Mikhaïl Prichvine, oublié et magnifique

À l’école soviétique comme à l’école russe d’aujourd’hui, l’œuvre de Mikhaïl Prichvine (1873-1954), celui qu’on appelle le fils tardif de l’Âge d’argent de la littérature russe, est enseignée en 5e ou 6e année. Rares sont ceux qui retournent plus tard à cet auteur. Moi aussi, je suis restée avec l’image d’un écrivain amateur et chantre de la nature, auteur d’innombrables histoires de petits écureuils, lapins, hérissons et autres attachants habitants du Cellier du soleil. On peut supposer qu’il a hérité de cette passion pour la nature de son père : Mikhaïl Prichvine senior élevait des trotteurs d’Orel, cultivait des fleurs et des arbres fruitiers ; il adorait la chasse. Hélas, plus encore il adorait les jeux de cartes : il dut vendre son élevage de chevaux et mettre en gage son domaine pour pouvoir payer une dette. Il est mort paralysé et ruiné alors que Micha, son cadet et le cinquième de ses enfants, n’avait que cinq ans. Bravo à sa mère, qui, endettée jusqu’au cou, assura à tous les cinq l’opportunité de faire études supérieures. Les enfants pardonnent facilement. Ainsi, beaucoup plus tard, dans son roman intitulé La Chaîne de Kachtcheï, Prichvine dressa une image émouvante de son père qui lui dessinait des castors bleus – symbole d’un rêve inatteignable.

Dans son enfance, rien n’annonçait à Mikhaïl Prichvine un avenir glorieux. Au gymnase au cœur d’une province russe, il mit six ans à accomplir le programme des quatre années requises, ce qui lui valut la remarque « cas désespéré » dans son dossier scolaire de 1884. Néanmoins, ce n’était pas en raison de ses notes, mais de sa mauvaise conduite qu’il se vit renvoyer : il eut l’audace de parler effrontément à son professeur de géographie Vassili Rozanov, le futur philosophe orthodoxe et critique littéraire bien connu. Prichvine poursuivit pourtant ses études – d’abord à Riga, à l’Institut de technologie, puis à l’Université de Leipzig où, en 1902, il obtint un diplôme d’agronome. Journaliste militaire pendant la Première Guerre mondiale, Prichvine avait commencé, en 1898, à écrire pour des magazines, et Sachok, son premier récit, fut publié en 1906. Dans les années 1920 il subit de la part de l’Association russe des écrivains prolétariens des critiques d’une vigueur telle qu’il considéra sérieusement la possibilité d’abandonner la littérature et de redevenir agronome. Heureusement, l’Association, dont les meneurs ne laissèrent aucune trace mémorable dans la littérature, fut dissoute avant même qu’il mît à exécution son intention. Aucune des grandes œuvres de Prichvine écrites dans les années 1940 ne fut publiée de son vivant – la censure soviétique les considérant comme dangereuses. Ses Œuvres en six volumes parurent post mortem ; les deux derniers volumes sont entièrement composés d’inédits.

Un grand merci aux Éditions Noir sur Blanc pour la découverte que nous réserve le volume des œuvres de Prichvine paru sous le titre Le Pèlerin noir et autres récits – découverte d’un auteur dont le talent est autrement plus grand et varié que ce que nous avait fait comprendre le programme scolaire russe. Nous y trouvons Prichvine en fin connaisseur de la nature, certes, mais également en philosophe et poète, en voyageur hors des sentiers battus, en témoin sensible de son temps dont il observe les détails cachés à un regard superficiel. En outre, nous y trouvons un homme solitaire et malheureux pour qui la nature constitua un refuge à une vie conjugale privée d’amour – exception faite des derniers quatorze ans passés avec Valeria Liorko, apparue un beau jour dans son bureau pour assumer les fonctions d’une secrétaire littéraire. Il y eut affinité…

Le volume contient trois récits entrecoupés par des extraits du journal intime de Prichvine qu’il tint secrètement pendant presque cinquante ans. Le Pèlerin noir (1910) est né d’un voyage chez les nomades de l’Asie centrale : aujourd’hui encore, la plupart de mes compatriotes le trouveraient aussi exotique que vous, les « étrangers ». Un récit magnifique, profondément poétique, dans lequel la description de la nature mêle références bibliques et légendes locales et qui donne une bonne idée des mœurs des habitants de la steppe kirghize. Je tiens à souligner que la langue de Prichvine – pittoresque, puisant dans plusieurs dialectes et remplie de termes ethnographiques – est par moments difficile, même pour un(e) russophone. Toutes nos félicitations donc à Yves Gauthier pour son travail remarquable ainsi que pour la préface très instructive qu’il a également signée.

