvent se retrouver au sol par l’acidification des pluies par l’acide nitrique (HNO3).

Ces surplus d’azote ont des impacts avérés, non seulement sur les écosystèmes au niveau des sols et de l’eau, mais aussi sur les traits génétiques des organismes eux-mêmes (Guignard et al., 2017). Souvent, les plantes les plus demandeuses en azote ont été sélectionnées par l’ajout de fertilisants. C’est donc un cercle vicieux et ces processus ont rendu l’agriculture dépendante des fertilisants. Ceci, engendre notamment un coût économique important pour les agriculteurs. Outre les impacts socio-économiques, un excès d’azote entraîne toute une série de dommages environnementaux. En effet, les formes d’azote dans le sol sont facilement mobilisables par l’eau . Ainsi, il a été observé, que dans certains cas, seul 10% de la totalité du fertilisant va réellement resté dans le sol (Gobat et al., 2010). Le reste va se retrouver dans l’eau. Cet excès peut engendrer une eutrophisation des milieux aquatiques. Ce qui signifie leur asphyxie par la perte d’oxygène dissout dans l’eau dû à l’augmentation de l’activité biologique du milieu, et mener donc à la perte de biodiversité mais aussi à la mise en danger de nos sources d’eau potable.

L’impact de l’agriculture sur la qualité des eaux est un problème bien réel mais qui a encore de nombreuses failles dû au manque de coordination au niveau suisse. L’OFEV (Office Fédéral de l’Environnement) cherche néanmoins à améliorer les mesures de contrôle grâce à la création d’une liste d’éléments à évaluer et à un manuel destiné aux autorités compétentes (–> voir ici).

 

Soit, dans une optique d’agriculture durable, il serait important de questionner l’utilisation des fertilisants. Sont-ils réellement indispensables? Il semble qu’ils amènent beaucoup de problèmes tant sociaux, qu’économiques, qu’environnementaux. Questionner leur utilisation semble donc fondé. Surtout que le monde vivant, si on lui laisse l’occasion d’utiliser son ingéniosité, a réglé cette question de l’azote il y a des millions d’années déjà…

 

Références:

Carné-Carnavalet, C., 2011. Agriculture Biologique, une approche scientifique. Editions France-Agricole, France.

Frontier, S., Pichod-Viale, D., Leprêtre, A., Davoult, D., Luczak, C., 2008. Ecosystèmes, Structure, Fonctionnement, Evolution. Editions Dunod, France.

Gobat et al., 2010. Le sol vivant. Bases de pédologie – Biologie des sols. Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne.

Guignard, M. S., , Leitch, A. R., Acquisti, C., Eizaguirre, C., Elser, J. J., Hessen, D. O., Jeyasingh, P. D., Neiman, M., Richardson, A. E., Soltis, P. S., Soltis, D. E., Stevens C. J., Trimmer, M., Weider, L. J., Woodward, G., and Leitch, I. J., 2017. Impacts of Nitrogen and Phosphorus: From Genomes to Natural Ecosystems and Agriculture. Frontiers in Ecology and Evolution, 5: 70, doi: 10.3389/fevo.2017.00070

Hedges, J. I., 1992. Global biogeochemical cycles: progess and problems. Marine Chemistry, 39, 67-93.

Martin, F., Uroz, S., Barker, D. G., 2017. Ancestral alliances: Plant mutualistic symbioses with fungi and bacteria. Science, 356, 819, DOI: 10.1126/science.aad4501

Swensen, S. M., 1996. The Evolution of Actinorhizal Symbioses: Evidence for Multiple Origins of the Symbiotic Association. American Journal of Botanny, 83, 1503-1512.

 

 

 

Les sols, ces écosystèmes enfouis aux fonctions vitales

Le thème du sol et de la vie qu’il abrite concerne l’ensemble de l’humanité, dans toute sa diversité philosophique, culturelle, économique, esthétique ou scientifique. Ivan Illich, 1991

 

Dans une Europe fortement urbanisée et bétonnée, le sol peut passer aux oubliettes. C’est à éviter absolument, car ils sont vitaux et extraordinaires. D’abord, il n’y a pas qu’un sol, mais des sols, qui peuvent prendre des teintes variables, être profonds ou pas, être caillouteux ou très fins. Ils renferment une richesse vivante impressionnante, jusqu’à 10’000 espèces par mètre carré. Cette vie participe entre autres à maintenir la fertilité des sols. Oui, car les sols nous nourrissent. Les Incas avaient raison de lui attribuer une divinité, la Pachamama, la Terre-mère. Allons voir!

