Journal d’une invasion

Tel est le titre du nouveau livre de l’écrivain ukrainien Andreï Kourkov paru aux Éditions Noir sur Blanc, Lausanne.

J’ai eu le plaisir de rencontrer à plusieurs reprises Andreï Kourkov : au Salon du livre de Genève, à la Fondation Jan Michalski… Nous avons toujours parlé russe – naturellement, puisque c’est notre langue maternelle à tous deux. En 2016, dans une interview qu’il m’avait accordée, il s’est défini – en rigolant, bien sûr – comme un « optimiste soviétique pathologique » tout en m’expliquant que la situation d’un écrivain russophone en Ukraine (la sienne, donc) était plus avantageuse que celle d’un écrivain ukrainophone : l’audience est plus grande et avec elle les tirages. Le communiqué de presse qui accompagne son nouveau livre le positionne toujours comme « un écrivain ukrainien d’expression russe ». Or le livre, d’abord publié en Grande-Bretagne en 2022 sous le titre Diary of Invasion, est écrit en anglais, une de six langues que maîtrise Kourkov en plus du russe ; Kourkov qui est né dans la région de Léningrad et diplômé de l’Institut d’État de pédagogie des langues étrangèresde Kiev. Ce changement de la langue d’écriture m’a-t-il égratigné ? Bien sûr. Est-ce que je comprends la décision de l’auteur ? Je fais de mon mieux.

Ce nouveau livre, dédié aux soldats de l’armée ukrainienne, est un recueil de notes tirées de son journal personnel et d’autres consignées entre le 29 décembre 2021 et le 11 juillet 2022, dont certaines avaient déjà été publiées en anglais, italien et norvégien dans différents journaux. Dans le fond, il s’agit d’une chronique des six premiers mois de la guerre – six mois qui ont permis à Andreï, comme il le dit lui-même, de mieux comprendre son pays et ses compatriotes. Les Ukrainiens « sont programmés pour vaincre, être heureux, survivre aux circonstances les plus difficiles, pour aimer la vie », écrit-il dans la préface.

Dans la première partie, Andreï Kourkov préserve encore son sens de l’humour : il est difficile de ne pas sourire en lisant ses descriptions du Nouvel-An à Kiev, de la « chasse aux champignons » en Suisse ou de son explication de l’importance de la bonne bouffe dans la vie des Ukrainiens. Mais mon sourire disparaît quand je compare son expérience avec la mienne : le refus de lire les signaux d’alertes envoyés par le gouvernement, la négation de la réalité de la menace militaire et la totale impréparation psychologique à une telle événtualité. « Au début, nous ne comprenions pas ce que c’était la guerre », avoue-t-il, mais au fil des pages, ses pensées et le ton dont il les exprime prennent un virage.

Au début de sa chronique, il évoque d’une manière positive Alexandre Pouchkine, en rappelant que le grand poète russe « était ce qu’on appellerait aujourd’hui un dissident et un prisonnier politique, tout comme d’ailleurs Taras Chevtchenko, le plus célèbre des poètes ukrainiens ». Il nomme le musée Boulgakov de Kiev une « oasis de tolérance », dans le même genre que la maison des Scientifiques ou la maison du Cinéma. Il s’indigne de la position adoptée par l’Église orthodoxe russe. Le 23 février 2022, il note que « rien n’est pire au monde que la guerre » et compte encore rester en Ukraine le lendemain.

« Il était très difficile de croire que la guerre avait commencé », écrit-il le 2 mars ; après quoi le lecteur parcourt avec lui la distance entre Kiev et Lviv : soit 420 km en 22 heures.

« Dans le théâtre de notre mémoire, nous pouvons si bien idéaliser le passé que la nostalgie ne tarde pas à s’installer, même pour les moments que nous n’aurions pas souhaités à notre pire ennemi », témoigne Andreï Kourkov le 5 mars. Il nous parle ensuite du passé de sa propre famille. Les récits de sa grand-mère relatifs aux pogroms antisémites et ceux de sa mère à propos de l’évacuation dans l’Oural en 1941 ne correspondent pas exactement à la narration de son grand-père, un cosaque du Don, « communiste et staliniste ». Il nous raconte aussi comment L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne, alors interdit et déniché par hasard, l’avait poussé à rechercher la vérité sur l’Union soviétique.  Et il nous parle des découvertes qu’il a faites.