Ginseng, ode amoureuse à la taïga russe, fut le résultat d’un autre voyage, cette fois en Extrême-Orient. L’auteur se réfère à ce texte achevé en 1933, comme le seul ayant été écrit « en toute liberté ». Effectivement, ce conte de fée écologique est en totale dissonance avec les canons du réalisme soviétique imposés à l’époque à tous les créateurs.

Mais j’ai été surtout impressionnée par le récit Le Calice d’ici-bas, œuvre d’une beauté exquise ainsi que document historique unique. L’action se déroule au « XXe siècle, an 19 », deux ans seulement après la révolution bolchévique, dans « un palais de style empire » – un domaine de maître converti en « musée de la vie quotidienne domaniale ». Quel mélange de nostalgie et d’ironie ! Je l’avoue : je suis contente de ne pas l’avoir lu plus tôt, car seule l’expérience vécue permet de l’apprécier à sa juste valeur. Voici un passage à faire vibrer autant Greta Thunberg que tous les spécialistes de la Russie :

« Au seul mot de “liberté”, des millions de Russes se sont empressés de se tailler une nouvelle croix, comme s’ils n’avaient pas assez enduré jusque-là ! En deux ans à peine, les forêts ont été tellement défigurées, obstruées par les ramures et les cimes, que l’herbe et les fleurs n’ont pas repoussé et qu’il est devenu impossible d’aller aux baies et aux champignons, que les lacs, désertés, se sont vidés de leurs poissons, engorgés par les bombes des soldats, et que les oiseaux se sont dispersés… […] Il n’y a plus que le ciel, commun à tous et inaccessible, qui continue de rayonner sur l’immondice. […] Je ne dis pas juste ? Mais il est vrai que la Russie se présentait comme un désert avec des oasis ; les oasis ont été abattues, les sources ont tari, et le désert est devenu impénétrable. La Russie… Ou peut-être n’est-ce là qu’un sentiment du passé ? Mais quel passé avons-nous ? Le peuple de Russie est immuable dans sa façon de vivre. L’histoire du pouvoir sur le peuple russe ? L’histoire des guerres ? Une immense majorité du peuple russe ne se soucie ni du pouvoir ni des guerres qu’on se fait. L’histoire de la souffrance de l’être conscient, ou bien l’histoire de la Russie ? Oui, c’est l’histoire de la Russie, mais quand finira-t-elle enfin, cette horrible histoire ? »

Bonne question, et on ne peut plus d’actualité ! De nos jours, de telles réflexions vaudraient à leur auteur d’être taxé d’« agent de l’étranger » ! Et pourtant Prichvine écrit dans son journal intime, le 16 octobre 1909 (hélas, cet extrait est absent de l’édition en question ; je l’ai trouvé dans l’édition originale russe) : « La Russie ! ma patrie, ma chère, chère patrie… Ici seulement, sur les bords violets du lac salé ai-je réalisé que je t’aime, que tu es splendide… » Comment ce regard parfaitement lucide sur la Russie peut-il coexister avec un amour sans limite ? Il est difficile de le comprendre, de le concevoir, et pourtant, c’est ce que nous vivons aujourd’hui, moi-même et tant de mes amis…

Mais terminons en beauté, sur une note poétique extraite du même journal et datée du 29 décembre 1909 : « Si un jour les étoiles venaient à tomber du ciel sur la terre, quel ennui, quelle épreuve ce serait »…

Nadia Sikorsky

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’université Lomonossov. Après avoir passé 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

4 réponses à “Mikhaïl Prichvine, oublié et magnifique

  1. Fameuse initiative, que celle de rendre hommage à Mikhaï Prichvine – un des écrivains russes du début du XXe siècle les plus inventifs, éblouissants et percutants qu’il m’ait été donné de lire aux côtés d’Andreï Platonov et de Vsevolod Ivanov. À travers les trois récits que compte ce Pèlerin noir, Prichvine, amoureux fou et chantre du Vivant, enthousiaste immodéré des cultures et particularités propres à chaque peuple qu’il croise à travers la vaste Sibérie, fait preuve d’innovations stylistiques étourdissantes. Quant aux extraits de son journal… On rêverait que l’excellent traducteur nous en offre à connaître de bien plus larges pans.

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