 

Qu’est-ce qu’un sol?

Posez-vous la question sur la définition que vous lui donneriez. En effet, elle dépend de l’usage que nous en faisons. Le sol ne sera pas perçu de la même manière par un agriculteur qui laboure son champ, ou par un agent immobilier qui vend du terrain, ou encore par un archéologue qui y cherche des bribes d’histoire. Mais alors, que disent les scientifiques du sol? Car il y en a. Ils s’appellent des pédologues et ils pratiquent la pédologie; la science des sols.

Le sol du pédologue est un système complexe. Pour l’étudier, il doit utiliser une approche systémique, c’est-à-dire, regarder les relations qui existent entre les différents éléments qui le composent. Aussi, il devra appréhender le sol comme un tout et donc avoir une approche holistique (1). Le sol apparaît alors comme une entité ayant des caractéristiques émergentes (2), c’est-à-dire qu’il est un matériau aux propriétés nouvelles (3, 4).

Le sol est la couche la plus superficielle de la Terre (5). Il est à l’interface ou à la limite de différents ensembles, que sont l’air (l’atmosphère), l’eau (l’hydrosphère), les roches (la lithosphère) et le vivant (la biosphère, en incluant l’humain). La rencontre entre ces ensembles va engendrer une multitude d’interactions de natures diverses, biochimiques, physico-chimiques, chimiques… Ces interactions vont permettre des échanges d’énergie et de matière entre ces ensembles (6).

Faisons une parenthèse avec l’exemple de la respiration: elle est un processus d’interactions multiples. En ce moment, vous et moi, sommes en train d’échanger de la matière à l’état gazeux, ici de l’oxygène (inspiration) et du dioxyde de carbone (expiration), avec l’atmosphère qui nous entoure. Cet échange de matière va permettre aux cellules de notre corps de dégrader les glucides que nous avons consommés pour nous fournir en énergie (7). Ainsi, la respiration résulte de l’interaction entre la biosphère et l’atmosphère, mais aussi d’interactions au sein-même de la biosphère, car les glucides consommés proviennent d’autres vivants, végétaux et/ou animaux (nourriture).

De toutes ces interactions, les sols vont naître, se développer, s’éroder, disparaître, à nouveau naître, etc. Les pédologues utilisent le terme de pédogenèse (genèse des sols) lorsqu’ils étudient l’évolution des sols dans le temps. En effet, il en faut du temps, suivant les conditions, cela peut prendre jusqu’à 500 ans pour former seulement 2 cm d’épaisseur de sol (4)! Quand un sol se développe, des couches, les horizons du sol, vont se différencier. Les horizons se succèdent généralement de la manière suivante en profondeur (8):

  • La litière: première couche de matière organique plus ou moins décomposées. Est dite « matière organique » tous composés provenant de résidus végétaux ou animaux (feuilles mortes, brindilles, restes d’insectes, …).

 

  • L’humus: matière organique fine qui résulte de la décomposition partielle de la litière par les organismes du sol (champignons, bactéries, insectes, lombrics, …).

 

  • L’horizon organo-minéral: mélange d’humus et de matière minérale. Est dite « matière minérale » tout ce qui n’est pas organique, autrement dit, tout ce qui constitue les roches et/ou ce qui provient de l’altération d’une roche. L’altération peut être physique – par la fragmentation de la roche en pierres, cailloux, graviers, sables, limons, argiles – et/ou chimique – par la dissolution de la roche par l’eau. Les éléments peuvent alors se recombiner en nouveaux minéraux que l’on nomme les argiles minérales. Dans un sol, il peut y avoir plusieurs horizons organo-minéraux qui se différencient.

 

  • Le matériel minéral parental altéré: il peut être une roche ou un sédiment. Un sédiment est un matériel minéral provenant de roches préalablement altérées, qui a été transporté, puis déposé. Une moraine ou un sable au bord d’une rivière sont deux exemples de sédiments déposés par la glace et l’eau, respectivement. La notion de « parental » indique que le matériau contribuera à la formation du sol.

 

  • Le matériel minéral parental non-altéré: roche ou sédiment.

 

Cette succession d’horizons, leur configuration et leurs caractéristiques varieront selon le contexte climatique (précipitations, températures), topographique (position au fond d’une vallée ou sur une crête), lithologique (type de roche ou de sédiment), biologique (forêt, prairie ou champ cultivé, …), temporel (âge du sol). Sans vouloir entrer dans les détails, la variation, même faible, de l’un ou l’autre ou plusieurs de ces paramètres, va engendrer la genèse d’un sol différent. Ainsi, la diversité des sols est immense (9)!