Comment ne pas être d’accord avec ce passage du livre d’Andreï Kourkov : « Les crimes du système soviétique contre son propre peuple et contre d’autres peuples sont minimisés, quand ils ne sont pas complètement oubliés. […] Le fait que les crimes du Goulag ne constituent pas un traumatisme historique aujourd’hui en Russie, malgré tous les efforts des activistes de Mémorial et des autres démocrates, démontre que le pays ne s’est pas encore remis de son passé, qu’il souffre d’un analogue du syndrome de Stockholm, qu’il est toujours otage du passé stalinien. C’est comme si les Russes préféraient le tortionnaire qu’ils connaissent à celui qu’ils ne connaissent pas. Ils craignent d’avantage les bourreaux imaginaires, inconnus, étrangers, qui pourraient s’en prendre à eux s’ils n’étaient pas protégés par ceux dont ils ont l’habitude ».

Comment ne pas entendre dans mon propre cœur un écho à l’observation selon laquelle « la guerre sème la mort mais elle réveille aussi l’humanité en nous » ? Je ne peux que deviner à quel point, pour une personne directement impliquée dans les événements tragiques et devenue elle-même « une personne déplacée », il est difficile d’essayer de rester suffisamment objective pour écrire que « cette guerre n’a rien à voir avec la langue russe, que j’ai parlé et écrite toute ma vie » ; pour parler du « sang des soldats russes qui ne savent pas pour quoi ils se battent ; le sang des soldats et civils ukrainiens qui savent que s’ils ne se battent pas, l’Ukraine n’existera plus » ; pour admettre que « toute la Russie ne forme pas un Poutine collectif ». Et pour montrer sa compréhension envers les déserteurs russes qui « partent parce qu’ils ont honte de rester en Russie, ou parce qu’ils ont peur d’être mobilisés. Ils ne veulent pas mourir, pas plus qu’ils n’ont soif de tuer ». Et comment ne pas se poser la question que pose Andreï Kourkov en faisant référence au poète russe Fédor Tiouttchev : Comment comprendre la Russie si l’intelligence n’est d’aucune aide ? Comment ne pas réfléchir aux deux issues possibles de cette guerre qu’il esquisse le 9 mars 2022 : « Il va falloir d’abord chasser les Russes du territoire ukrainien, ou trouver un accord pour qu’ils mettent fin à l’agression et se retirent ».

Le ton de l’auteur continue de changer, de s’assombrir. Sans aucune compassion notable il écrit, le 10 mars 2022, que « la loyauté au monarque est restée une caractéristique essentielle de l’ère soviétique ». Le 13 mars, il prédit que la langue russe va reculer en Ukraine. Il constate que « de nombreux Ukrainiens répudient tout ce qui est russe, y compris la langue, la culture, voir le fait même de penser à la Russie ». Le 13 avril, il confie : « Je crains que la haine pour la langue et la culture de notre agresseur actuel ne perdure plus longtemps ». Le 26 avril, il explique comment les représentants officiels russes cherchent des collaborateurs VIP et souligne que le peuple russe devra répondre des crimes commis en son nom. Deux mois plus tard, le 28 juin, il parle des « vagues de haine » qui « balaient l’Ukraine, poussant les Ukrainiens à rechercher les ennemis intérieurs. […] Trop souvent, celle-ci est dirigée contre les auteurs et intellectuels russophones, qui doivent désormais se montrer trois fois plus patriotes que leurs homologues ukrainophones. Et quand bien même ils y parviennent, ils restent accusés d’être responsables de la guerre puisqu’ils parlent, pensent et écrivent en russe ».

Tel est le résultat de la propagande du « monde russe » par les ambassadeurs de la mauvaise volonté.

Le livre d’Andreï Kourkov est particulier en ce sens que, contrairement à son auteur dont la dernière note date du 11 juillet 2022, le lecteur connaît déjà la suite des événements. Et attend la fin de l’histoire, le cœur serré.