Ces profils de sols ont été étudié dans la région de Ballens dans le Jura vaudois. Appréciez simplement leur diversité, notez les couleurs et quelques limites, voyez la présence de racines, de blocs, de cailloux, regardez la litière… Observez c’est tout 🙂

 

Un sol sain et fertile est un sol vivant

La propriété qu’ont les sols d’être de la matière organique liée à de la matière minérale est extraordinaire. Ce mélange, pouvant prendre des teintes variées et être différent d’un endroit à un autre, va être le siège de la fertilité. Et cette fertilité est maintenue par la vie! En effet, les sols sont de véritables écosystèmes. Ils sont vivants et abritent une biodiversité incroyable. La richesse des habitats qu’ils peuvent offrir est telle, que plus de 10’000 espèces peuvent se retrouver dans seulement 1 mètre carré de sol (4). Ce sont des espèces appartenant aux plantes (herbacées, ligneux, …), à la macrofaune (fourmis, lombrics…), à la mésofaune (collemboles, mites…), à la microfaune (nématodes, protistes, …) et à la microflore (bactéries, champignons, algues, lichens, …). La présence et la diversité des différentes espèces dans un sol va bien sûr dépendre du contexte, mais leur rôle reste primordial. Ils participent à la formation de l’humus, au mélange organo-minéral et à sa stabilisation, au cycle et au stockage des nutriments, à l’aération du sol, à la bonne infiltration de l’eau à travers le sol, etc. Un sol sain et fertile est un sol vivant. Et c’est ce sol qui peut fournir de la nourriture saine durablement (8, 10).

 

Conscience du sol

En Suisse, 74% de la population est urbaine (11). Dans les centres urbains, un horizon inerte et imperméable sépare la population du sol; le béton. C’est la raison pour laquelle, il semble important de parler du sol dans un tel contexte. Pour ne pas l’oublier. En Suisse, l’urbanisation a augmenté de 23.4% entre 1989 et 2009 et ceci a contribué à 63.5% de la perte des terres arables (12). Cependant, si l’urbanisation imperméabilise et surtout fragmente le paysage, l’agriculture de type intensive engendre aussi des problèmes. En Suisse, l’Observatoire National des Sols (NABO) suit ces problèmes de près, ils sont liés: (i) à l’érosion qui touche 40% des terres assolées – qui sont soumises à la rotation culturale – du territoire helvétique, (ii) à la compaction du sol, qui n’est pas évaluable à l’heure actuelle, (iii) à la pollution aux métaux lourds, comme le cadmium, le nickel, le cuivre, le plomb, (iv) à la présence croissante d’organismes exotiques, … (13). Des mesures de protection des sols sont mises en place par la Confédération (13). La conscience qu’il est primordial de prendre en compte le sol dans l’aménagement du territoire et dans la production agricole, est présente, car des sols malades ne sont pas capables d’assurer la sécurité alimentaire de nos sociétés.

 

Références

1: Ortholang, dictionnaire en ligne, https://www.cnrtl.fr

2: Narbonnes, Y., 2005. Systémique et complexité. Hermès, Paris.

3: Gobat et al., 2010. Le sol vivant. Bases de pédologie – Biologie des sols. Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne.

4: Orgiazzi, A., et al., 2016. Global Soil Biodiversity Atlas. European Commission, Publications Office of the European Union, Luxembourg.

5: Girard et al., 2005. Sols et environnement. Dunod, Paris.

6: Société suisse de pédologie, www.soil.ch

7: N. Campbell, 1995. Biologie. De Boeck, Paris.

8: Schaetzl, R. J. and Thompson, M. L., 2015. Soils. Genesis and Geomorphology. Cambridge University Press.

9: Jenny, H., 1941. Factors of Soil Formation. McGraw-Hill, New York.

10: Russell, D., 2019. Les sols un trésor vivant sous nos pieds. Agence européenne pour l’environnement, Luxembourg.

11: DataBank, online, https://donnees.banquemondiale.org

12: Steiger, U., Knüsel, P., Rey, L., 2018. Utiliser la ressource sol de manière durable. Synthèse générale du Programme national de recherche “Utilisation durable de la ressource sol” (pnr 68); Ed. : Comité de direction du pnr 68, Berne.

13: https://www.bafu.admin.ch/bafu/fr/home/themes/sol.html