Nadia Sikorsky

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’université Lomonossov. Après avoir passé 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

5 réponses à “Journal d’une invasion

  1. Il me semble qu’avant l’invasion, le peuple ukrainien ne savait pas bien s’il était russe ou non-russe. Cette ambiguïté a permis à Poutine de penser qu’il serait accueilli à bras ouverts. La guerre actuelle va fonder la nation ukrainienne de façon claire et la ranger parmi les pays anciennement soumis à Moscou comme la Pologne, la Roumanie et désormais méfiants sinon hostiles à Poutine. Cependant je ne crois qu’à demi à cette hypothèse. Je crois que la pensée du maître du Kremlin était essentiellement colonialiste. Il voulait accroître sa puissance en s’emparant d’un pays riche, travailleur et courageux. Voyez-vous d’autres motivations pour Poutine? Je conçois qu’un certain nombre de Russes soient dans une opposition plus ou moins consciente, plus ou moins forte à cette pensée (cf l’état d’esprit des soldats). Mais “qui ne dit mot consent”. Si vous ne pouvez agir, analysez pour nous l’opinion russe de la façon la plus poussée possible. Trouvez les idées qui exigent l’action chez les personnes restées dans votre pays, même si les choses ne se mettent en place que très lentement. Je ne connais absolument pas le fonctionnement actuel de la pensée russe et ses paramètres. Mais je fais l’hypothèse que, comme il fait froid et que les distances sont considérables, les discussions entre inconnus doivent être plus rares qu’à Zurich ou Genève. Donc ils se replient certainement sur leur télé qui est un organe de propagande et, au fur et à mesure que le temps passe, ils adhèrent de plus en plus au discours poutinien qui les fait accepter de mourir sans mot dire. Corrigez-moi sans pitié si je me trompe et analysez, s’il vous plaît, le plus profondément possible, pour nous les cheminements actuels des esprits russes d’aujourd’hui pour aider ce pays à retrouver sa grandeur qui est de collaborer avec les autres nations dans la paix générale et le progrès. En outre pour les russophones d’Ukraine il faudra une solution juste et réaliste

    1. Tristement intéressant… Il me semble que la pathologie liée à l’oubli de sa propre histoire, alors que les meilleurs outils existent pour en étudier au moins les rudiments, se répand hélas comme une pandémie dans le monde entier. Au plan des langues, il faudrait instaurer politiquement dès que possible la coexistence de l’ukrainien, du russe et, pourquoi pas, d’autres idiomes. (Sauf erreur VZ est né russophone.) La Suisse pourrait jouer ici un rôle positif, offrir ses services: inviter des responsables dans notre pays, les accompagner dans une visite de nos institutions d’études et de promotion du multilinguisme. Quand une double délégation découvrira que dans les vallées des Grisons, par exemple, des enfants parlent 3 à 5 langues, ça les fera peut-être réfléchir? En attendant merci de vos bons billets. Et félicitations pour vos questions à Giuliano da Empoli le 12 mars!

    2. Merci pour votre commentaire. Mon billet concerne un livre que je vous invite à lire. Un plongeon dans la pensée russe serait un tout autre sujet 🙂

      1. Excusez-moi, je ne crois pas avoir parlé de plongeon dans la pensée russe… Je suggère simplement que les parties en guerre cessent le plus vite possible d’achopper “en plus” sur la question de la langue, comme si aujourd’hui il serait encore possible de fonder une nation – projet au demeurant obsolète – en s’attachant à une langue unique. La Suisse a accueilli à l’époque l’une ou l’autre délégation culturelle de pays d’ex-Yougoslavie en construction dans cette perspective, et cela s’est révélé profitable.

        1. Chère Madame,
          Oui, bien sûr. Et ma réponse n’a pas été adressée à vous, mais au commentateur “Martin”. Je ne sais pas pourquoi ma réponse à votre premier message n’a pas été affichée. Je suis d’accord avec vous: les Russes comme les Ukrainiens ont beaucoup à apprendre de la Suisse dans le domaine de la gestion des langues.

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